07/01/2024 Tout le monde a au minimum entendu parler sinon vu de ses yeux ces ronds de sorcières ou cercles des fées : au milieu de l’herbe, des champignons alignés en cercle, le tout accompagné de changements dans l’intensité du vert de l’herbe ou de zones d’herbe morte.

Une observation très récente dans un pré en plein hiver : la tache vert foncé attire le regard de loin !

On aura compris que rond de sorcière n’est pas un nom scientifique : le nom officiel est mycélium annulaire ! Nettement moins engageant ! Nous consacrons une chronique à part à toutes les histoires humaines associées à ces ronds.

Ils fascinent par leur régularité, leur taille, leur croissance… et soulèvent de nombreuses questions : quels champignons font ça ? Pourquoi un cercle et qui grandit en plus année après année ? Est-ce toujours un cercle ? Comment expliquer les changements de végétation autour d’eux ? … Cette chronique va tenter de répondre à toutes ces interrogations en se centrant sur les ronds de sorcières des milieux herbacés, les plus faciles à observer et à étudier.

Deux en un

Les ronds de sorcières se repèrent le plus facilement sous la forme d’une colonie de champignons de la même espèce, serrés et alignés selon un motif régulier : un cercle classiquement, mais il y a d’autres formes comme nous le verrons.

Quand on dit champignons, en fait, on ne parle que de la partie émergée « du » champignon en question : ce sont ses organes reproducteurs externes qui vont produire et libérer des millions de spores libérées dans l’environnement. On devrait donc dire sporophores ou carpophores comme le font les mycologistes. Nous utiliserons ce terme dans la suite pour bien préciser de quoi on parle.

L’autre partie du champignon, la partie immergée de cet iceberg, invisible sauf si on creuse, c’est le mycélium, la partie « végétative » du champignon faite de millions de filaments ramifiés (hyphes) formant un feutrage ; c’est ce que les cueilleurs de champignons appellent le blanc de champignon.

Presque toujours, tous les carpophores d’un rond de sorcière proviennent en fait « d’un » seul champignon individuel : il est né de la germination d’une spore qui a engendré un réseau de mycélium qui s’est étalé dans tous les sens, à la recherche de nourriture. A certaines périodes favorables (temps doux et humide par exemple), ce mycélium souterrain peut produire des carpophores aériens qui attestent indirectement sa présence. Donc, si vous ramassez tous les « pieds durs » (surnom berrichon), le Marasme des Oréades de son vrai nom, d’un rond de sorcière dans un pré, c’est comme si vous cueilliez toutes les cerises d’un seul cerisier !

Traces

Le rond de carpophores n’est qu’une des formes sous lesquelles le rond peut être repéré. Souvent, mais pas toujours (voir ci-dessous), le rond s’accompagne de modifications subtiles de la végétation herbacée. Des zones « surverdies » faites d’herbe très drue, très vert foncé, comme dopée, accompagnent souvent le cercle de diverses manières (voir les différents types). Dans les pâtures, cette herbe spéciale n’est d’ailleurs souvent pas broutée si bien qu’elle perdure toute l’année et reste visible même en absence de carpophores, ressortant nettement sur le fond « paillasson tondu » ras et d’un vert bien moins intense.

D’autres fois, inversement, on observe en plus des plaques (le centre de l’anneau) ou des anneaux dénudés alternant avec les anneaux vert fluo. L’herbe y est morte, sèche. Cela rappelle, et ce n’est pas un hasard, les « brûlés » engendrés par les Truffes, ces plaques d’herbe jaunie ou sèche.

Ces traces témoignent d’interactions entre les végétaux et le champignon qui se manifestent souvent de manière concomitante et évoluent dans le temps. Preuve indirecte de la complexité de ces interactions.

On peut les observer dans toutes sortes de milieux naturels mais aussi dans des environnements très humanisés : prés, forêts, pâtures, dunes, pelouses urbaines, jardins, champs cultivés (rarement), … En pratique, on les observe essentiellement dans les milieux herbacés ouverts où les modifications induites sur le tapis herbacé sont alors bien perceptibles.

En forêt, les ronds de sorcières existent aussi mais les détecter devient compliqué hors de la période de production des carpophores, faute de tapis herbacé continu servant de révélateur. En plus, vient se surajouter le cas particulier des champignons mycorhizés dont le mycélium s’associe à des racines d’arbres pour établir une interaction mutualiste comme les amanites, les lactaires et certains bolets : la croissance du mycélium sera alors limitée en diamètre puisque dépendante de la couronne de racines.

Qui ?

On a identifié au moins une centaine d’espèces de champignons susceptibles de générer des ronds de sorcières ; la majorité sont des Basidiomycètes,le groupe qui réunit la majorité des champignons cherchés par les cueilleurs : Tricholomes, Clitocybes, Agarics, Hygrophores, Lépiotes, Vesses de loup, Marasmes, Paxilles, … Deux espèces, très populaires, dominent par leur abondance et leur forte tendance à faire des ronds : le Marasme des Oréades ou faux Mousseron (déjà cité) et le Tricholome de la St Georges, le vrai mousseron.

La majorité des champignons « à ronds » des prés développent leur mycélium dans le sol : on parle d’espèces édaphiques. Ils exploitent la matière organique accumulée dans le sol à partir de la litière de feuilles mortes incorporée : ils sont saprotrophes (de sapro, putride et trophe, se nourrir). Dans les prairies et autres milieux ouverts, le mycélium peut se développer à l’infini sans entrave dans l’épaisseur du sol sans buter ou interférer avec des racines de ligneux : ceci explique la « netteté » des ronds de sorcières dans ces milieux.

De rares espèces, dont certains Coprins, se développent en surface dans la litière d’herbes mortes qui tapisse le sol : on les qualifie de lectophiliques (de lectus, lit). Ils peuvent former des ronds peu caractérisés et souvent en restant stériles sans produire de carpophores, donc non identifiables. Certains d’entre eux se montrent pathogènes sur les racines des graminées et peuvent entraîner une mortalité importante de l’herbe.

Les précédents aussi, nous l’avons vu ci-dessus, peuvent faire mourir l’herbe par plaques. Ceci vaut à ces champignons d’être la bête noire des gestionnaires de pelouses d’espaces verts. Tapez sur un moteur de recherche « rond de sorcière pelouse » et vous verrez surgir des foules de suggestions d’interventions avec la grosse artillerie chimique pour s’en débarrasser. Pour le particulier, avoir des ronds de sorcière dans sa pelouse est de notre point de vue une … chance : oui, une chance, celle d’observer ces merveilleux êtres en action et de les voir progresser. Partageons la nature que nous nous sommes appropriés sans vergogne avec tout le Vivant : au diable les sacro-saints canons de l’esthétique du gazon vert manucuré mais vide de vie !

Croissance

L’autre particularité fascinante de ces cercles c’est leur pérennité et leur progression continue année après année. Tout cela résulte du mycélium qui est une structure « éternelle » du fait de sa capacité à se renouveler sans cesse.

Au départ, donc, on a un mycélium naissant d’une spore germée qui se met à progresser dans le sol (cas d’un champignon édaphique) mais dans toutes les directions en même temps : ainsi se forme un front de mycélium, correspondant aux terminaisons les plus jeunes qui vont de l’avant, qui progresse selon un cercle. La vitesse moyenne de croissance du rayon de ce cercle se situe entre 5 et 35cm par an et varie évidemment selon les espèces et surtout selon l’environnement (sol, climat, météorologie, perturbations). Il produit ou pas chaque année son lot de carpophores : qu’importe, il avance !

Au final, on trouve sur le terrain des cercles de rayon allant de l’ordre du mètre à … plusieurs centaines de mètres. Si on intègre la vitesse de croissance ci-dessus et si on suppose qu’elle est continue, on peut ainsi indirectement évaluer l’âge de ces cercles depuis leur naissance. Sur le net, on trouve des tas de chiffres « records » mais rarement sourcés : j’en reprends certains mais sans garantie quant à leur validité.

On cite ainsi des cas de cercles de 1 km dans les plaines de l’Ouest américain : tout est toujours plus grand dans ce pays ! Le plus souvent, ces ronds ont quelques dizaines d’années : les chercheurs de Mousserons des prés le savent et reviennent année après année sur ces sites. Mais les exemples qui dépassent le siècle sont nombreux aussi. Dans le Lake District (GB), on estime que certains ronds ont entre 600 et 700 ans. En France, on trouve des mentions de tels records comme un rond de 800 mètres de Clitocybe géotrope ou Tête-de-Moine et d’âge estimé à 700 ans.

Ce qui est sûr c’est qu’il s’agit d’organismes très pérennes et que certains d’entre eux pourraient être parmi les êtres vivants actuels les plus vieux existant.

Trois types

En réalité, les ronds de sorcières sont bien plus diversifiés qu’on ne le pense et on en distingue trois grands types ; cette classification, établie dès 1917 par Shantz & Piemeisel, vaut avant tout pour les prairies, là où les ronds s’expriment pleinement (voir ci-dessus).

Diagramme repris de la référence 1 (Biblio) ; en rouge : la densité du mycélium ; en vert : la hauteur de l’herbe

Type I : le front d’expansion du mycélium est souligné par une bande où l’herbe est très endommagée ou morte encadrée par deux zones d’herbe contrastées : les carpophores se forment sur le bord extérieur de cette zone morte, là où le mycélium est le plus dense. Ces ronds sont souvent l’œuvre des Marasmes des oréades, champignon très commun et qui produit des carpophores en été et en automne dans les pelouses et prés. Cet effet dévastateur local perdure dans l’herbe et s’étend au fil du temps : c’est ce qui vaut à ces champignons d’être honnis dans les pelouses urbaines censées être impeccables !  En fait, il y a trois bandes consécutives ; selon leur nature, on peut distinguer trois sous-types :

  • I-1 : la zone morte est précédée d’une zone d’herbe stimulée très drue et suivie d’une zone à herbe « normale » commençant par une frange drue
  • I-2 : il n’y a pas de zone drue ni avant ni après la zone morte
  • I-3 : (très rare) comme I-1 mais la zone la plus drue se situe après la zone morte.

Type II : il n’y a pas de zone morte et juste avant le front de carpophores, il y a une ceinture luxuriante d’herbe drue. Ce type concerne les Agarics, les Pieds bleus (Lepista nuda), des Lycoperdons comme la Vesse-de-loup à diaphragme (Vascellum pratense) très commun. Ces ronds sont souvent moins visibles que les précédents.

Type III : les carpophores apparaissent en cercle mais aucun effet n’est observable sur la végétation aussi bien avant qu’après ; de ce fait, ces cercles ne se voient que quand il y a des carpophores. Ils proviennent d’espèces localisées dans les couches superficielles, au milieu des poils racinaires des herbes et des tapis de mousses (voir lectophiliques ci-dessus) : des Calocybes et des Panéoles.

Ces deux effets diamétralement opposés sur la végétation environnante et, comme on vient de le voir, presque côte à côte, (type I surtout) ont de quoi intriguer. On ne commence que maintenant à en connaître une partie des arcanes sous-jacentes.

Végétation tuée

Dès 1911, Bayliss s’interroge sur pourquoi une croissance et des fructifications en anneau et non pas en disque (sur toute la surface). Il propose alors une hypothèse : le mycélium dégénèrerait à cause de l’accumulation de composés auto-toxiques produits par les colonies elles-mêmes et un effondrement des ressources nutritives du sol. Mais, des expériences simples invalident la seconde partie de l’hypothèse : des agarics sont incapables de recoloniser la zone morte même si on remet des ressources. Donc le manque de ressources ne semble pas être un facteur clé.

Par contre, la partie « toxique » de l’hypothèse se trouve corroborée par des ronds qui se développent sur des pentes herbeuses : ils prennent alors la forme d’arcs ouverts, souvent accolés entre eux en festons et la progression se fait toujours vers le haut de la pente. Les composés toxiques produits seraient entraînés par lessivage vers le bas ce qui explique la dégénérescence des colonies en aval et la rupture des cercles qui deviennent des arcs. Des photos aériennes prises dans les Apennins italiens montrent que les figures en arcs prédominent sur les pentes raides alors que les ronds se trouvent sur des replats ou des pentes modérées. Les arcs en moyenne sont plus grands (18,8m) que les ronds (11,7 m). Ceci explique aussi que dans certains cas, les ronds changent de type en cours de saison quand on passe du printemps arrosé à l’été sec.

Ce mode de croissance avec auto intoxication est par ailleurs connu chez diverses plantes clonales qui forment des colonies s’étalant en cercles.

On a récemment identifié comme agent toxique potentiel de l’ADN extracellulaire (qualifié d’autoADN) excrété par le champignon et qui, en s’accumulant, devient toxique pour le champignon lui-même. Comme il est hydrosoluble, il est entraîné en profondeur dans le sol mais aussi dans le sens de la pente (voir les arcs).

Par ailleurs ces champignons libèrent aussi des protéines particulières appelées hydrophobines, produites comme moyen de défense ; elles rendent le substrat sec et limitent ainsi la compétition potentielle d’autres espèces et de la végétation herbacée. Le champignon régule ainsi son environnement à son profit et monopolise les ressources en matière organique du sol. Cette hydrophobie créée par le champignon ne s’exprime que là où le mycélium est très dense soit sur le front qui avance. Si on traite des prés avec des ronds pourvus de ceintures mortes avec des agents humidifiants, la végétation récupère.

Enfin, au moins chez le Marasme des Oréades, on a détecté des composés cyanurés qui s’accumulent vers le front de mycélium le plus actif et le plus dense. Ce mode d’action semble moins répandu que le précédent qui a l’air de concerner la plupart des espèces.

Végétation stimulée

Là aussi, très tôt, une hypothèse avait émergé dès 1884 (Evershed) : du fait de l’action décomposante (saprotrophe) exercée par le champignon, les protéines de la matière organique consommée sont transformées en ammoniac ; celui-ci est récupéré par des bactéries du sol qui le transforment en nitrates et nitrites, soit une forme d’azote directement assimilable par les plantes. Cette accumulation d’azote dans le sol expliquerait ainsi l’herbe très luxuriante qui semble suivre le rond. Comme si le champignon semait de l’engrais derrière lui ! La végétation tuée apporterait en plus de la matière organique.

Effectivement, si on dose l’azote du sol, on observe que sa concentration maximale suit la ceinture de végétation morte en décomposition. Pour autant, cette hypothèse ne semble pas fonctionner dans tous les cas : le lien entre les nutriments libérés par les Marasmes ou les rosés des prés et la croissance de l’herbe s’est avéré très faible.

Plus récemment, on a découvert qu’en fait il s’agirait plus d’une action directe du champignon qui produit des substances imitant les phytohormones du type auxines qui stimulent la croissance des plantes : on parle de phytostimulants ou « fairy chemicals » (rond de sorcière = fairy ring ou cercle des fées en anglais !) ? Des études sur le Tricholome jaune-vert (Floccularia luteovirens) montrent que ce champignon améliore la croissance des plantules herbacées en libérant un mélange de composés chimiques volatiles stimulants. Chez le tricholome sordide (Lepista sordida), on a isolé les molécules responsables : 2-Azahypoxanthine et l’imidazole-4-carboxamide. Ces substances sont par ailleurs produites par les plantes elles-mêmes et leur procurent une tolérance aux stress et régulent leur croissance. Expérimentalement, on accroît les rendements de cultures de riz ou de blé sous serre.

Cette phytostimulation par « copiage des molécules internes des plantes » semble jouer un rôle essentiel, bien plus qu’on ne pensait. Dans les modélisations de croissance des ronds de sorcière, à elle seule cette action stimule la végétation en avant du front de mycélium là où aucune mortalité n’a encore eu lieu et donc aucun nutriment libéré !

Au final, la combinaison subtile des différents effets explique la grande variabilité des ronds de sorcières y compris pour une espèce donnée qui peut adopter plusieurs types de croissance ou passer de l’un à l’autre selon les conditions environnementales.

Pour en savoir plus sur toutes les histoires et croyances attachées à ces ronds de sorcières, rendez-vous dans la chronique : La féerie des champignons

Superbes ronds de sorcières très anciens dans un pré sec en Côte d’Or. cliché fourni par Bernard Leclercq.

Bibliographie

Process based modelling of plants–fungus interactions explains fairy ring types and dynamics Nicole Salvatori et al. Nature Scientific Reports (2023) 13 : 19118

Biogeography and shape of fungal fairy rings in the Apennine mountains,Italy. Allegrezza,M.et al. J.Biogeogr.49,353–363(2022).

Are fairy chemicals a new family of plant hormones? Hirokazu KAWAGISHI Proc. Jpn. Acad., Ser. B 95 (2019)