Les Bories : Gordes (Lubéron) (photo Roland Guillot)

20/09/2021 De toutes les espèces actuelles, l’espèce humaine est sans conteste celle qui déploie les plus grands talents d’ingénieur des écosystèmes, i.e. qu’elle transforme profondément les écosystèmes de toute la planète de par ses activités directes et indirectes (voir la chronique consacrée à cette notion). Malheureusement, dans la grande majorité des cas, l’Homme se comporte en destructeur qui bouleverse les écosystèmes et élimine un grand nombre d’espèces ; pourtant, depuis l’aube de l’humanité, quelques-unes des activités humaines se sont avérées au fil du temps créatrices de « nouveaux » écosystèmes, ou de substituts d’écosystèmes naturels, très riches et diversifiés : les murs de pierre sèche et pierriers, bâtis parfois à grande échelle dans certains paysages agricoles ou humanisés, en sont un très bel exemple. Ces constructions présentent en plus d’autres avantages plutôt rares : elles ne consomment que très peu d’énergie pour leur création et elles assurent tout un ensemble de services écosystémiques (voir la chronique sur cette notion) de haute valeur ajoutée que nous allons ici découvrir. 

Le site du château de Léotoingt (Vallée de l’Allagnon, 15)

Sèche 

Les constructions dites en pierre sèche, dont les murs ou murettes, utilisent des pierres « tout-venant » sans les tenir entre elles par du mortier ou ciment, ni liant, ni terre. Les pierres employées proviennent de l’environnement local immédiat. Historiquement, la majeure partie de ces pierres provenait de l’épierrement des parcelles cultivées sur de longues périodes de temps : à chaque fois que l’agriculteur travaillait la terre, il découvrait de nouvelles pierres qu’il stockait en bordure des parcelles pour faciliter le travail cultural ; très souvent, ces pierres ont déjà subi un important processus d’altération naturelle (par l’eau, le froid) et présentent souvent des signes de dégradation en cours (fissures, écailles, …). D’ailleurs, les muraillers préfèrent ces pierres rugueuses et irrégulières en surface car elles accrochent mieux entre elles avec plus de points de contact.

Parfois aussi, on dérochait des affleurements rocheux massifs à la barre à mine ou aux explosifs pour extraire des dalles utilisées pour les bâtiments agricoles. L’exploitation de petites carrières locales, souvent très modestes et temporaires, produisait aussi des pierres de diverses tailles. Le réemploi des pierres issues de la démolition de murs ou bâtiments en ruine ou désaffectées complétait cette économie circulaire : pour restaurer un ancien mur, on réemploie ou recycle en général 70% des pierres anciennes et on ajoute seulement 30% de nouvelles pierres

Pas deux pierres identiques !

Ces pierres sont donc le plus souvent très irrégulières mais pour autant ne sont que très peu ou pas du tout transformées (quelques coups de marteau au plus) ; ce sont donc des matériaux dits géosourcés issus directement des ressources naturelles minérales comme la terre crue ou le pisé. Les murs bâtis en pierres taillées sans liant relèvent d’un autre type de maçonnerie dites à joints vifs qui demande plus d’énergie et de technicité. L’absence de liant ou de mortier peut a priori passer pour un simple détail mais cela change tout à de nombreux égards : dépense énergétique limitée ; comportement différent face à l’eau et notamment au ruissellement (voir ci-dessous) ; offre majeure de vides et de cavités pour la biodiversité ; …

Leur origine très locale explique leur intégration remarquable dans les paysages et participe à leur aspect presque naturel ! (Aubrac 15)

Saine et recyclable 

Les constructions en pierre sèche dans l’esprit originel mentionné ci-dessus représentent sans doute les ouvrages bâtis les moins polluants qui soient. La pierre utilisée est naturelle, non transformée. On n’ajoute pas de matériaux transformés comme le ciment ou la chaux ; elles ne rejettent pas de particules ou de poussières lors de leur mise en place ou de leur destruction. 

Ceci est-il un « mur » ? En tout cas, l’inventivité humaine est sans limites ! (Aubrac)

On peut aisément réutiliser les pierres des murs écroulés ou dégradés : les moins abimées vont entrer directement dans la construction des parois tandis que celles qui se sont dégradées ou fragmentées avec le temps serviront de cales ou de remplissage ou de remblai derrière les murs de soutènement. On ne peut donc pas parler de déchet à propos de pierre sèche qui se recycle à l’infini. On peut aussi démolir très facilement de telles constructions et les reconstruire un peu plus loin très facilement sans générer de pollution quelconque. 

Les petites pierres servent à caler les plus grosses et combler les vides

Actuellement, la question de l’approvisionnement peut se poser face à l’abandon des terres agricoles marginales en forte déprise ; les anciens murs se retrouvent engloutis sous une végétation dense et leurs pierres deviennent hors d’accès. On se tourne donc plus vers les carrières industrielles souvent de grande taille et très dispersées géographiquement. Les nouvelles réglementations environnementales sur l’exploitation des carrières ont aussi progressivement conduit à la fermeture de certaines d’entre elles ou à l’arrêt progressif de leur activité ce qui augmente encore plus les distances de transport. La réouverture de micro-carrières comme on les pratiquait abondamment autrefois pourrait résoudre ce problème et permettre de retrouver la proximité originelle : elles sont autorisées pour les besoins ponctuels des monuments historiques afin de s’approvisionner en pierre locale identique à celle des bâtiments à rénover. Souvent d’ailleurs, d’anciennes petites carrières qui existaient un peu partout ont vu leurs emplacements gommés là aussi par la reconquête de la végétation et ont été oubliées au fil des générations ou transformées en dépotoirs sauvages polluants. Elles fournissent des pierres vraiment locales ce qui permet de s’inspirer des anciennes constructions les plus proches pour « copier » les techniques les plus adaptées. Contrairement aux grandes carrières qui génèrent très souvent de fortes nuisances environnementales (poussière, bruit, circulation intensive de camions, creusement jusqu’à la nappe, …), ces micro-carrières, avec un règlement adéquat pour encadrer leur exploitation (notamment par rapport au choix des sites), ont un impact très limité. Elles peuvent même devenir, après l’arrêt de leur exploitation, des habitats écologiquement intéressants qui ajoutent de la diversité dans les paysages. On pourrait inciter aussi les communes à créer des sites de stockage de pierres issues de la démolition d’anciens bâtiments afin de pouvoir les réutiliser à l’occasion au lieu de les envoyer à la décharge ou de les broyer ou de remblayer des espaces naturels pour s’en débarrasser. 

Petite carrière de tout-venant avec un faible impact environnemental

Décarbonée 

Les murettes délimitent les parcelles pâturées (Aubrac)

Entièrement naturelle, non transformée, récupérée sur place, très peu transportée, non accompagnée de matériaux transformés énergivores : tous ces critères font de la construction en pierre sèche une activité humaine avec un bilan carbone très réduit, surtout comparativement aux autres modes de construction. Les dépenses énergétiques et éventuelles émissions de gaz à effet de serre se produisent au moment de la manutention qui, pour les grosses pierres et les grands chantiers, impose le recours à des engins mécaniques ; le plus souvent, la mise en œuvre de ces murs de pierre sèche ne demande guère qu’une brouette ou un diable, des seaux et des gants, quelques outils manuels … et de la sueur (voir la chronique Bâtir une murette pour la biodiversité) ! 

Une barrière suffisante pour le gros bétail

De plus, historiquement, une bonne partie des murs et murettes de pierre sèche a été construite en étroite association avec la gestion du bétail (notamment dans les zones de montagnes) et a donc permis le maintien de prairies permanentes sur le long terme ; or, celles-ci ont une forte capacité à stocker du carbone atmosphérique. Le fumier produit par le bétail a permis par ailleurs d’enrichir les terres cultivées voisines. Pour ces dernières, murs et murettes favorisent le maintien de sols fertiles et profonds via les systèmes de terrasses en des sites où, sans elles, il n’y aurait que des sols squelettiques : or, les sols en général stockent d’importantes quantités de carbone via les processus d’humification. Au fond, tout comme nous sommes en train de développer le « manger local » le plus décarboné possible, nous devons réhabiliter ce mode de construction ultra-local et très peu gourmand en énergie fossile. 

Même informelles ou écroulées, elles continuent de remplir leur fonction

Climatique 

Dans une vallée froide du Sancy, ces pailhats (terrasses à murettes) permettent de cultiver la vigne à la limite des conditions favorables.

Ces murs fonctionnent comme des régulateurs thermiques : la pierre, de jour, accumule la chaleur et la restitue pendant la nuit suivante. Ainsi se créé un microclimat thermique autour d’elles qui a permis notamment la culture de la vigne et d’autres cultures sensibles au froid en des sites plutôt en altitude sur des pentes bien exposées. En milieu méditerranéen, avec souvent des milieux ouverts très fortement exposés au soleil, l’intérieur de ces murs représente une oasis de fraîcheur du fait de l’ombrage interne et de la circulation de l’air par les vides et fissures. 

Jaujac : Ardèche

Les murs assez élevés freinent le vent et apportent un certain abri pour le bétail notamment ; en même temps, leur conception les rend perméables au vent ce qui évite la formation de turbulences derrière le mur, très négatives pour le fonctionnement des végétaux, et se propageant sur de plus grandes distances. Dans les régions où le maintien de haies n’est pas possible pour des raisons climatiques, les murs de pierre sèche représentent le seul obstacle à la circulation effrénée du vent. De même, lors des épisodes neigeux, elles favorisent l’accumulation de neige derrière elles. 

Historiquement, cette murette a été construite pour délimiter des pâtures ; avec la déprise agricole, les terres ont été conquises par la forêt. la murette témoigne de ce passé pas si lointain

Anti-érosive 

La succession de murettes en gradins permet de maîtriser l’érosion et de reconstituer des sols (Pailhats de Courgoul 63)

C’est sans doute par rapport à l’eau que les murs de pierre sèche apportent le service écosystémique le plus remarquable et efficace. L’absence de liant entre les pierres et la présence en moyenne de 25% de vides entre les pierres permettent la libre circulation de l’eau : ce sont donc des murs drainants qui n’opposent pas d’obstacle à l’écoulement des eaux tout en le freinant un peu. Pour les murs de soutènement des terrasses qui barrent les pentes, cet effet s’avère déterminant pour lutter contre l’érosion des sols entraînés très facilement lors des épisodes pluvio-orageux, notamment sous le climat méditerranéen.

Murettes abandonnées en Ardèche

L’installation d’ouvertures (barbacanes) à la base de ces murs facilite cet écoulement. Sur les pentes fortes, chaque murette de terrasse en travers agit comme un  piège à sédiments déplacés par le ruissellement : le sol s’enrichit en limons et en argiles qui améliorent sa structure ; de plus, le freinage de l’écoulement, muret après muret, ralentit l’eau qui s’infiltre ainsi mieux. Dans les Alpilles provençales, on a ainsi observé que les ravines qui avaient perdu leurs lurettes drainantes installées en travers ont vu leurs sols emportés ou être lessivés et perdre ainsi leur fertilité. Même en cas d’orage très violent où les murettes ne suffisent pas à freiner l’écoulement des énormes volumes d’eau, elles génèrent des chutes d’eau qui absorbent une partie de l’énergie destructrice de l’eau. Enfin, on a construit localement des ouvrages en pierre sèche destinés à recueillir l’eau pour la stocker ou la redistribuer pour l’irrigation : l’étanchéité est assurée par des pierres étroitement assemblées sur un lit d’argile : pas besoin de bâche plastique ou de ciment ! Les lavognes du Quercy, ces mares abreuvoirs au cœur de zones calcaires ne retenant pas l’eau, en sont un el exemple. 

Culturelle et sociale

La construction des ouvrages en pierre sèche s’enracine loin dans l’histoire de l’humanité même si ces ouvrages eux-mêmes durent sans doute relativement peu longtemps (mais ils sont régulièrement renouvelés ou recyclés ou réparés). Ainsi, les murs anciens portent en eux tous les savoir-faire ancestraux et artisanaux qui se sont transmis de génération en génération et reprennent tout leur sens dans le contexte de changement global que connaissent nos sociétés.  

Puissance et légèreté

Leur nature très locale en fait un miroir fidèle de la géologie du sous-sol et ils confèrent ainsi un sens du lieu très fort. Quand murs et murettes occupent de grandes surfaces, ils imposent aux paysages qu’ils ont souvent contribué à transformer profondément (penser à tous les paysages de terrasses) leur empreinte originale : ces paysages deviennent uniques, résultats d’une subtile alchimie entre histoire et géographie. Ils apportent ainsi une valeur ajoutée touristique souvent considérable à ces paysages dont certains ont été (ou vont peut-être) être classés au Patrimoine mondial de l’UNESCO.  

Un atout touristique (photo Roland Guillot)

Enfin, ces constructions, fruits d’une activité humaine millénaire complètement intégrée dans l’environnement de par leur nature même, possèdent intrinsèquement une beauté et une esthétique essentielles pour le bien-être des populations humaines : elles joignent utile, agréable et beau dans une unité remarquable. 

Une simple ligne qui change tout dans le paysage (Vanoise)

Il reste un service écosystémique majeur que nous avons volontairement laissé de côté : leur rôle de réservoirs ou oasis de biodiversité animale ou végétale dans les paysages agricoles ou humanisés. Cette dimension fera l’objet de plusieurs chroniques particulières tant elle est riche et capitale dans le contexte de crise de la biodiversité ordinaire ; elle aussi participe à rendre encore belles ces constructions dans lesquelles l’Homme montre qu’il peut cohabiter harmonieusement avec le vivant tout en exploitant des terres. 

Bibliographie 

1res assises régionales de la pierre sèche Auvergne-Rhône-Alpes 2019

Fiche Fédération Française des Professionnels de la Pierre Sèche

Blog Défi Ecologique

Pierre sèche. P. Coste ; C. Cornu et al. Ed. le bec en l’air 2021 Superbe ouvrage sur les murs et ouvrages de pierre sèche à travers la France et l’Europe : à lire et regarder avec gourmandise