Liriodendron tulipifera

Feuillage jaune d’or du tulipier en automne

Ce titre étrange veut d’abord faire écho à une précédente chronique consacrée aux fleurs des magnolias (à relire si possible avant celle-ci !). Mais, surtout, il annonce un autre point de vue sur les magnolias ou plutôt sur deux membres de cette famille qui se distinguent par diverses originalités dont une liée au vent ! Dans la famille des Magnoliacées, on dénombre 227 espèces réparties dans deux genres seulement : l’un, le genre Magnolia, les magnolias populaires, regroupe … 225 espèces tandis que l’autre, le genre Liriodendron, les tulipiers populaires, n’en compte que deux. Bien que présentant des ressemblances au niveau de leurs fleurs avec les Magnolias (voir donc la chronique précédente !), ils en différent nettement par un ensemble de caractères propres qui en font une lignée nettement divergente au sein de cette famille aux racines évolutives relativement anciennes. Ces deux espèces vivent l’une en Asie orientale et l’autre en Amérique du nord : cette dernière, le tulipier de Virginie, nous est devenue relativement familière car elle est de plus en plus plantée comme essence ornementale notamment en ville.

Coups de ciseau

Si dans sa patrie d’origine, la moitié orientale des U.S.A., le tulipier de Virginie peut atteindre jusqu’à 50 mètres de haut, sous nos climats il dépasse rarement des records de 30-35m pour les plus beaux spécimens anciens. Cet arbre au feuillage caduc se remarque par sa silhouette élancée avec un long fût bien droit en forme de colonne large.

Pour le reconnaître entre tous, il suffit de regarder son feuillage unique (sauf pour l’autre espèce, le tulipier de Chine mais très rare en culture chez nous). Les feuilles assez grandes sont d’un vert foncé luisant dessus et blanc bleuté dessous (glauques disent les botanistes) ; en automne, elles virent au jaune doré du plus bel effet surtout qu’elles persistent assez tardivement avant de tomber. Mais ce qui interpelle le plus, même pour un néophyte en botanique, c’est leur forme : de contour grossièrement carré, elles se terminent au sommet par deux lobes pointus séparés par une échancrure large et profonde, le tout comme taillé aux ciseaux, avec des bords bien droits ! Deux grands lobes latéraux vers la base, taillés de la même manière, complètent cette silhouette unique et très inhabituelle. Ajoutons les nervures primaires proéminentes disposées en arêtes de poisson (pennées).

Un long pétiole mince de 5 à 10 cm de long maintient la feuille en position relevée, un peu inclinée, d’une manière qui optimise la capture de la lumière dans la couronne ample. L’aspect blanchâtre du dessous qui réfléchit un peu la lumière tient à la présence d’une couche continue de cire doublée d’un réseau dense de cristalloïdes en forme de baguettes anguleuses disposées en plusieurs couches empilées ; sur le dessus, il y a aussi de la cire mais la structure des cristalloïdes y est moins organisée.

Oreilles de Mickey

Jeune rameau au printemps avec les feuilles juste écloses et les stipules encore bien visibles à la base des longs pétiole minces

Le feuillage offre une seconde originalité au moment du débourrement printanier. En hiver, les gros bourgeons de feuilles se remarquent à leur forme originale en mitre aplatie et à leur teinte souvent rougeâtre ; mais dès le déclenchement de la pousse des feuilles et des rameaux, ils disparaissent à la vue, cachés par deux « feuilles » ovales qui se développent à leur base : deux stipules (feuilles modifiées sous-tendant le pétiole) de grande taille qui grandissent en même temps que la feuille et la pousse s’accroissent ce qui est très original. A elles deux, elles englobent ainsi complètement la jeune feuille en train d’émerger du bourgeon devenu caché : elles assurent donc une fonction de protection envers les aléas climatiques qui pourraient affecter la fragile jeune pousse ; elles vont persister tant que la feuille ne sera pas complètement dépliée puis jaunir et tomber.

L’éclosion de la jeune feuille donne lieu à un spectacle surprenant et très élégant : elle sort avec son long pétiole replié sur lui-même si bien qu’elle reste le plus longtemps possible entre les deux stipules tandis que le pétiole commence à émerger. Le limbe de la jeune feuille est aussi plié en deux selon la nervure centrale. Finalement, elle se relève et se déploie tel un serpent émergeant des deux oreilles à la base ! Une nouvelle feuille va se former sur la pousse qui pointe et monte à la base de la première feuille arborant à son tour une nouvelle paire de stipules, annonce d’une seconde feuille … et ainsi de suite. Vraiment une scène qui vaut le détour !

En tout cas, ce dispositif de protection très original et élaboré casse l’image de « plante primitive » qu’on tend à associer aux magnolias pour le simple fait qu’ils appartiennent à une lignée ancienne au sein des plantes à fleurs ; ils possèdent leurs propres innovations tout aussi sophistiquées que celles des autres plantes issues de lignées plus récentes !

Jeune pousse avec déjà quatre étages successifs de feuilles

Fleurs de tulipe

Floraison splendide du tulipier fin mai : une fleur par rameau terminal

Le nom populaire de tulipier, on l’aura compris, vient de la vague ressemblance des fleurs avec des tulipes ; d’ailleurs, ce terme est souvent appliqué aussi à des magnolias cultivés, notamment dans les jardineries. Des esprits avides de trouver des signes ésotériques ont même vu dans la silhouette du sommet de la feuille le dessin stylisé d’une fleur de tulipe en coupe ! Les anglo-saxons le nomment aussi tulip-tree mais les botanistes avaient opté pour Liriodendron qui signifie arbre (dendron) à lis (lirion) !

Second moment de grâce à ne pas rater si vous avez un grand tulipier planté près de chez vous : la floraison qui a lieu de mai à juillet chez nous mais ne concerne en général que sur des arbres d’au moins 20-25 ans. Les boutons floraux apparaissent après la pousse du feuillage : gros (4cm de long), ovoïdes, ils sont protégés là encore par une paire de stipules de la feuille associée à la fleur sous forme de deux valves triangulaires qui tombent rapidement à l’éclosion.

Quelle délicatesse et quelle élégance : on ne s’en lasse pas ! On est loin de l’opulence presque outrancière des cousins Magnolias et des couleurs vives qui les caractérisent : des fleurs isolées mais nombreuses (souvent plutôt dans la cime malheureusement !) en forme de coupe relevée d’un jaune verdâtre avec des lavis oranges superbes à l’intérieur. On dénombre trois « sépales » externes étalés vert jaunâtre puis six « pétales » dressés nettement plus jaunes portant chacun une tache ou bande orangée vers leur base interne. Ensuite, on trouve plusieurs ranges d’étamines et enfin, au centre, sur un long réceptacle mince dressé en forme de cône les nombreux ovaires serrés, chacun porteur d’un stigmate recourbé. On reconnaît donc pleinement la structure typique des fleurs de magnoliacées (voir la chronique Magnolias for ever).

La floraison généreuse s’étale sur deux à six semaines et a lieu en principe tous les ans sur les grands arbres qui peuvent atteindre 200 ans d’âge.

Fleurs à la peine ?

A priori, on aurait tendance à croire qu’une telle débauche florale avec des fleurs aussi voyantes doit s’accompagner d’un taux de réussite élevé quant à la fécondation et la production de graines. Cependant, la réalité semble bien plus nuancée ! La période de réceptivité des stigmates des ovaires commence dès l’éclosion : ils sont alors bien tendres et clairs ; au bout de deux à trois semaines, ils virent au brun et ne sont plus réceptifs tandis que les fleurs persistent encore. L’attraction des pollinisateurs repose sur la production de nectar secrété au niveau des zones teintées en orange des pétales ; or, d’un individu à l’autre, on observe de fortes différences dans l’étendue de ces zones oranges dans les fleurs : il y aurait donc des individus piètres pollinisateurs ! En Amérique et en Europe, les principaux pollinisateurs sont des insectes très généralistes : mouches, scarabées, abeilles domestiques et bourdons. Mais leur efficacité semble très relative pour la plupart vu la structure très ouverte des fleurs ; en Amérique peuvent s’y ajouter les colibris mais eux aussi ne transportent que très peu de pollen. De ce fait, le succès de la pollinisation reste très limité dans la nature : au maximum, on trouve 35% des fruits élémentaires (voir ci-dessous) contenant chacun une ou deux graines viables formées alors que si on intervient manuellement, on peut atteindre 90%. L’autopollinisation reste possible et fréquente mais donne souvent des graines malformées ou des plantules après germination à faible vitalité. Il y a donc clairement une insuffisance au niveau de la pollinisation : peut-être que les tulipiers ont coévolué avec des assemblages de pollinisateurs différents, plus efficaces, mais aujourd’hui disparus (notamment après les glaciations quaternaires qui ont fortement affectées la répartition du tulipier) ?

Le même phénomène s’observe chez le tulipier de Chine, espèce menacée dans son aire d’origine : la production de graines y reste limitée ; le nombre d’ovaires par fleur varie selon les populations et plus il y en a plus il y a de chances d’avoir des graines. Les petites populations isolées suite à la fragmentation des habitats (déforestation) connaissent de fortes réductions dans la production de graines (moins de 10% des ovules) ; il y a localement des insuffisances en pollinisation mais parfois, en dépit de taux élevés de dépôt de pollen sur les stigmates, la production de graines reste quand même inférieure à 10%. D’autres facteurs interviendraient comme les ressources alimentaires des arbres ou des aspects génétiques liés à la consanguinité dans ces populations isolées. Une population étudiée sur deux années a connu ainsi un ratio graines/ovules anormalement bas variant entre 0,88 et 1,88% !

Faux cônes

Pseudo-cônes de fruits secs en automne ; certains sont déjà ouverts et en partie désarticulés

Après la floraison, sépales, pétales et étamines tombent (laissant des cicatrices visibles) et il subsiste un groupe de fruits secs en forme de cône dressé, d’abord vert puis virant au brun clair. On le nomme abusivement cône mais ce terme devrait être réservé aux organes reproducteurs des femelles des conifères qui ne sont pas des fruits (les conifères ne sont pas des plantes à fleurs) : il faudrait parler de pseudo-cône pour être rigoureux. Chaque ovaire fécondé ou pas donne un fruit sec élémentaire en forme d’écaille dressée à consistance de papier sec à maturité. Il comporte une aile allongée aplatie portée sur une loge basale dure contenant une ou deux graines enveloppées d’une paroi dure : au sens botanique, il s’agit donc d’akènes, des fruits secs qui ne s’ouvrent pas et formés d’une seule graine avec autour une aile membraneuse : on appelle samare ce genre de fruit ailé. On retrouve de telles samares simples chez les frênes ou les ailantes mais ces arbres n’ont aucun lien de parenté directe avec les tulipiers. Chaque pseudo-cône regroupe ainsi de 60 à 70 samares serrées les unes contre les autres au départ.

Voilà donc la différence majeure qui sépare les tulipiers des vrais magnolias : ces derniers fabriquent eux aussi des pseudo-cônes mais formés de fruits élémentaires en forme de gousse avec une seule ouverture (follicules) ; à maturité, chaque loge s’ouvre et libère une grosse graine enveloppée d’un arille charnu coloré. La graine reste rattachée au fruit par un filament blanc et pend dans le vide un temps. Ces graines attirent les oiseaux qui les consomment et participent à leur dispersion en les rejetant intactes dans leurs excréments après la digestion.

In the wind

Au printemps, il reste encore des fruits de l’an passé mais ils ne gardent que la couronne externe de samares stériles

Avec ces fruits des tulipiers radicalement différents, nous allons enfin éclairer notre titre énigmatique. A maturité, soit à partir d’octobre en moyenne, ces agrégats devenus très secs et beige clair commencent à se désarticuler : les samares individuelles se détachent et tombent de l’arbre. Les plus externes persistent tout l’hiver et forment une sorte de couronne tandis que les internes s’effeuillent progressivement. Au début du printemps, il ne restera que ces coupes vides avec l’axe du faux-cône. La chute des samares est maximale par temps sec par des températures assez élevées.

Avec le jeu de la hauteur souvent considérable de l’arbre porteur et leur position plutôt dans la cime, les samares très légères vont subir au cours de leur chute les effets du moindre courant d’air qui potentiellement peut les pousser. Les études menées dans les peuplements naturels en Amérique du nord montrent qu’en moyenne les samares peuvent voyager jusqu’à 4 à 5 fois la hauteur de l’arbre soit souvent un rayon d’environ 60 m sous les vents dominants et de 30m autrement. On a démontré des cas de transport à plus de 180m par fort vent ou à la faveur de turbulences plus fortes en hauteur qu’au sol. Ces mêmes samares peuvent aussi flotter sur l’eau et ainsi être transportées à distance d’autant que cette essence peuple souvent des vallées fluviales (voir l’exemple similaire de l’ailante).

Le tulipier dispose donc ainsi d’un moyen de dispersion à distance ce qui en fait une essence colonisatrice des clairières et qui s’installe en pionnier lors de successions après des perturbations majeures.

Nous consacrerons une autre chronique aux tulipiers sur le thème de leur(s) histoire(s), passées et présentes et de leurs liens avec l’Homme.

BIBLIOGRAPHIE

  1. PLANT FORM. A.D. Bell ; A. Bryan. Ed. Timber Press. 2008
  2. Petiole mechanics, leaf inclination, morphology,
and investment in support in relation to light availability in the canopy of Liriodendron tulipifera. Ülo Niinemets · Stefan Fleck. Oecologia (2002) 132:21–3
  3. Variation of pollination and resource limitation in a low seed-set tree, Liriodendron chinense (Magnoliaceae). SHUANG-QUAN HUANG and YOU-HAO GUO. Botanical Journal of the Linnean Society, 2002, 140, 31–38.

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez le Tulipier de Virginie
Page(s) : 104-105 Guide des fruits sauvages : Fruits secs