Phlomis fruticosa

Dans les années 80, à l’occasion de plusieurs séjours naturalistes en Grèce, j’y avais découvert un arbuste, la sauge de Jérusalem ou sauge en arbre. Difficile de la rater là-bas tant elle y est omniprésente dans tous les milieux de type garrigue. Puis, plusieurs décennies plus tard, j’ai commencé à la voir apparaître comme plante décorative de plus en plus appréciée avec le réchauffement climatique pour sa capacité à résister notamment à la sécheresse ; elle fait partie en jargon horticole de ces « plantes-chameaux » qui ne requièrent pas ou très peu d’arrosage et qui résistent sur des sols pauvres et en plein soleil. Là aussi, elle ne passe pas inaperçue avec sa superbe floraison jaune d’or de grandes fleurs de « sauge ». Belle occasion donc de s’intéresser de plus près à ce « beau chameau » et aux secrets de sa résistance extrême.

Attention : toutes les photos de cette chronique ont été prises sur des sauges en arbre cultivées sous un climat tempéré ; elles ne représentent sans doute pas de manière très fidèle la réalité précise de l’aspect de cette plante dans ses milieux de vie !

Ni sauge, ni bouillon blanc

En fait, il ne s’agit pas d’une vraie sauge (genre Salvia) mais d’un Phlomis, un genre qui compte un grand nombre d’espèces dans le bassin méditerranéen entre autres. On la surnomme aussi bouillon blanc de Sicile : ce nom populaire s’applique normalement aux molènes (voir les chroniques sur ces plantes) qui ne sont pas des Lamiacées comme les Phlomis et les Sauges ; l’analogie vient du revêtement blanchâtre (tomentum de poils denses et serrés) qui recouvre tiges et feuilles et lui donne un aspect grisâtre sur le fond vert des feuilles.

Cet arbuste, ou plutôt un sous-arbrisseau (l’épithète latin fruticosa signifie buissonnant) qui ne développe pas de vrai tronc, peut dépasser un mètre de haut en culture mais, dans son environnement naturel âpre et sélectif, la norme tourne autour des 30 à 50cm de haut seulement. Son feuillage semi-persistant (voir ci-dessous) se compose de paires de feuilles opposées (caractère typique des Lamiacées), fortement ridées (nervures en réseau) et donc blanchâtres tomenteux, tout comme les pétioles et les tiges carrées (autre caractère de Lamiacée). En mai-juin, les grandes fleurs jaune d’or, finement pubescentes, ressemblent effectivement à des fleurs de sauge avec leur casque courbé échancré au sommet et leur lèvre inférieure bifide. Elles sont disposées en étages denses (verticilles typiques des Lamiacées) qui se succèdent vers les extrémités des tiges dressées. Après la floraison, les calices dentés persistent et prennent une teinte brune, abritant au fond les graines groupées par quatre.

Phrygana

L’aire naturelle de cette espèce couvre le bassin méditerranéen oriental depuis la Turquie, Chypre jusqu’en Sardaigne à l’ouest englobant une grande partie des Balkans. En France, elle s’est naturalisée sur la Côte d’Azur dans des falaises tout comme d’ailleurs dans le sud-ouest de l’Angleterre à partir de cultures ornementales. Adepte des lieux calcaires rocailleux secs, elle domine très nettement dans les groupements d’arbrisseaux des collines sèches et très dégradées (incendies, surpâturage) si répandus dans les Balkans : il s’agit de milieux secondaires connus chez nous sous l’appellation globale de garrigues et de phrygana en Grèce. Ce terme remonte à Théophraste et désignait des petits buissons épineux (ce qui n’est pas le cas de notre sauge en arbre). Le sol nu prédomine entre les arbustes bas et souvent en boule et subit les assauts répétés de l’érosion par les orages. Ces phryganas se rencontrent depuis les côtes jusqu’à près de 1500m d’altitude où elles subissent alors les rigueurs de l’hiver. A ce propos, j’ai un souvenir personnel glaçant d’un plateau rocailleux dans le Péloponnèse, en décembre, où nous étions en train de planter la tente pour bivouaquer la nuit : un paysan de passage sur sa mule nous cria alors « cryo, cryo, .. » ; bien que ne connaissant pas le grec, nous avions vite compris et le lendemain matin, notre réserve d’eau était toute en glace. On oublie qu’en Méditerranée, en altitude, il peut aussi faire très froid ! En tout cas, dans ce contexte extrême, la sauge en arbre prospère et domine même au point de devenir envahissante du point de vue des éleveurs de chèvres et de moutons car le bétail ne broute pas le feuillage trop irritant (voir les poils) de cette plante.

Rappelons que le climat méditerranéen est marqué par une forte sécheresse estivale avec de fortes chaleurs suivi d’une période pluies intenses (en principe) en cours d’automne (octobre-novembre). Comment la sauge en arbre fait-elle pour résister ainsi tant à la sécheresse qu’au froid ?

Double jeu

Comme divers autres arbustes de ces phryganas, la sauge en arbre présente deux types de feuilles selon les saisons. On les distingue par leur période d’émergence. Les feuilles d’hiver éclosent en fin d’automne/début d’hiver (décembre) et vont tomber plus ou moins tôt au cours de l’été selon l’ampleur de la sécheresse et des conditions locales ; par exemple, en situation semi-ombragée sous des chênes sempervirents, elles réussissent à se maintenir un peu dans l’été. Mais au maximum, elles ne vivent qu’une dizaine de mois et souvent bien moins.

Plus surprenant est le cycle des feuilles d’été qui émergent au printemps. Rapidement, elles s’arrêtent de grandir dès le début de la sécheresse estivale et restent en quasi-dormance tout l’été : leur contenu en eau se maintient très bas ainsi que leur activité photosynthétique réduite. Quand les grosses pluies d’automne arrivent, elles reprennent brusquement leur croissance et leur activité pour revenir à la normale en moins d’un mois. Elles vont persister ainsi, actives, jusqu’à la fin du printemps et croiser ainsi les feuilles d’hiver ; au total, elles peuvent donc vivre jusqu’à 13 mois. Début juin, il ne reste plus sur l’arbuste que les jeunes feuilles d’été développées depuis le dernier printemps.

Ces deux types de feuilles diffèrent sensiblement aussi par un ensemble de caractères morphologiques. Celles d’hiver sont un peu plus épaisses, plus vertes et moins velues, et possèdent des stomates (micro-ouvertures par où est prélevé le CO2 de l’air et rejetée la vapeur d’eau) sur les deux faces et un grand nombre de chloroplastes dans les cellules du tissu central de la feuille où a lieu la photosynthèse. Celles d’été sont plus minces mais plus velues avec des stomates seulement sur la face inférieure et des chloroplastes moins nombreux et peu développés (pauvres en chlorophylle) ; de plus, elles accumulent toute une batterie de composés phénoliques toxiques et de cristaux.

Avantages

 

Quels sont les avantages de cette double feuillaison saisonnière ? On avait longtemps pensé que les feuilles d’été, plus petites, moins chargées en chlorophylle et entrant en vie ralentie, n’apportaient pas grand chose à la plante. Or, le suivi sur deux ans des deux populations de feuilles d’une même sauge en arbre montre que même si les feuilles d’hiver ont une activité photosynthétique supérieure dans l’absolu, leur contribution annuelle était largement dépassée par celle des feuilles d’été compte tenu de la durée de vie bien plus longue de celles ci. Ces feuilles d’été réussissent cet exploit grâce à un ensemble de caractéristiques et de processus physiologiques très élaborés. Il y a évidemment le revêtement de poils ramifiés extrêmement dense qui tapisse les deux faces des feuilles (ainsi que tiges et pétioles), véritable matelas isolant et qui freine considérablement l’évaporation, maintenant en surface un micro couche d’air plus humide ; ce dispositif rappelle beaucoup celui des molènes (voir la chronique sur ces plantes, autres xérophytes invétérées).

Tout concourt à réduire la surface transpirante en été, le problème majeur étant la perte d’eau via les stomates ouverts pour prélever le CO2 et faire la photosynthèse. La perte des feuilles d’hiver moins bien équipées limite déjà les pertes tandis que la taille moyenne plus réduite des feuilles d’été expose moins de surface. Leurs tissus plus denses et leur pouvoir réfléchissant vis-à-vis de la lumière (réflectance) bien plus élevé du fait de la pilosité opposent une résistance à l’évaporation. L’ouverture des stomates et la photosynthèse diminuent et se concentrent sur les premières heures de la journée plus fraîches ; si les chlorophylles sont moins abondantes dans les feuilles, les caroténoïdes par contre restent en quantité normale et assurent une protection contre les dégâts causés par une illumination trop intense (tout comme l’accumulation de composés phénoliques). Les feuilles tendent à se plier sur elles-mêmes selon leur contenu en eau : la face supérieure se trouve ainsi ombragée et la face inférieure toute blanche de poils et hautement réfléchissante est exposée directement aux ardeurs du soleil. Ainsi les feuilles évitent la surchauffe et les pertes d’eau !

Eponges

Après leur longue dormance estivale avec le pic de chaleur et de sécheresse, les feuilles d’été reprennent rapidement leur activité dès les premières grosses pluies d’automne. Cela fait penser à la capacité de reviviscence de certaines plantes comme les fougères des milieux rocheux ou les mousses. Cette aptitude tient en grande partie au fameux tomentum (revêtement pileux) déjà évoqué et particulièrement dense sur les feuilles d’été. L’eau de pluie est plus longuement et plus fortement retenue sur ces feuilles poilues qui fonctionnent comme des éponges ; ensuite, l’eau ainsi fixée diffuse à travers les cellules épidermiques jusque dans les tissus chlorophylliens au cœur de la feuille (mésophylle) permettant la reprise d’activité ; les poils ne servent donc que d’intermédiaires dans cette absorption d’eau. Dans une expérience, on a comparé des jeunes sauges en arbre selon leur mode d’alimentation en eau : les plantules qui ne recevaient de l’eau que par leurs feuilles réussissaient à atteindre une activité de photosynthèse intermédiaire entre celle de plantes complètement privées d’eau et celles régulièrement irriguées au niveau du sol. Preuve donc de l’efficacité de cette éponge foliaire pour reprendre de l’activité. Dans une autre expérience sur des feuilles coupées, on a observé une augmentation de la taille des feuilles de … 55% en 24 heures suite à cette absorption d’eau !

Même pas froid !

Nous avons vu que la sauge en arbre ne craignait pas l’altitude ; sur les fiches techniques horticoles, on lui attribue la zone de rusticité Z6, i.e. capable de résister à des températures entre – 22°C et – 17°C ! Inattendu pour une méditerranéenne bon teint ! L’activité photosynthétique des feuilles d’hiver connaît un minimum au cœur de l’hiver car l’eau perdue par évaporation via les stomates n’est remplacée qu’avec un certain décalage en cours de journée en pompant dans le sol du fait des basses températures. Ainsi, curieusement, la sauge se retrouve en situation de stress hydrique même par temps humide et doit fermer ses stomates ! Néanmoins, ces feuilles assurent quand même une continuité sur l’année (avec l’arrivée des feuilles d’été) et permettent de stocker des réserves de sucres et de lipides utiles lors des phases critiques.

L’autre danger qui guette les arbustes en hiver lors d’épisodes très rigoureux (aussi lors d’épisodes hyper secs en été !) c’est la cavitation, la formation de bulles de gaz dans la sève, une sorte d’embolie gazeuse dévastatrice. L’observation anatomique des tiges montre qu’elles contiennent des vaisseaux conducteurs très étroits et très serrés regroupés ce qui protège considérablement contre le risque de cavitation. Dans les racines (moins exposées au froid par nature), les vaisseaux sont plus isolés et ont un diamètre double de celui observé dans les tiges.

Enfin, le revêtement tomenteux doit apporter une protection supplémentaire contre le froid.

Protections multi-usages

Parmi les moyens de protection mis en œuvre par la sauge en arbre, nous avons évoqué la production accrue de composés phénoliques au cœur de l’été, lesquels assureraient une protection contre les excès de lumière et les dégâts occasionnés par certains rayonnements solaires. La plante produit aussi des tannins condensés, des lipides et toute une diversité de cristaux en forme d’aiguilles (raphides) dont de l’oxalate de calcium qui se transforme en gypse. Ces substances confèrent en partie à la sauge en arbre des propriétés médicinales intéressantes et largement explorées : antimutagène, antibactérienne et antifongique. Mais, pour la plante, cela apporte de plus une protection antiherbivore non négligeable qui associée au revêtement de poils la rend peu appétente pour les grands herbivores dont les caprins et les ovins.

L’activité sécrétrice se localise dans les deux tiers supérieurs des poils ramifiés tandis que la partie basale assure la protection physique et entretient une couche limite d’air au ras des cellules épidermiques. Cette double fonction des poils semble rare (unique ?) chez les arbustes méditerranéens et en dit long sur l’étendue des adaptations de la sauge en arbre à ces conditions extrêmes. Elle mérite vraiment son surnom de plante-chameau même si, de premier abord, cela ne sonne pas très beau !

La sauge de Jérusalem est devenue très populaire et très usitée pour composer des bordures en milieu sec et ensoleillé.

Voilà en tout cas une plante horticole promise à un bel avenir avec le réchauffement climatique et la pratique croissante du xériscaping (cultiver sans arrosage) avec en plus un avantage non négligeable pour la biodiversité locale : celui d’être mellifère et d’attirer les gros hyménoptères tels que bourdons et xylocopes (voir la chronique sur ces insectes imposants !) seuls capables de forcer l’entrée rétrécie des ces grosses fleurs. Le spectacle des deux étamines qui se rabattent sur le dos du visiteur qui appuie avec sa tête sur un levier à leur base vaut le détour ! (Voir la chronique « Pour un jardin de biodiversité »).

De plus, le renouvellement des feuilles entraîne au sol la formation d’un tapis dense qui ne se décompose que lentement qui, du fait des composés chimiques, bloque en grande partie la germination des plantes herbacées : un chameau qui s’auto-entretient !

BIBLIOGRAPHIE

  1. Autumn Revival of Summer Leaves in the Seasonal Dimorphic, Drought Semi-Deciduous Mediterranean Shrub Phlomis-Fruticosa L. Kyparissis, A./ Manetas, Y.
  2. Leaf demography and photosynthesis as affected by the environment in the drought semi-deciduous Mediterranean shrub Phlomis fruticosa L. A.Kyparissis et al. Acta Oecologica ; Volume 18, Issue 5, 1997 , Pages 543-555
  3. An Anatomical Study of Seasonal Dimorphism in the Leaves of Phlomis fruticosa. N. S. CHRISTODOULAKIS. Annals of Botany, Volume 63, Issue 3, 1 March 1989, Pages 389–394,
  4. Summer survival of leaves in a soft-leaved shrub (Phlomis fruticosa L., Labiatae) under Mediterranean field conditions: avoidance of photoinhibitory damage through decreased chlorophyll contents. A. Kyparissis Y. Petropoulou Y. Manetas. Journal of Experimental Botany, Volume 46, Issue 12, 1 December 1995, Pages 1825–1831

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez les Phlomis cultivés
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