10/04/2021 Nous, les Humains, avons une forte tendance à n’appréhender la nature qu’à travers des filtres sévères et à se focaliser sur quelques groupes restreints auxquels nous accordons toute une série de propriétés admirables : l’intelligence, la sagesse, la beauté, la puissance, l’élégance, … autant de valeurs que nous nous octroyons volontiers en tant qu’espèce « au sommet de l’évolution » comme nous aimons à nous voir ! Comme par hasard ce sont presque toujours des groupes de « grandes » espèces : les grands carnivores, les grands rapaces, les grands herbivores, … La perception du monde végétal n’échappe pas à cette vision caricaturale et hyper réductrice avec un groupe surreprésenté chargé des mêmes présupposés : les arbres ; et là encore, de préférence, les grands arbres soit en tant qu’espèces ou en tant qu’individus au sein d’une espèce. Le reste du monde végétal se résume aux herbes (les non-arbres) sans oublier les « déclassées », les balbutiements supposés des débuts de l’évolution de la vie sur Terre : les mousses, les fougères et les algues ! Aux côtés des arbres, il est pourtant un autre groupe à peine évoqué : celui des arbustes, les « moins grands », des « sous-arbres » qui auraient échoué au cours de leur évolution à accéder au stade divin. La simple énonciation des noms des milieux dominés par des arbustes (landes, maquis, friches, fourrés, halliers, broussailles, …) évoque globalement des pensées négatives : impénétrable, hostile, ingérable, pas beau, … Même les scientifiques semblent inconsciemment délaisser ce vaste groupe pourtant largement aussi diversifié et riche en espèces que celui des arbres et y consacrent bien moins d’attention. Une étude globale récente a comparé les arbustes avec les petits arbres dans leurs performances écologiques et notamment face aux bouleversements imposés par le grand changement climatique en cours. 

Arbuste versus arbre 

Définir un arbuste s’avère une tâche bien délicate devant la multitude des définitions. Généralement, on définit un arbuste comme une plante ligneuse basse avec des tiges multiples partant du sol dont la hauteur maximum ne dépasse pas 3m pour les uns ou 4m pour d’autres. Par opposition, un arbre est une plante ligneuse avec habituellement une seule tige allongée à la verticale croissant à une hauteur d’au moins deux mètres, portant des branches latérales à une certaine distance du sol, ou bien, s’il a plusieurs tiges, elles sont plutôt verticales et au moins l’une d’entre elles a un diamètre d’au moins 5cm à hauteur de poitrine humaine ! Donc le critère tiges multiples ne suffit pas en soi pour différencier un arbuste ; en pratique, on peut différencier un arbre à tiges multiples à la tenue de ses tiges nettement redressées, proches de la verticale (formant une couronne avec des branches) alors que chez les arbustes, elles tendent à s’écarter nettement de la verticale, voire à se rapprocher du sol. Intuitivement, on peut dire que l’arbre cherche à s’étendre en hauteur alors que l’arbuste tend à s’étaler sans monter. 

Concrètement, on observe une multitude de cas intermédiaires, notamment dans les forêts tropicales où certaines espèces peuvent se présenter sous forme d’arbustes ou de petits arbres. Chez nous, une espèce bien connue, le noisetier commun, peut croître soit sous forme d’arbuste à tiges très nombreuses plus ou moins étalées mais peut aussi développer des troncs atteignant 10m de hauteur ! Dans les bases de données botaniques internationales, près de 10% des espèces classées comme des arbustes par une majorité d’auteurs sont qualifiées d’arbres par quelques autres ! Des botanistes refusent même de faire la moindre distinction et traitent les arbustes comme des arbres, arguant justement de l’existence de toutes ces formes intermédiaires. 

Sorbier des oiseleurs en altitude : la taille des troncs donne un arbre mais le port est un peu arbustif !

Pour autant, dans une majorité de cas, on peut assez facilement faire la distinction. Dans l’introduction de l’ouvrage Applied Tree Biology (2), on rapporte cette définition de l’arbre fournie récemment par un juge dans le cadre de la loi sur l’urbanisme en Grande-Bretagne « toute plante que quiconque nommerait un arbre est un arbre ! ». Simple et efficace : une manière de signifier que même le grand public sait bien distinguer arbres et arbustes ! 

Cépées de charmes : arbres aux troncs multiples mais résultat d’une intervention humaine (taille à ras)

Essentiels 

La vision globalement négative qui colle aux arbustes conduit souvent à considérer a priori que ce sont des éléments végétaux non essentiels dans les écosystèmes : leur taille plus petite, au moins relativement aux arbres, entretient largement cette perception. Et pourtant, à l’échelle de la planète, les arbustes forment l’essentiel de la végétation d’un certain nombre de grands milieux : les savanes tropicales, les semi-déserts des régions arides, les écosystèmes méditerranéens (maquis, garrigues, chaparral, phryganas (voir la chronique sur la sauge de Jérusalem), …), les toundras polaires ou des hautes montagnes, les landes à bruyères ; par ailleurs, on les retrouve, sans y être dominants, dans les zones humides terrestres (saulaies basses notamment) et au cœur des forêts en sous-bois (espèces tolérantes à l’ombre) ou à la faveur des vides dans la canopée pour les espèces pionnières intolérantes à l’ombre. Au total, on estime que les arbustes occupent 45% de la surface de la végétation terrestre : pas mal pour des « moins que rien » ! 

Leur répartition globale et leur abondance les rend de facto importants dans divers grands processus écologiques : stabilisation et formation des sols ; cycle de l’eau ; prélèvement de dioxyde de carbone et stockage. A cela s’ajoutent les riches interactions avec de nombreuses espèces animales (mammifères brouteurs de feuillage, oiseaux nicheurs et consommateurs de fruits, champignons parasites ou décomposeurs, insectes pollinisateurs ou xylophages ou herbivores) mais aussi avec d’autres végétaux comme l’effet-nounou de protection des jeunes plants d’arbres dans les milieux difficiles (voir la chronique sur ce processus majeur dans les écosystèmes méditerranéens notamment). Dans plusieurs grandes régions écologiques, la diversité en espèces des arbustes dépasse celle des arbres. 

On voit donc qu’il conviendrait mieux de parler à propos des arbustes de « success story » plutôt que de « losers » et que la comparaison de leurs performances avec les arbres va démontrer que ces derniers ont pas mal à leur envier ! 

Modélisation 

Sureaux hièbles : un « faux-ami » car il s’agit d’une herbe à l’allure d’arbuste (tiges non ligneuses)

Les chercheurs (1) ont bâti un modèle de croissance basé sur le volume des parties ligneuses hors sol, excluant les racines et le feuillage, pour comparer arbres et arbustes globalement au niveau d’un certain nombre de traits comme la ramification de la canopée, la surface d’écorce, … Leur modèle intègre aussi des arbres à tiges multiples (voir ci-dessus) et pour les arbustes, on peut faire varier le nombre de tiges. Toutes les comparaisons arbre/arbuste se font évidemment à volume de parties ligneuses hors sol égales. A partir des données fournies par ce modèle, ils ont pu ensuite élaborer quatre grandes hypothèses quant aux performances écologiques des arbustes par rapport à celles des arbres ; ces hypothèses sont ensuite croisées avec les données bibliographiques sur des études de cas pour les valider ou les moduler. 

La première hypothèse centrale stipule que les tiges multiples d’un petit arbuste lui permettent de grandir plus vite qu’un petit arbre et ce grâce à six traits fonctionnels propres aux arbustes, exposés ci-dessous. 

A volume égal, du fait des tiges nombreuses, les arbustes possèdent une plus grande quantité d’aubier, le bois fonctionnel qui se trouve localisé à la périphérie des troncs en une mince couche qui entoure le gros volume du bois de cœur. Pour des arbustes de même volume, le modèle prédit un accroissement de la surface d’aubier en section transversale de 39 à 75% selon qu’ils ont de 3 à 7 tiges par rapport à un arbre à une tige. Ce volume supplémentaire d’aubier permet aux arbustes de développer une masse de feuilles plus importante et donc d’avoir un taux de croissance meilleur via la photosynthèse accrue. 

Même si la photosynthèse est avant tout dévolue au feuillage, les tiges (troncs et branches) apportent aussi une petite contribution notamment en assimilant le dioxyde de carbone issu de la respiration des tissus. Or, là encore, à volume égal, les arbustes déploient une surface de tiges de 35 à 74% plus importante ce qui vient s’ajouter au trait précédent pour une croissance plus rapide. La plus grande surface d’aubier (le bois vivant actif) permet aux arbustes de développer rapidement les tissus secondaires dont le bois qui permet de consolider toutes leurs tiges et branches nouvelles, là où un arbre à une tige sera freiné : la logistique ne suit pas ! 

La plus grande surface relative d’écorce des arbustes leur apporte un plus décisif en cas de perturbation majeure du type incendie, froid extrême, avalanche, glissement de terrain, attaques par de grands animaux, …. En effet, sous l’écorce se trouve une arme de secours essentielle en cas de tels désastres : des bourgeons dormants capables alors d’entrer en activité et de régénérer rapidement tiges et branches détruites ou endommagées. Ces bourgeons émettent des rejets qui, dans le cas des arbustes, disposeront de plus de volume pour s’épanouir du fait du port étalé global. 

Rejets verticaux issus du réveil de bourgeons dormants sur les tiges de ce noisetier.

Un petit arbuste produit plus de branches et de brindilles qu’un petit arbre ayant le même mode de ramification ; ainsi l’arbuste étend sa canopée latéralement et capture plus de lumière qu’un petit arbre qui tend à pousser vers le haut. Enfin, plus de ces tiges se trouveront proches du sol car elles peuvent facilement se courber et se pencher du fait de leur moindre longueur ; une partie d’entre elles pourront. S’enraciner au contact avec le sol (marcottage) et élargir ainsi l’emprise au sol de l’arbuste qui s’étale encore plus. Un arbre à tiges multiples ne peut se permettre facilement un tel processus car ses tiges plus longues ne peuvent se courber et résister pour de simples raisons mécaniques ; c’est d’ailleurs ce qui explique la distinction possible arbuste/petit arbre à tiges multiples d’après la silhouette (voir ci-dessus). 

Finalement, les chercheurs auteurs de ce modèle ont confronté ces résultats avec la bibliographie et pour les six points cités ci-dessus, ils ont trouvé une confirmation dans quatorze études qui comparaient des arbres et arbustes d’un même milieu. 

Meilleure survie 

Les trois autres hypothèses émises grâce au modèle concernent la capacité de survie ou de reproduction des arbustes comparativement aux petits arbres de même volume ligneux. 

Ce sorbier des oiseleurs produit de grosses quantités de fruits, seulement une fois la maturité atteinte

Du fait de leur taille moyenne inférieure, les arbustes atteignent la maturité sexuelle plus tôt et produisent donc des fruits et graines plus vite ; cette production plus précoce facilite la dispersion vers de nouveaux sites non occupés comme des vides engendrés par des perturbations ; certes les grands arbres produisent une quantité supérieure de fruits/graines mais le délai pour atteindre la maturité est tel qu’au final ils restent en retrait. 

Un arbre à tige unique possède un talon d’Achille : en cas d’évènement extrême, si sa tige casse, notamment près du sol, il a bien plus de chances d’en mourir sans pouvoir rejeter depuis le tronc restant. Un arbuste à tiges multiples peut, lui, se permettre de perdre une ou plusieurs tiges : il ne perdra qu’une partie de son feuillage et sa capacité à rejeter (voir ci-dessus) lui permettra de récupérer encore plus vite. Un arbre qui casse près du sol perd pratiquement tous ses bourgeons dormants sous l’écorce pour espérer repartir. 

Trois autres traits des arbustes améliorent leur survie. Les tiges moins longues et plus souples (parce que moins épaisses) peuvent se plier, se courber et résister aux orages, aux chutes de neige intenses, aux avalanches, … Ils résistent bien mieux aux vents forts ce qui explique notamment leur prédominance dans les zones découvertes comme en haute montagne. Dans les zones soumises régulièrement à des glissements de terrain ou des avalanches, on constate effectivement une forte dominance d’arbustes aux tiges flexibles.

Aulnaie verte arbustive qui « moutonne » que les pentes exposées et humides des Alpes

Même quand les « touffes » ou cépées arbustives sont culbutées par le vent sur les pentes notamment, leur moindre hauteur et la moindre prise au vent font que souvent elles ne sont que partiellement déracinées et réussissent à rejeter verticalement depuis la souche ou les tiges couchées au sol. D’autre part, les branches plus étalées des arbustes ont plus de possibilité de capter de la lumière, élément clé dans la physiologie des plantes vertes. 

Pendant les épisodes de sécheresse forte, comme ceux qui se multiplient avec le réchauffement climatique en cours, une plus faible hauteur limite les risques d’embolie gazeuse, i.e. la formation de bulles d’air dans les vaisseaux conducteurs (cavitation) ce qui provoque la rupture de la circulation de la sève brute et la mort de l’arbre. Il semble bien que moins la hauteur des tiges soit grande, plus ce risque diminue. Les cycles extrêmes de gel/dégel ont le même effet ;  par ailleurs, les arbustes qui sont plus facilement recouverts par la neige se trouvent protégés par ce manteau isolant.

Enfin, moindre hauteur signifie moins d’investissements dans l’élaboration de structures de soutien au profit des racines et du feuillage, éléments clés pour une meilleure croissance. Ainsi, on pense que les racines peuvent s’enfoncer plus profondément ce qui expliquerait la meilleure survie des arbustes dans les milieux soumis aux incendies répétés, au sécheresses récurrentes ou à une forte pression de broutage par des grands herbivores. 

Futur arbustif ? 

De ces différentes hypothèses, il ressort assez nettement que les arbustes semblent meilleurs que les arbres surtout sous des conditions extrêmes ou très perturbées ou dans les milieux pauvres en ressources mais ouverts à la lumière. Ceci évoque immédiatement le contexte du réchauffement climatique global et son cortège d’évènements extrêmes imprévisibles (tempêtes, vent, sécheresses, chaleur extrême, …). A l’échelle mondiale, au cours des trois dernières décennies, on a observé une expansion globale des arbustes dans diverses régions. Ainsi, dans la toundra alpine des Rocheuses (Colorado) (4), on a constaté qu’entre 1946 et 2008, la couverture arbustive avait progressé de …. 441% sur une superficie de 18 hectares, via notamment l’hyper développement de saules arbustifs. La croissance clonale (par rejets et bouturage naturel des tiges basses) compte pour 78% dans cette progression confortant au passage plusieurs des hypothèses exposées ci-dessus. 

Une étude publiée en 2018 (3) attire l’attention sur une autre tendance qui devrait s’amplifier à l’échelle mondiale : la régression marquée des grands arbres au profit des petits arbres dans les milieux forestiers. Les raisons invoquées recoupent en grande partie celles exposées ici dont l’importance des sécheresses extrêmes qui éliminent très vite les grands arbres, un problème majeur observé sur toute la planète au cours des dernières années. Donc, tout converge vers une « nanification des ligneux » où les arbustes pourraient être les grands vainqueurs. Ce bouleversement profond va entrainer des transformations profondes en chaîne des écosystèmes et notamment des réseaux trophiques : les forêts futures risquent bien de ne plus ressembler du tout aux forêts actuelles. Un des effets prédits sera que la moindre hauteur des canopées conduira à un réchauffement plus marqué du microclimat forestier, accentuant encore plus le déséquilibre ! 

Devant cette importance croissante des arbustes, il serait peut-être temps d’ouvrir les yeux sur cette composante clé de nos environnements. Même la communauté des chercheurs semble assez négligente envers leur étude. Une recherche bibliographique conduite avec comme mots clés (arbre + bois …en anglais) fournit plus de 40 000 publications alors qu’avec arbuste + bois on atteint à peine 5600 publications ! Une majorité d’études des végétaux ligneux exclut de facto les arbustes. Certains grands spécialistes des arbres incluent les arbustes avec les arbres (voir premier paragraphe) mais, en pratique dans leurs écrits il n’est pratiquement question que de la forme « arbre » et très peu des arbustes. Il est temps que nous cessions de poser des hiérarchies de valeurs sur les êtres vivants et que nous observions toutes les espèces pour ce qu’elles sont et non pas pour ce qu’elles nous renvoient de flatteur pour nos egos humains ! 

Bibliographie 

Why Be a Shrub? A Basic Model and Hypotheses for the Adaptive Values of a Common Growth Form. F. Götmark,E. Götmark and A. M.Jensen Frontiers in Plant Science 2016 Volume 7  Article 1095 

Applied Tree biology.  A.D. Hirons ; P.A. Thomas. Ed. Wiley Blackwell. 2018. Un excellent ouvrage sur les arbres, qui prend en compte les données les plus récentes.  

When Short Stature Is an Asset in Trees. Alex Fajardo, Eliot J.B. McIntire, and Mark E. Olson Trends in Ecology & Evolution 1-7. 2018

Shrub expansion over the past 62 years in Rocky Mountain alpine tundra: possible causes and consequences. Formica, A., Farrer, E. C., Ashton, I. W., and Suding, K. N. (2014). Arctic Antarctic Alp. Res. 46, 616–631