Polypodium vulgare agg.

Lave émaillée de Françoise Willer

11/12/2023 Récemment, une amie naturaliste et artiste dessinatrice au grand talent, Françoise Willer, m’a offert une lave émaillée représentant une fougère, le polypode. Vu la qualité de la représentation, je me dis qu’il faut honorer ce superbe cadeau en consacrant une chronique à cette fougère commune et facile à reconnaître.

Polypode(s)

Avant de s’immiscer dans l’intimité du polypode, il me faut d’abord faire une mise au point scientifique. En effet, les ptéridologues (les spécialistes des fougères) distinguent en France trois espèces de polypodes très proches. Leur identification s’avère complexe car elle ne peut être sûre qu’en recourant à des critères microscopiques : il faut observer les sporanges, ces minuscules boules pédonculées qui renferment les spores et qui sont groupées en paquets denses, les sores sur la face inférieure des frondes (les feuilles des fougères). On peut presque parler d’espèces jumelles qui, en plus, s’hybrident allègrement, avec des hybrides stables formant des populations.

Le polypode du Pays de Galles (Polypodium cambricum) peut se distinguer à ses frondes moins de deux plus longues que larges alors que le polypode vulgaire (P. vulgare) et le polypode intermédiaire (P. interjectum) ont des frondes nettement plus allongées. Nous n’irons pas plus loin ici dans les critères distinctifs : consultez une flore spécialisée comme flora Gallica (Ed. Biotope) si vous voulez aller plus loin.

Comme notre chronique va s’attacher à parcourir la biologie des polypodes, nous allons donc les globaliser dans la suite sous le nom général de Polypode, tout court ; en sachant que par ailleurs, que le genre Polypode renferme près de 180 espèces dans le monde !

Crosse, peigne et boutons

Le polypode est une fougère plus ou moins persistante dont les frondes sont donc visibles (en plus ou moins bon état) même en hiver. Chaque fronde individuelle, d’un beau vert franc, est portée sur un long pédoncule dressé. La taille des frondes varie considérablement selon les pieds et les stations : de 5 à 35 cm en moyenne, pouvant aller jusqu’à 70cm dans des situations hyper favorables (voir écologie).

Chaque fronde porte deux rangées opposées de lobes allongés, arrondis au bout, allant jusqu’à la nervure centrale qui prolonge le pétiole. Chaque rangée compte de vingt à quarante lobes faisant un peu penser à des doigts, dentés légèrement ou pas : l’ensemble fait penser à un gros peigne.

Une seule autre fougère de notre flore possède des frondes avec une apparence approchante : le blechnum en épi, bien plus rare et localisé dans les forêts humides à marécageuses. Ses frondes coriaces, vert sombre, sont très dressées, disposées en touffes (versus séparées pour le polypode : voir ci-dessous) et les lobes sont très nombreux et étroits.

Comme chez toutes les fougères, les jeunes frondes émergent sous une forme bien particulière : enroulées en crosse (d’évêque) ; les botanistes désignent cette apparence par l’adjectif circiné (de circinus, compas ou circa, cercle comme dans cerne ! Notre artiste a très bien représenté ce détail sur sa lave !

Sous les frondes reproductrices, on peut trouver les sores mentionnés ci-dessus. Ils se présentent sous forme de lentilles granuleuses globuleuses jaunes. Disposées sur deux rangs de part et d’autre la nervure médiane de chaque lobe, ces sores sont à mi-distance entre le bord externe du lobe et sa nervure : donc bien rangés ! Ils peuvent couvrir tous les lobes ou seulement les supérieurs selon les frondes. En fin d’été et durant une bonne partie de l’hiver, les sporanges contenus dans chaque sore virent au brun et éclatent, libérant les spores microscopiques, dispersées par le vent.

Mille-pieds

Parmi les fougères, on a deux grands types de port : en touffes de frondes partant du même point comme la fougère mâle ou la capillaire ou, au contraire, sous forme de frondes individuelles dispersées, « en tapis » comme la célèbre fougère-aigle. Le polypode relève du second groupe.

Cette disposition s’explique par le fait que la « tige » qui porte les frondes est horizontale et traçante : un rhizome. Celui-ci peut être enterré ou superficiel mais, même dans ce dernier cas, il reste souvent caché au milieu du substrat dans lequel il progresse. D’une couleur brunâtre, couvert d’écailles roussâtres courtes, ce rhizome se ramifie très fortement dans toutes les directions et forme un réseau en surface.

Ceci donne la fausse impression que chaque fronde est un pied à part ! D’où le nom polypode (poly, plusieurs et pode, pied), apparu au Moyen-âge sous les formes polipodium puis polipode (polypody en anglais). On trouve aussi la version plus populaire de mille-pieds qui lui va bien !

Le rhizome porte des bourgeons qui engendrent de nouvelles frondes et assurent leur renouvellement quand elles sont « usées ». Chaque fronde laisse, après sa chute, une cicatrice sur le rhizome, à la manière de ce qui se passe par exemple sur les sceaux de Salomon. La croissance de ce rhizome permet au polypode de s’étaler en tous sens et de former des colonies clonales parfois très étendues ; si une branche se détache, elle donnera naissance à un nouveau pied indépendant mais ayant la même constitution génétique, soit une forme de multiplication végétative. Il assure une très longue longévité à ces colonies qui peuvent persister des dizaines voire sans doute des centaines d’années tant que les conditions restent favorables.

Réglisse des bois

En coupe, le rhizome est verdâtre avec un diamètre d’environ un centimètre. Charnu, il renferme des substances nutritives et notamment des mucilages sucrés dont le mannitol ou la glycyrrhizine, soit les sucres que l’on retrouve dans le rhizome d’une plante cultivée très connue, la réglisse (Glycyrrhiza glabra). Effectivement, on peut le goûter après l’avoir débarrassé de son « écorce » et on ressent ce goût douceâtre. D’où ses surnoms de réglisse des bois ou de fougère douce.

Rhizome en coupe

Mais, le rhizome ne renferme pas que des sucres : il contient aussi des substances moins sympathiques comme une résine amère, des tanins (âcres) et surtout un peu de saponines, toxiques.  Bilan, il a un goût en fait à la fois sucré et âcre et il ne faut pas en abuser. A goûter avec modération ! Autrefois, à la campagne, les enfants connaissaient bien cette sucrerie facile à trouver ! Mais, on les prévenait que s’ils en abusaient, ils auraient la colique car ces substances induisent un effet laxatif ou purgatif mais assez léger et non dangereux a priori.

Ce rhizome a été très utilisé pour ses propriétés médicinales. On le récolte en automne pour le faire sécher et le conserver ainsi. Sans aucune garantie de leur réalité et efficacité, on cite : un effet stimulant sur l’appareil respiratoire (expectorant) en infusion pour soigner la bronchite ; un effet sur la production de bile (cholagogue), un effet laxatif (voir ci-dessus) et un effet vermifuge, caractère partagé par de nombreuses fougères (dont la fougère mâle mais en bien plus « fort »). On le recommande comme laxatif léger chez les enfants avec cette belle phrase : « tourtelles ou crespes lesquelles laschent suffisamment et aucunes foiz trop« . Lâcher au sens de « lâcher le ventre » : vous voyez ?

Dès l’antiquité, les grands auteurs l’ont cité. Ainsi, Dioscoride (30-90 après JC) dit de lui :

On emploie sa racine, hérissée de fibres, de la grosseur d’un doigt très petit, verdâtre intérieurement, de saveur un peu âpre puis douceâtre. Elle possède une vertu purgative. On la fait cuire dans du bouillon de poulet ou de poisson ou encore avec de la bette ou de la mauve comme laxatif. Séchée et réduite en poudre, on la prend dans de l’eau miellée pour expulser la bile et la pituite ; contuse, on l’applique efficacement sur les luxations et sur les gerçures des doigts.

On voit que ses propriétés supposées, comme bien souvent, vont bien au-delà et au Moyen-âge, par exemple, on le préconisait pour …  extraire des projectiles rentrés dans le corps !

Epi….

Répandu (donc les trois espèces réunies : voir paragraphe 1) dans toute la France, le polypode se rencontre de 0 à 2000m d’altitude y compris en région méditerranéenne et en Corse. Sa répartition mondiale est très vaste et couvre une majeure partie des régions tempérées de l’hémisphère nord.

Il prospère dans deux types d’habitats pouvant d’ailleurs coexister : les parois rocheuses et les bois frais à humides. S’il recherche plutôt les lieux ombragés, il supporte aussi des sites ensoleillés comme les vieux murs dans les villages. Par temps très sec, les frondes s’enroulent sur elles-mêmes ce qui permet dans un premier temps de limiter la transpiration.

Frondes desséchées en été en période de canicule

Il forme souvent de très vastes colonies presque toujours sur des sols superficiels, là où la concurrence est limitée et où ses rhizomes font merveille. Elles peuvent couvrir des centaines de mètres carrés sans que l’on sache s’il s’agit d’un seul clone ou de divers clones mélangés !

Il fait partie, sous des climats tempérés, de nos rares fougères capables de s’installer régulièrement sur des troncs d’arbres, en mode « épiphyte » (epi, dessus et phyte, plante) comme les mousses et hépatiques chez nous. Ces colonies perchées donnent alors aux boisements des allures de forêts tropicales humides, là où d’innombrables plantes épiphytes (fougères, broméliacées, orchidées, …) couvrent troncs et grosses branches.

En fait, le plus souvent, il ne s’agit pas d’un vrai épiphytisme : il s’installe surtout à la base des troncs un peu penchés, au milieu des tapis de mousses : or, celles-ci génèrent souvent un micro-sol, une fine couche de terreau invisible dans laquelle le rhizome s’insinue. On devrait alors parler de comportement épixylique ou épidendrique (en surface). Ceci s’observe aussi souvent au sommet des vieux têtards ou trognes où le bois pourri engendre aussi du terreau. Sur les sommets de murs, il fonctionne de même, exploitant le microsol issu de la décomposition partielle du mortier ou de l’accumulation de débris végétaux.

Des polypodes vraiment épiphytes poussent directement sur l’écorce des arbres, sans aucun sol. Ceci ne s’observe que dans des sites très humides, ombragés, sous climat atlantique comme en Bretagne ou dans le Pays Basque par exemple.

Polypode du chêne

Dioscoride (voir ci-dessus) disait aussi du polypode qu’il croît parmi les rocailles moussues et sur les souches des vieux arbres, surtout des chênes. Cette insistance à mentionner les chênes n’est pas fortuite car elle s’enracine dans la croyance répandue que les plantes poussant sur les chênes (voir le gui et les druides) étaient plus efficaces car « elles absorbent la force et la vitalité du chêne » ! On retrouve cette notion avec les plantes parasites censées « prendre » la vitalité de la plante hôte.

Ainsi dans un texte du 18ème, qui est en grande partie une reprise des textes anciens, on peut lire :

Celui qui vient sur les arbres est le meilleur, et particulièrement sur les Chênes ; le plus naturel est celui qui n’est ni trop frais ni trop vieux, parce qu’il aurait ou trop ou trop peu d’humidité ; il échauffe au 2ème degré ; le nouveau lâche et le vieux resserre. On cuit sa racine dans du bouillon de poulet, ou avec de la Mauve ou de la Bette pour lâcher le ventre ; sa poudre prise dans l’Hydromel, purge le flegme et la bile.

Cela dit, en mode « épiphyte », le polypode se trouve le plus souvent sur des chênes pour deux raisons : leur écorce est crevassée et favorable à une installation au milieu des tapis de mousses ; souvent, les boisements occupés par le polypode sont dominés par des chênes.

Bibliographie

Flora Gallica. JM Tison et B. De Foucault. Ed. Biotope. 2014