Rond de sorcière dans un pré (Clitocybes ?) (Cliché Michael Oram ; C.C.2.0)

12/01/2024 Dans la chronique « les ronds de sorcières des champignons », nous avons abordé, d’un point de vue scientifique rationnel, ces formations intrigantes engendrées par certains champignons. Nous avons vu à cette occasion la complexité de leur formation et des interactions champignon/sol/végétation et pu apprécier, via quelques données chiffrées, l’étonnante démesure de ces anneaux ou cercles, dans le temps et dans l’espace.

Rond de marasmes des Oréades : noter l’herbe luxuriante dans l’anneau et sur le pourtour (Cliché Luke Emski ; C.C. 4.0)

Autant dire que des figures aussi régulières (le plus souvent !) et qui grandissent (donc un peu vivantes) ne pouvaient qu’avoir marqué les esprits de nos ancêtres. Leur surnom français de rond de sorcières suffit à lui seul à donner la tonalité des explications apportées autrefois quant à leur origine. Pour autant, le registre de ces explications varie sensiblement selon les pays et illustre la diversité des relations qui se sont tissées avec le Vivant selon les pays et leurs cultures.

La fascination des anneaux

On le sait, la figure géométrique du cercle exerce depuis la nuit des temps une fascination sur l’Humain. Sa symbolique sacrée est immense et associée au Divin, à l’Unité avec un centre, le point de la création, un rayon qui représente l’expansion et la circonférence qui englobe l’Univers. On le retrouve par ailleurs dans les notions de cycle de vie ou de cycle de la vie : le mouvement éternel, perpétuel, …

Cette symbolique forte a ressurgi par exemple à partir des années 60 via ce qu’on appelle les « cercles de culture » (crop circle anglo-saxons ; des agroglyphes !) : ces cercles parfaits dessinés au milieu des cultures de céréales en couchant les chaumes et visibles depuis le ciel. Bien que de toute évidence créés de toute pièce par des Humains, ils ont suscité une foule de croyances et de théories fumeuses.

On la retrouve au centre du livre monument de J.R. Tolkien le Seigneur des Anneaux (Lord of the Rings) avec le mythique Anneau de pouvoir, sans oublier les anneaux olympiques qui symbolisent les cinq continents entrelacés ou l’anneau de mariage et sa variante, l’anneau de virginité qui a eu son heure de gloire.

Donc, les ronds de sorcières avaient tout pour interpeller et investir l’esprit des premiers Humains et de leurs descendants jusqu’à nos jours ! Et ce fût largement le cas !

Nous allons donc maintenant parcourir les différents registres explicatifs suggérés au cours des temps selon les pays et cultures en terminant par les prémices de leur explicitation scientifique qui nous ramènera ainsi aux portes de la chronique précédente : nous avons utilisé la publication synthèse d’un mycologue anglais.

Le Petit peuple

Sous ce nom (Little folk), on réunit tous ces « êtres surnaturels » qui peuplent les mythologies et les folklores de nombreuses cultures européennes, surtout nordiques : fées, trolls, lutins, elfes, gnomes, korrigans, … Depuis longtemps, on leur attribue, de diverses manières, la création de ces anneaux naturels.

L’explication classique qui revient dans de nombreux pays est celle du rassemblement de fées, pris au sens large (fairies en anglais) et qui dansent en rond tant et si bien que le sol se trouve marqué et la végétation piétinée : on explique ainsi l’anneau « mort » qui caractérise une partie des ronds de sorcière. Une variante dans le Devonshire parle de fées qui capturent de jeunes chevaux et les montent en tournant en cercles. Ainsi, une aquarelle célèbre du peintre Walter Jenks Morgan (autour de 1870-80) représente une scène de Table ronde de fées, assises sur des champignons. Ceci explique les noms anglais de ces anneaux : fairy rings (anneaux de fées), fairy dances (danses), fairy walks (sentiers) ou fairy grounds (terrains).

Féériques

W. Shakespeare y fait allusion dans une de ses pièces, La Tempête (1610) quand un des personnages, Prospero dit (traduction personnelle … pas facile !) : Vous, semi-marionnettes, qui, au clair de Lune, faites les anneaux verts et aigres, que la brebis ne broute pas ; et toi, dont le passe-temps est de faire des champignons de minuit… ». Il faisait ainsi allusion aux anneaux d’herbe drue et luxuriante qui accompagnent la plupart des ronds de sorcières et dont nous avons expliqué l’origine. Effectivement, on sait que les moutons au moins ne broutent pas cette herbe « dopée » par le champignon.

Bien plus explicite est l’histoire du Vicaire Hart relatée par J. Aubrey (1626-1707) en 1663. Cet écrivain est surtout connu comme un des fondateurs de l’archéologie britannique : il est célèbre pour avoir mis en évidence une série de 56 « creux », surnommés « Aubrey holes », disposés en cercle à l’intérieur de l’enceinte du site de Stonehenge … un anneau de mégalithes ! Avec un tel pedigree, on comprend de suite son intérêt pour les anneaux et leur lien évident pour lui avec les « fairies ». Voici l’histoire résumée de la mésaventure de ce Vicaire qu’il connaissait personnellement :

Une nuit, Mr Hart marchait par les collines ; alors qu’il se trouvait près d’un rond de sorcière, il fut surpris de voir une quantité de « pygmées ou de très petites gens », dansant en cercle et chantant et faisant toutes sortes de sons étranges. Incapable de s’enfuir (sans doute déjà sous l’effet d’un enchantement magique), il resta là, immobile. Finalement, toutes ces petites gens le regardèrent et se ruèrent sur lui, l’entourant et le faisant tomber à terre. Là, ils s’agglutinèrent autour de lui tout en le pinçant sans arrêt et en faisant un petit bruit rapide de bourdonnement (les fées ont des ailes de libellule !). Finalement, ils l’abandonnèrent et, quand le jour se leva, il se retrouva au milieu du rond de sorcière. Il avait eu beaucoup de chance de ne pas avoir été enlevé. Pour autant, à son retour le lendemain matin, il découvrit que vingt ans s’étaient écoulés depuis sa rencontre avec les petites gens !!!

Gravure T. H. Thomas intitulée « Plucked from the Fairy circle » : un homme tente de retenir son ami envoûté par le cercle de danse (Domaine Public)

Vous voilà prévenus si vous gambadez de nuit dans des prés avec des ronds de sorcières !  

Sulfureux

Dans la plupart des autres pays dont la France, les êtres invoqués sont plutôt maléfiques même si dans le Sussex anglais on les nomme localement hag tracks, soit sentiers de sorcières !

Au Danemark, on invoquait des elfes faits d’une matière si chaude qu’elle irradiait de leur corps et brûlait la terre quand ils dansaient en cercles. Au Tyrol, le sol nu de l’anneau avec sa végétation roussie provenait d’un dragon qui volait en cercle en laissant traîner sa queue au sol, laquelle brûlait le sol !

En Hollande, c’est Old Nick, le diable en personne qui parcourait la campagne pour traire le lait des vaches qu’il mettait dans une énorme baratte portée sur son dos. De temps en temps, il faisait une pause et posait la baratte géante au sol : le lait devenu satanique devenait chaud comme les feux de l’Enfer et brûlait le sol.

En France, ce sont donc les Ronds de sorcière et la version allemande, Hexen ringe : la nuit de Walpurgis, sorciers et sorcières dansaient en cercle. Cette nuit des sorcières est connue depuis le 8ème siècle et on la situait dans la nuit du 30 avril au 1er mai ; elle équivaut au sabbat des sorcières. Elle symbolisait la fin de l’hiver avec la plantation de l’arbre de Mai. En France, la légende ajoute en plus un énorme crapaud au centre de l’anneau, l’animal classiquement associé aux sorcières.

Cette association avec la magie « noire », mélangée néanmoins avec la « bonne » magie selon les circonstances, a engendré diverses croyances quant au pouvoir magique de ces anneaux hors la présence de ses « habitants ». En Ecosse, si une jeune fille voulait améliorer l’apparence de son visage, elle devait collecter de la rosée un matin de Mai et se l’appliquer sur le visage ; si, en plus, elle récupérait cette rosée au centre d’un rond de sorcière et qu’elle s’y tenait pendant l’application, alors elle était transformée en une vieille femme couverte de boutons ressemblant à une sorcière. 

Localement, on en faisait au contraire des lieux privilégiés pour renouer avec la chance ou trouver des indications de trésor, accessible seulement avec l’aide des fées ou des sorcières. Le simple fait de marcher au centre portait bonheur mais ailleurs ce sera plutôt du malheur !

Causes naturelles

Les anciens, faute d’explication rationnelle, se rabattaient souvent vers les animaux comme cause. On en trouve plusieurs versions pleines d’imagination.

En hiver, on déposait souvent une grosse botte de foin dans un pré pour nourrir le bétail resté au champ. Comme les vaches se rassemblent en cercle pour manger ce foin, elles ont donc toutes leurs arrières trains alignés selon un cercle. Et, naturellement, tout en mangeant, elles laissent tomber des bouses. Lesquelles en s’accumulant devenaient du fumier : ainsi, expliquait-on l’anneau d’herbe luxuriante que le petit Peuple ne permettait pas d’expliquer ! Problème : on trouve des ronds dans des prés ou en forêt, sans bétail ! Une variante faisait référence aux chèvres ou chevaux qu’on attache parfois à une longue chaîne leur laissant la possibilité de brouter dans un pré non clos sans s’échapper.

Ceci nous amène à préciser qu’on peut observer dans les prés de « faux ronds » : soit les emplacements d’abreuvoirs circulaires déplacés ou les sites d’affouragement où le bétail vient se servir et se dispose souvent en cercle autour du dispositif !

Au début du 18ème, on a invoqué le rut des hérissons pendant lequel les mâles pourchassent effectivement de manière très assidue les femelles et parfois en tournant en rond ; le piétinement générait l’anneau de terre nue. Mais, bon, dans ce cas, les cercles devaient être tout petits ! Par ailleurs, on connaît un comportement identique chez les chevreuils en rut et là aussi on peut trouver des cercles piétinés mais qui ont au plus deux à trois mètres de rayon et sans que des champignons ne s’y développent.

Autres espèces incriminées : les bandes d’étourneaux qui s’étalent en cercles quand ils piochent la terre de leur bec pour chercher des larves. Ou encore des fourmis qui tournent en cercles : un auteur du 18ème raconte qu’il a vu des fourmis tourner en cercle pendant 30 minutes, faisant chacune 20 tours pendant cette période ! Reste à expliquer commet le passage même répété de fourmis peut créer un anneau de terre nue !

Enfin, la bave des escargots, quand elle tombe au sol pouvait engendrer par génération spontanée des champignons : croyance liée à l’aspect de certains champignons !

Feu et fumée

J. Aubrey, déjà cité ci-dessus, publie entre 1656 et 1691 une « Histoire Naturelle du Wiltshire » : là, il compare les ronds de champignons à des ronds de fumée ou à des « taches de teigne ». Cette maladie cutanée est due à un … champignon et les anglais la nomment ringworm. Sans le savoir, il avait fait un rapprochement avec la vraie nature des ronds de champignons ! Mais, finalement, il conclut qu’ils sont provoqués par une exhalaison d’une « vapeur souterraine fertile », avec l’image de la terre qui fait des … pets ! La poésie est partout !

En 1790, Erasmus Darwin, le grand-père de Charles Darwin, médecin botaniste, inventeur iconoclaste, propose une nouvelle hypothèse : les ronds proviennent d’éclairs qui frappent le sol ; il ajoutait qu’au centre, il y avait un morceau de terre noire durcie pour chaque anneau qui témoignait de cet impact. Cette théorie avait été alimentée par des observations rapportées d’éclairs frappant le sol suivis plus tard de la formation d’un anneau de champignons.

Désenchantement

Finalement, c’est en 1792, que William Withering (1741-1799) va rompre tout cet enchantement d’explications irrationnelles en révélant la vraie nature des ronds de sorcières. Ce botaniste médecin, géologue, chimiste, est surtout célèbre pour sa découverte de la substance active des digitales, la digitaline et ses effets sur le cœur. Il prend simplement la peine de creuser le sol au centre d’un rond de sorcières généré par des Marasmes des Oréades : il y trouve une masse cotonneuse blanchâtre qu’il identifie comme du « blanc de champignon » ou mycélium. Il l’associe à la production de carpophores à la périphérie de l’anneau, là où se trouve le front de mycélium en progression.

D’ailleurs, le marasme en question, très commun, est surnommé en anglais Fairy ring mushroom, le champignon des ronds de sorcières ; effectivement, ce champignon est un spécialiste de la chose ! Son nom officiel français de Marasme des Oréades renvoie quant à lui aux nymphes des montagnes et des grottes parmi lesquelles figurent quelques « célébrités » mythologiques comme Écho et Chélone.

Une des 5 photos de la série Cottingley Fairies (source : site https://www.historic-uk.com/)

Malgré la diffusion de cette découverte, on continua au 18 et 19èmes siècles à entretenir le lien avec les fées en Grande-Bretagne. Un exemple célèbre illustre ceci : le grand écrivain Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes, était un spiritualiste convaincu ; il avait été « retourné » par la publication d’une série de cinq photos célèbres, virales à l’époque (un exemple précoce de fake aboslu) qui mettaient en scène des jeunes filles en compagnie de minuscules fées transparentes (Cottingley Fairies). Dans son livre de 1922, The coming of the fairies, il écrivait :

On peut affirmer et on ne peut nier que, une fois formés, les anneaux, quelle que soit leur cause, offriraient un parcours très charmant pour une danse en cercle autour de l’anneau. Certes, de tout temps, ces cercles ont été associés aux gambades du petit peuple.

Finalement, nous terminons cette chronique comme elle a commencé : avec les fées ! Ça tombe bien : c’est le titre du dernier livre de S. Tesson qui est parti à leur rencontre sur la côte atlantique. Nous verrons, avec ce livre entre autres, dans une prochaine chronique, que les fées sont plus que jamais d’actualité et qu’on devrait, peut-être, plus les convoquer (sans avoir besoin d’y croire) pour nous rapprocher du vivant : elles peuvent nous servir de médiateurs, d’intermédiaires avec l’ensemble du Vivant.

Bibliographie

FAIRY RINGS GORDON RUTTER Field Mycology Volume 3(2), April 2002