Talpa

24/01/2024 Tout un chacun sait que les Taupes qui vivent en France (trois espèces différentes très proches) sont des animaux entièrement fouisseurs passant l’essentiel de leur vie sous terre ; cependant, elles peuvent faire des incursions à l’air libre et s’y déplacer sur de grandes distances.

Leur activité de super fouisseurs ne passe pas inaperçue via les taupinières qu’elles bâtissent avec un zèle remarquable. Cette vision familière donne l’impression que nous les connaissons bien. Or, toute leur vie souterraine, dont l’activité fouisseuse, nous est complètement inaccessible. Leur morphologie reste même inconnue de la majorité des gens car ce n’est pas si souvent qu’on en trouve des individus morts à l’air libre.

On pressent bien que creuser des galeries sous terre dans l’obscurité totale, déblayer des kilos de terre, entretenir tout ce réseau ne doit pas être très simple et que cela suppose des adaptations anatomiques très particulières. En fait, on n’a vraiment commencé à connaître leur biologie souterraine que depuis la seconde moitié du 20ème siècle et tout n’est pas élucidé y compris au niveau du fonctionnement mécanique de leurs pattes ! Ces études montrent que les Taupes sont réellement de super expertes, uniques dans leur mode de fouissage, avec des adaptations qui laissent sans voix !

Talpidés

Les Taupes au sens large se classent dans une famille, les Talpidés (de Talpa, le nom de genre des Taupes européennes), elle-même incluse dans un groupe au nom ésotérique, les Eulipotyphles. Là, elles côtoient trois autres familles : les Solénodontes sortes de grands rats à museau de musaraigne, propres aux Antilles ; les Hérissons et les Gymnures ou « Hérissons poilus » à allure de rongeurs (Erinacéidés) ; les Musaraignes (Soricidés) représentées en France par six espèces dont l’un des plus petits Mammifères au Monde, le Pachyure étrusque (2 grammes !).

La famille des Talpidés compte 59 espèces toutes fouisseuses mais à des degrés très divers. Ainsi, les Desmans, dont une espèce vit en France dans les torrents pyrénéens, se nourrissent dans l’eau mais creusent des cavités dans les berges ; la taupe à nez étoilé d’Amérique du nord (Condylura), remarquable par ses narines couronnées d’une grosse vingtaine d’appendices vermiformes tactiles, se déplace autant dans l’eau que sous terre.

La famille des Talpidés comprend trois sous-familles : les musaraignes- taupes d’Asie orientale peu spécialisées dans le fouissage ; les Taupes du Nouveau-Monde (Scalopinés) très proches d’aspect des Taupes européennes ; les Talpinés enfin regroupent les Desmans, une espèce d’Amérique du nord particulière mi Taupe-mi Musaraigne (Neurotrichus) et divers genres eurasiatiques de Taupes dont le genre Talpa représenté en Europe.

Dans la suite de la chronique, une partie des données scientifiques utilisées a été obtenue à partir de l’étude d’espèces nord-américaines (Scalopinés) ; nous avons considéré que l’on pouvait transposer aux Taupes européennes vu le fort apparentement.

Reconfiguration totale

Le plus frappant chez les Taupes, c’est leur physique vraiment déroutant et sans équivalent chez les Mammifères … sauf deux groupes de « copieuses » que nous évoquerons en fin de chronique.

Il y a d’abord cette silhouette dodue, ramassée, cylindrique de la tête à l’extrémité : sous sa fourrure dense et douce, on a l’impression qu’elle n’a ni cou, ni thorax. Une silhouette qui est une image en positif de la forme de ses galeries. La tête est prolongée par un museau allongé et les yeux sont virtuellement invisibles et à l’arrière une petite queue dépasse un peu.

Mais le plus sidérant, ce sont les membres antérieurs qui s’imposent au regard par leur taille et leur disposition inhabituelle : en posture de repos, ils sont non pas sous le corps, comme d’habitude chez des Mammifères terrestres, mais sur les côtés et semblent implantés en avant du cou, à la hauteur de la base du crâne. En plus, on ne voit pratiquement de chacun d’eux qu’une grande main plate, la paume dénudée, ouverte sur le côté (et pas par en dessous) et arborant cinq grandes griffes puissantes. On dirait deux pelles !

La posture de l’animal fait penser à un nageur allongé qui se prépare à entamer un mouvement de brasse, paumes écartées pour appuyer sur l’eau. Au passage, on comprend à ce détail pourquoi la Taupe est un excellent nageur : elle est capable de traverser de grands canaux et a ainsi colonisé des polders fraîchement exondés en Hollande.

Par opposition, les membres postérieurs semblent tout petits ou plutôt de taille normale par rapport au corps mais « écrasés » par la prééminence des antérieurs.

Même si pour l’instant il ne s’agit que d’observations externes, avec la fourrure qui enveloppe tout et masque les articulations, on pressent qu’un grand chamboulement a eu lieu dans le corps de cet animal en lien avec son mode de vie très particulier. Allons donc voir à l’intérieur ce qu’il en est réellement.

Gros bras

Nous n’évoquerons ici que les aspects liés au squelette car il existe d’autres domaines où on peut observer des adaptations prononcées au fouissage et à la vie souterraine (audition ; sang ; …)

Capture écran d’après 4/Biblio

Commençons donc par l’anatomie des « pattes avant », les membres antérieurs. En bon Humain que je suis, je vais m’appuyer sur notre propre squelette qui a l’avantage de nous être quand même un peu familier (même si nous ne le voyons pas souvent !!) pour se repérer et apprécier l’ampleur des transformations intervenues dans la lignée des Taupes.

British Museum ; DP
Squelette de membre antérieur de profil et de face

Même si on se sent un peu perdus d’emblée face à ce squelette de membre antérieur de Taupe, on retrouve néanmoins les trois grands segments typiques ; en partant de l’extrémité : la « main » et le poignet avec les phalanges, les métacarpes et le carpe ; puis l’avant-bras et le coude avec deux os, le radius et le cubitus (aussi appelé ulna) ; enfin, le bras avec un seul os, l’humérus.

Le tout s’articule sur le thorax via la ceinture scapulaire (l’épaule) avec notamment une omoplate. Mais, la ressemblance s’arrête à la seule présence de tous ces éléments, communs à tous les Mammifères terrestres ; pour le reste, il va falloir s’accrocher pour faire les correspondances !

L’os le plus « déformé » est sans conteste l’humérus : précisons que cette appréciation ne vaut que parce que nous comparons à notre squelette ; si on procédait dans l’autre sens en comparant le squelette humain à celui de la taupe, nous dirions que notre membre est très déformé. Les squelettes sont différents : c’est tout !

En tout cas, l’humérus de la Taupe est hautement spécialisé : très court et massif, au lieu d’être plus ou moins vertical comme chez les autres Mammifères ; il est orienté obliquement, sur les côtés selon un angle plutôt aigu. De ce fait, en contrebas, l’articulation du poignet se retrouve presque à la hauteur de l’épaule ce qui place la main dans sa position latérale typique observée ci-dessus.

L’humérus sert de site de fixation à divers muscles très développés et qui représentent à eux seuls 75% du volume de musculature du membre antérieur : des bras de Popeye ! Il est étonnamment élargi (au lieu de classiquement allongé) ce qui facilite sa rotation en force pendant les phases de creusement par « pelletage » latéral. Il y a de plus une large séparation entre sa tête articulaire et un tubercule qui sert de point d’insertion aux principaux muscles rotateurs. Ceci donne à ces muscles un fort pouvoir mécanique.

Il y a encore d’autres curiosités anatomiques sur cet humérus (dont des encoches) qui en font le pivot central de l’activité fouisseuse. Cela dit, rien d’étonnant à cette prééminence de l’humérus et de sa rotation car on la retrouve dans le squelette d’autres Mammifères fouisseurs qui fonctionnent en mode « coups de pelle » avec les membres antérieurs.

Épaule, avant-bras et main

Évidemment, la ceinture scapulaire est elle aussi profondément transformée : contrairement au schéma habituel, l’omoplate, très allongée, est orientée horizontalement et s’avance très en avant vers la nuque ce qui amène la zone d’articulation avec l’humérus (cavité glénoïde) très en avant : d’où cette impression des « pattes au niveau de la tête » (voir ci-dessus). Ainsi, les membres antérieurs peuvent être étendus très en avant au-delà de la pointe du museau ; la forme de la cavité glénoïde plus elliptique que ronde impose des rotations de l’humérus uniquement dans un plan horizontal.

L’avant-bras est lui aussi très transformé : radius et cubitus sont méconnaissables avec leur forme courte et trapue ; ils peuvent ainsi supporter les extraordinaires forces générées par le fouissage. Quand on le compare avec celui de ses proches cousines, les Musaraignes (voir ci-dessus), on note ce très fort raccourcissement et épaississement de l’avant-bras. La cavité d’articulation du cubitus (olécrâne) au niveau du coude est renforcée par un processus allongé (astérisque sur la photo) qui apporte un avantage mécanique rarement observé chez les autres Mammifères.

Enfin la main, la partie la plus visible, n’est pas en reste même si elle nous rappelle quand même un peu la nôtre ! Les métacarpiens (les os de la paume) sont très raccourcis ainsi que la première série basale de phalanges : là encore, ceci permet de supporter les forces imposées lors du fouissage.

Par contre, les cinq phalanges terminales sont inversement très allongées et portent de grandes griffes en forme de spatule, offrant ainsi une large surface pour gratter la terre. Un os supplémentaire (sésamoïde) très robuste se rajoute à ces os classiques et court sur le bord interne de la main au milieu du doigt n°1 : on le nomme os falciforme du fait de sa forme courbée. Il élargit la surface de la main, permettant d’excaver plus de terre à chaque pelletée mais ne bouge pas. Autrement dit, la Taupe a presque six doigts comme le Grand panda et son pseudo-pouce en plus !

Des études biomécaniques très pointues s’appuyant sur des techniques modernes ont exploré en détail le fonctionnement de tout l’ensemble en 3D et avec le jeu des muscles, ligaments et tendons : j’avoue avoir renoncé à comprendre devant la complexité des processus en trois dimensions. Les amateurs peuvent se référer à la bibliographie.

Le reste du squelette

La cage thoracique est très élargie transversalement. La partie supérieure du sternum (manubrium) s’allonge tandis qu’une carène se déploie ventralement sur presque toute sa longueur, servant de point d’insertion aux puissants muscles pectoraux.

Cliché Didier Descouens C.C. 4.0

La Taupe doit effectuer des rotations importantes de son corps au cours de ses activités de creusement (voir ci-dessous) : celles-ci s’effectuent essentiellement au niveau thoracique avec des modifications dans les articulations intervertébrales ; les trous intervertébraux (foramens) sont élargis ce qui prévient le pincement des nerfs émanant de la moelle épinière. Par contre, les flexions verticales ont lieu plutôt dans la partie lombaire.

En dépit de l’apparence d’absence de cou extérieurement, il y a bien des vertèbres cervicales mais, contrairement à une idée reçue, la Taupe ne se sert pas de sa tête (et donc de son cou) pour pousser la terre hors des galeries au niveau d’une taupinière.

Le bassin aussi est très allongé et orienté presque parallèlement à la colonne vertébrale ; des soudures internes le rendent très « bloqué » et, de ce fait, il se trouve bien plus solidement arrimé au squelette axial que chez la majorité des Mammifères. La fossette où vient s’emboîter la tête du fémur (acétabulum) est tournée sur le côté et se retrouve à hauteur de l’axe de la colonne vertébrale.

Finissons avec les membres postérieurs : comme nous l’avons signalé, ils semblent étonnamment « ordinaires », comparés aux antérieurs ! Ils sont raccourcis surtout au niveau du tibia-péroné et du pied. Ainsi, les pattes arrière ont plus de force pour s’appuyer sur les parois des galeries mais aussi pour pousser la terre. Plus longues, elles gêneraient aussi problèmes les déplacements dans les galeries qui se font à grande vitesse !

Action !

Voyons maintenant comment la Taupe met tout cet attirail d’ultra-spécialisations squelettiques en jeu pour mener sa vie de Taupe, sous terre.

Quelques chiffres d’abord pour apprécier la qualité de l’athlète. Une Taupe adulte creuse des centaines de mètres de tunnels et galeries allant jusqu’au kilomètre ! A chaque poussée latérale d’une seule de ses mains, une Taupe génère une force équivalente à 30 fois le poids de son corps et elle peut maintenir cet effort dans la durée. Pour comparaison, un haltérophile bien médaillé ne peut soulever que l’équivalent de 3 fois le poids de son corps et avec ses deux mains et pas longtemps. Ça tombe bien : de toutes façons la Taupe aurait été incapable d’applaudir l’exploit humain vu la position de ses mains !  Encore des exploits : une Taupe de 80 grammes a soulevé 1,5kg de terre en 1h 30 : un homme de 70 kg devrait pour l’égaler déplacer 10 tonnes en une heure. Ça suffit les humiliations : passons aux modalités.

La Taupe a deux modes opératoires assez différents. En effet, elle creuse deux types de galeries/tunnels : des galeries très superficielles dans un sol meuble et lâche ou des galeries profondes en sol compact.

Les premières sont creusées juste sous la surface et servent de galeries de chasse. On les repère extérieurement sous la forme de lignes de terre craquelée, soulevée en léger dôme et, point majeur, sans être accompagnées de taupinières. La Taupe creuse et donc dégage le sol meuble mais, au lieu de l’évacuer (voir le second cas), elle le tasse contre le toit du tunnel dégagé, formant comme une arche de renforcement (très fragile !).

Dans ce cas, elles se sert d’une de ses mains en ayant au préalable fait pivoter son corps sur le côté pour orienter la « pelle » vers le toit ; l’autre main lui sert d’appui contre le plancher du tunnel. Je passe sur les détails biomécaniques qui montrent que les mouvements et muscles mis en jeu sont sensiblement différents de ceux impliqués dans le second type. Les mouvements dans ce cas sont relativement lents et elle change régulièrement de côté en pivotant son corps : la forme cylindrique de celui-ci prend alors tout son sens !

Pour les galeries profondes dans un sol compact, la technique est radicalement différente. Elle gratte avec ses deux mains pour creuser en avançant ; la terre est rejetée vers l’arrière à l’aide des membres postérieurs notamment. Quand elle a accumulé une certaine quantité de terre, elle fait la culbute (salto arrière !) dans sa galerie en s’appuyant sur ses membres antérieurs bien écartés contre les parois. Une fois en sens inverse, elle pousse la terre avec les pattes avant. Quand elle arrive à la hauteur d’un orifice de déblaiement, elle tourne ses épaules de côté et positionne une des deux mains en mode poussée vers le haut ; l’autre main et les deux pieds servent à la guider dans sa progression.

« Copieuses » ?

La famille des Talpidés (voir ci-dessus) n’est représentée que dans l’Hémisphère nord. Or, on connaît dans l’Hémisphère sud deux types d’animaux qui ressemblent furieusement à des Taupes au moins en apparence et qu’on a d’ailleurs nommé ainsi.

En Afrique du sud, dans les déserts de Namibie et du Kalahari et dans quelques massifs montagneux, vivent les taupes dorées (famille des Chrysochloridés ; 21 espèces) qui ne creusent que des galeries superficielles dans le sable. Elles n’ont pas d’yeux ni oreilles externes et leur corps cylindrique porte aussi des membres courts.  Par contre, elles n’ont que quatre doigts aux mains (avec aussi des griffes puissantes) ; celles-ci ne sont pas tournées latéralement et leur avant-bras comporte un os supplémentaire au lieu de deux, particularité unique chez les Mammifères !

Dans les déserts sableux australiens vivent deux espèces très proches de Taupes marsupiales (genre Notoryctes). Même allure que nos Taupes mis avec seulement deux doigts armés de grosses griffes à l’avant ; leurs dents sont réduites contrairement à celles des Taupes du Nord bien développées. Un détail curieux : elles ont bien une poche marsupiale mais elle s’ouvre vers l’arrière ce qui lui évite de se remplir de sable !

Si on replace ces animaux dans la Classification des Mammifères, on constate qu’ils ne sont pas du tout apparentés (à part être aussi des Mammifères) aux Talpidés. Les Taupes marsupiales s’insèrent dans la lignée des Marsupiaux qui est la plus ancienne dans l’arbre des Mammifères juste après les Monotrèmes (Échidnés et Ornithorynque). Les Taupes dorées, quant à elles, font partie d’un groupe peu connu, les Afrosoricides sur une branche très éloignée de celles des Eulipotyphles où se trouvent les Taupes.

Elles se ressemblent sans être aucunement apparentées étroitement : il s’agit d’un exemple typique d’évolution convergente dans des lignées indépendantes, un processus très répandu. Un même mode de vie, ici le fouissage souterrain, induit les mêmes adaptations et aboutit à une convergence des formes.

G. Lecointre dans Classification phylogénétique du Vivant (tome 2 ; p. 503) le résume très bien :

« … les Mammifères ont produit dans leur évolution trois fois des formes de type « taupe » : une fois en Afrique avec les Chrysochloridés, une fois dans la région holarctique avec les Talpidés et une fois en Australie avec les Marsupiaux Notoryctidés. »

Donc en fait tout le monde a copié tout le monde ! D’ailleurs, pour décider si l’une est copieuse, il faudrait avoir qui est la plus ancienne, sous-entendue quelle lignée est apparue en premier. Les Marsupiaux sont certes très anciens mais ça ne veut pas dire que les taupes marsupiales le soient aussi !

Dernier point surprenant : dans le groupe des Afrosoricides où se trouvent les Taupes dorées, on a aussi des « faux » hérissons, les Tenrecs-hérissons de Madagascar, et de fausses loutres, les potamogales d’Afrique ou loutres-musaraignes !

Bibliographie

1)Adaptations for digging and burrowing. N. J. Kley ; M. Kearney ; chapter 17 (pp. 284-309) in FINS INTO LIMBS. Evolution, Development, and Transformation. B. K. Hall. The University of Chicago Press. 2007

2)Peculiarities of the thoracic-lumbar vertebral morphology in common mole, Talpa europaea (Lipotyphla, Talpidae) in connection with its burrowing activity Vladimir V. Platonov Russian J. Theriol. 1 (2): 111-115, 2002

3)Cinefluorographical study of the burrowing movements in the common mole, Talpa europaea (Lipotyphla, Talpidae) Petr P. Gambaryan, Jean-Pierre Gasc & Sabine Renous Russian J. Theriol. 1 (2): 91-109, 2002

4)How moles destroy your lawn: the forelimb kinematics of eastern moles in loose and compact substrates Yi-Fen Lin et al. Journal of Experimental Biology (2019) 222, jeb182436.