Entomophaga grylli

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14 août 2004 : Alors que je traverse un pré sec fauché avec des repousses de plantes vivaces, je note de nombreux criquets italiens (Calliptamus italicus) qui s’envolent devant moi, montrant leurs ailes membraneuses teintées de rouge à l’envol. Une véritable pullulation avait lieu cette année là du fait des conditions météo particulières. Je m’agenouille un peu pour tenter d’en saisir un sur la pellicule quand je remarque, perché au sommet d’une touffe d’andryale fleurie, deux criquets immobiles. Chance incroyable car la bête est farouche. Je m’approche doucement : ils ne bougent toujours pas ; encore plus près …. Aidé par le grossissement de l’objectif macro, je réalise brusquement qu’ils sont en fait morts, comme pétrifiés dans une posture curieuse avec les pattes arrière relevées ce qui renforce l’idée qu’ils sont vivants et vont sauter ! Mon regard se porte un peu plus loin : un autre sur une tige ; puis deux autres, puis …. Un cimetière de criquets italiens perchés au sommet des plantes !

L’impression qu’une arme biologique a été répandue et a tétanisé les criquets en pleine action : cela fait froid dans le dos en se disant que si une telle chose touchait les humains …. Je venais de découvrir « la maladie au sommet » (summit disease), spécifique des criquets et due à un champignon, Entomophaga grylli. Depuis, j’ai revu plusieurs fois cette scène incroyable, notamment dans les dunes de Vendée : un spectacle silencieux qui ne s’oublie pas !

Un mangeur de criquets

Ce champignon, comme son nom l’indique très bien (entomo pour insecte et phaga pour manger) est un entomophage qui appartient au groupe des Entomophtorales au même titre que le champignon tueur de mouches (Entomophtora muscae) auquel nous avons consacré deux chroniques dans cette même rubrique : nous vous conseillons de les lire d’abord : « Le champignon mangeur de mouches » et « un champignon très manipulateur » ; les cycles et modes de vie de ces deux champignons sont très proches et nous n’aborderons ici que les aspects plus spécifiques de Entomophaga grylli tout en nous référant à celui des mouches pour les points communs.

L’infection des criquets se fait à partir du contact avec les spores projetées soit depuis un criquet mort, soit sur la végétation à partir de spores dormantes ayant passé l’hiver dans le sol puis germé au printemps et expulsé de manière explosive des spores nouvelles qui retombent sur les plantes. Comme chez les mouches, la spore, par contact, adhère à la cuticule épaisse du criquet et pénètre à l’intérieur du corps, produisant des éléments particuliers ou protoplastes qui envahissent la cavité générale du corps. L’infection touche d’abord les corps adipeux et s ‘introduit rapidement dans le système nerveux ; le criquet meurt en quelques jours en partie à cause de la consommation de ses réserves nutritives graisseuses.

Aller plus haut !

Quelques heures avant la mort, manipulé par le parasite qui colonise notamment la tête avec ses filaments nourriciers (voir la seconde chronique : un champignon très manipulateur sur cette notion de manipulation), le criquet entreprend une migration en « zombie » et grimpe sur les plantes les plus hautes et s’accroche au sommet avant de mourir dans une posture bien particulière : ailes légèrement relevées et révélant le dessus de l’abdomen, pattes postérieures à moitié déployées et écartées sur les côtés, pattes antérieures et moyennes repliées autour du support ; la tête semble plus grosse et blanchie avec des yeux « exorbités » ! Après la mort, le parasite consomme les muscles vidant pratiquement l’animal. Il va rapidement émettre des spores infectieuses dont la dispersion sera facilitée par la posture du criquet au sommet de la plante. Ainsi, il peut y avoir plusieurs vagues d’infection selon la période de l’année à laquelle elles commencent. Le champignon peut aussi produire des spores dormantes stockées dans le cadavre et qui rejoindront le sol quand le corps vide va se désintégrer ou lors des pluies ; elles peuvent rester viables dans le sol pendant deux ans.

Les conditions favorables à l’apparition de la maladie semblent diverses avec en tête une forte densité de criquets, la nature du sol (son pH), la chaleur et l’humidité. Néanmoins, les criquets peuvent en partie résister à cette maladie qui paraît, ainsi présentée, inéluctable ; ils peuvent notamment élever la température de leur corps de manière à l’amener à un niveau insupportable pour le champignon ; pour ce faire, comme ce sont des animaux à « sang froid », sans capacité propre de thermorégulation, ils se chauffent au soleil ! Ils peuvent ainsi freiner le développement du parasite à l’intérieur et même avoir le temps de se reproduire avant finalement de mourir. Mais toutes les espèces ne sont pas capables d’avoir ce mode de résistance.

Un complexe d’espèces

Ce champignon s’attaque à de nombreuses espèces de criquets (Acridiens) et est répandu à travers le monde entier. Une telle ubiquité, comme chez le champignon tueur de mouches (voir la seconde chronique sur ce dernier) indique là aussi qu’il s’agit en fait d’un complexe d’espèces appelées pathotypes, quasiment indiscernables extérieurement par la morphologie de leurs spores et dont l’identification requiert le recours à des analyses génétiques. Ils diffèrent par ailleurs par leur mode de reproduction : certains ne produisent que des spores dormantes (il ne peut donc y avoir qu’une vague d’infection par an) et, surtout, chaque pathotype semble spécialisé sur des groupes d’espèces apparentées (des sous-familles). Ainsi, en Amérique du nord, l’un des deux pathotypes identifiés et nommé « pathotype 1 » ne parasite que les criquets de la sous-famille des Oedipodes représentés chez nous par le criquet à ailes bleues très commun.

Espoir déçu

En Afrique où les invasions de criquets causent des dégâts considérables aux cultures, on sait que ce champignon est un régulateur naturel important de leurs populations ; ainsi dans le sud du Nigéria, le superbe criquet bigarré jaune et noir (Zonocerus variegatus) subit régulièrement des épidémies de maladie du sommet qui limitent un peu ses pullulations. Au Bénin, sur le même criquet, ce champignon reste le principal facteur de mortalité des jeunes criquets en cours de développement ; les épidémies éclatent durant la saison sèche seule propice à son développement avec des taux d’infection très variables pouvant concerner jusqu’à presque 50% des individus.

Devant de tels effets, on a très tôt pensé qu’on pouvait utiliser ce champignon comme biocide miracle contre les criquets migrateurs ravageurs. Malheureusement, on n’a pas réussi à produire en masse des spores en culture in vitro ; on a aussi cherché à cultiver les protoplastes produits à l’intérieur des criquets infectés mais il faut les prélever à un stade très précis et leur culture s’avère très fastidieuse et peu productive. On s’est donc tourné vers d’autres espèces de champignons du genre Beauveria ou Metharhizium pour conduire des opérations de lutte biologique

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BIBLIOGRAPHIE

  1. Entomophaga grylli (Entomophthorales, Entomophagaceae) (Fresenius 1856), ein pathogener Pilz auf Heuschrecken (Orthoptera, Acrididae) – ein Überblick. Jürg Zettel. ARTICULATA 23 (2008):43-58 1
  2. Facteurs affectant les épizooties de Entomophaga grylli (zygomycètes, entomophthorales) chez les populations du criquet Zonocerus variegatus au sud du Bénin en Afrique de l’ouest. AJ Gnago, K Foua Bi, KA Bekon. Sciences & Nature Vol.6 N°2 : 149 – 161 (2009)
  3. Pathotypes in the Entomophaga grylli Species Complex of Grasshopper Pathogens Differentiated with Random Amplification of Polymorphic DNA and Cloned-DNA Probes. MICHAEL J. BIDOCHKA,SCOTT R. A. WALSH,MARK E. RAMOS,RAYMOND J. ST. LEGER,JULIE C. SILVER, AND DONALD W. ROBERT.   APPLIED AND ENVIRONMENTAL MICROBIOLOGY, Feb. 1995, p. 556–560

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