18/09/2023 Myriapode : emprunté au latin myriapoda et formé à partir de deux mots grecs, myria (myriade) et pode, pied. Autrement dit des animaux aux pieds innombrables. Ce nom scientifique a réussi à percoler un peu dans le milieu populaire où on lui préfère très nettement le nom de mille-pattes (qui fut d’abord mille-pieds au 16ème siècle). Mais nous verrons que ce terme reste très ambigu face à la réalité de l’immense diversité de ce groupe zoologique divisé en quatre classes.  

Un représentant des quatre groupes qui composent les Myriapodes (Cliché animalparty ; C.C. 4.0.)

Si cet aspect « multi-pattes » est très connu et repris dans diverses histoires ou chansons pour enfants, le reste de la biologie de ces animaux à la vie nocturne cachée reste très largement méconnue du grand public. Même les naturalistes les ignorent le plus souvent, leur préférant nettement les insectes. Nous allons mettre en pleine lumière (même s’ils n’aiment pas du tout ça !) ce groupe fascinant en lui consacrant plusieurs chroniques : cette première présente le sous-embranchement des Myriapodes dans son ensemble.

Arthropodes

Pour rendre visite aux Myriapodes, nous allons emprunter les voies bifurquées de l’Arbre du Vivant … ou plutôt du Buisson en boule du Vivant ! Pour les rencontrer sur la branche des Animaux (Métazoaires), une des multiples branches maîtresses du Buisson, il faut se rendre à un nœud majeur, celui des Arthropodes. Il nous conduit vers une très grosse branche qui réunit à elle seule plus d’un million d’espèces !

Les Myriapodes sont donc des arthropodes : ils ont un exosquelette durci, divisé en pièces articulées et des appendices articulés dont des pattes (arthro, articulation ; pode, pied). Comme ils ne possèdent pas de squelette interne, on les range populairement sous le terme fourre-tout d’Invertébrés qui n’a rien de scientifique : il « juge » ces animaux comme inférieurs, incomplets, pour leur absence de vertèbres, sous-entendu d’être inférieurs aux Vertébrés dont nous faisons partie !

Avant d’aller de l’avant, jetons un coup d’œil en arrière pour « voir d’où l’on vient » : les Arthropodes s’insèrent, aux côtés des Tardigrades et des Onychophores dans le groupe des Panarthropodes (les Arthropodes au sens large), eux-mêmes constituant une des trois branches majeures qui émane de la lignée des Ecdysozoaires. Nul besoin de retenir ces noms loin du langage commun mais, par contre, regardons ce dont ont hérité les arthropodes, dont les Myriapodes, du fait de ces origines.

Tous ces animaux partagent une « peau mince », une cuticule rigide faite de trois couches superposées contenant une protéine, la chitine. Du fait de cette enveloppe, ils doivent muer et fabriquer une nouvelle cuticule à chaque fois pour grandir ; d’ailleurs le terme étrange d’Ecdysozoaires vient de ecdysis, mue et zoaires, animaux !  Ils ont un corps segmenté avec des appendices pairs dotés de griffes servant à la locomotion ; les appendices les plus antérieurs sont modifiés et intégrés autour de la tête pour la prise de nourriture.

Mandibulates

Mais dès ce nœud des Arthropodes, le promeneur du Vivant se trouve face à une méga-bifurcation avec deux très grosses branches : les Chélicérates et les Mandibulates. La première nous emmène, entre autres, vers le gros rameau des Arachides avec Araignées, Scorpions, Opilions, Acariens et bien d’autres. Tous ces animaux ont quatre paires de pattes locomotrices et des chélicères (appendices buccaux) : nous ne trouverons pas les Myriapodes ici !

L’autre branche majeure nous entraîne dans le monde des arthropodes dont la tête porte des mandibules, des appendices composés de très peu d’articles et très durcis servant à l’alimentation : d’où le nom de Mandibulates accordé à ce gigantesque groupe. Une paire de maxilles vient en arrière compléter la paire de mandibules.

Dessous de la tête d’une scutigère : sous les crochets (pattes modifiées), les pièces buccales dont les mandibules

Avançons un peu, et nous voici face à la dernière bifurcation qui nous mène d’un côté aux Myriapodes. Avant de nous engager dans cette voie prometteuse, jetons un coup d’œil à l’autre rameau, véritable autoroute du Vivant : les Pancrustacés. Là, se tiennent effectivement divers groupes, réunis en langage populaire sous le terme vague de Crustacés : Copépodes, Branchiopodes, Ostracodes, Balanes et anatifes et Malacostracés (crabes, crevettes, homards, cloportes, gammares et bien d’autres). Niché au milieu de ces êtres majoritairement aquatiques, on voit émerger un « petit » rameau, un groupe terrestre qui annonce plus de 900 000 espèces : les Hexapodes. Ce nom, assez transparent, signifie : six pattes. Trois paires de pattes : le critère distinctif des Insectes ! Les Hexapodes réunissent en effet le giga-groupe des insectes plus quelques petits groupes basaux comme les Collemboles ou les Protoures.

Être Myriapode

Avant de circuler à l’intérieur du groupe des Myriapodes, voyons d’abord quelques-uns des caractères dérivés propres (synapomorphies) à l’ensemble des espèces de cette lignée.

Ils possèdent des organes sensoriels très particuliers : les organes de Tömösváry ou organes temporaux. Ces organes pairs sont localisés sur la tête, derrière la base des deux antennes, et se présentent sous la forme d’un disque avec un pore central. On ne connaît pas leur fonction exacte mais on suppose qu’ils sont sensibles aux vibrations (comme des « oreilles »), à l’humidité et à la lumière. A noter qu’ils ont secondairement disparu dans la famille des Polydesmes au sein des Diplopodes (voir ci-dessous) et qu’on en trouve par ailleurs en dehors des Myriapodes, chez les Collemboles, groupe basal des Hexapodes (voir ci-dessus).

Tous les autres caractères qui suivent se retrouvent chez les insectes mais sans pour autant être homologues, i.e. qu’ils se forment via des processus différents (notamment pendant l’embryogénèse) tout en se ressemblant en apparence. Il s’agit de traits de convergence, acquis donc de manière indépendante, entre Myriapodes et Insectes du fait de leur adaptation à la vie terrestre.

Ainsi, les Myriapodes respirent avec des trachées, des tubes respiratoires chitineux qui s’ouvrent par des orifices sur les côtés du corps (spiracles) ; ils possèdent aussi comme organes excréteurs des tubes de Malpighi. Comme les insectes, ils ont une paire d’antennes mais de structure très variable selon les sous-groupes de Myriapodes. Enfin, ils ont, comme les insectes, la tête rigidifiée intérieurement par une sorte de charpente durcie en chitine formant des travées issues de la cuticule externe (tentorium) ; mais les myriapodes s’en distinguent par la présence d’une barre transversale typique et la capacité d’effecteur certains mouvements d’écartement que ne peuvent effectuer les Insectes.

Pattes innombrables

Vous avez peut-être été surpris(e) de ne pas trouver comme caractéristique essentielle les nombreuses paires de pattes dont sont équipés ces animaux. En fait, les Myriapodes ne sont pas les seuls à posséder de nombreuses pattes pour peu que l’on accorde au mot patte le seul sens d’appendice locomoteur. Ainsi, les annélides marins (les « vers ») du groupe des Polychètes possèdent de nombreuses paires d’excroissances latérales porteuses de touffes de soies durcies (parapodes) : les Néréis du littoral en sont un bel exemple. De même dans le groupe cité ci-dessus des Panarthropodes, on a les Onychophores ou péripates, des animaux à allure de gros vers, des forêts tropicales : leur corps vaguement segmenté porte des dizaines de paires d’appendices locomoteurs : des expansions charnues terminées par des griffes (lobopodes).

Enfin et surtout, les Crustacés au sens large possèdent plus de quatre paires d’appendices locomoteurs articulés (des « vraies » pattes). Certains d’entre eux mènent une vie terrestre comme les célèbres cloportes (Isopodes) de la faune du sol : ils ont 6 à 7 paires de pattes locomotrices. Or, certains myriapodes à l’éclosion, avant d’entreprendre leur croissance n’ont que … six paires de pattes, d’autres s’ajoutant ensuite au cours du développement (voir Symphyles ci-dessous). Donc, pour être rigoureux, il faudrait dire que les Myriapodes sont les seuls Arthropodes, au stade adulte, à avoir au moins 9 paires de pattes articulées.

Géophile (Chilopode)

En fait, selon les classes qui composent le sous-embranchement des Myriapodes, ces animaux ont de 24 pattes individuelles à … 1306, record absolu ! Il ne semble même pas exister une seule espèce de mille-pattes qui ait exactement « mille pattes ». Il vaudrait mieux alors les appeler les multipèdes en prenant multi au sens de « supérieur à au moins 9 paires de pattes » !

Les « pauvres en pattes »

On distingue quatre groupes au sein des Myriapodes ; les Diplopodes (au moins 8000 espèces), les Chilopodes (au moins 3500), les Pauropodes (400) et les Symphyles (150). Commençons par les deux derniers, les moins connus et les plus difficiles à observer.

Les Symphyles sont de petits myriapodes (en moyenne 6mm), blancs presque translucides. Équipés de « seulement » douze paires de pattes, ils sont dépourvus d’yeux. Les segments du « tronc » sont protégés dorsalement par des plaques formant comme des tuiles. Au bout du corps, il y a une paire d’appendices allongés (trichobothries) associés chacun avec une glande à soie et ressemblant aux cerques que l’on trouve chez divers insectes. Citons deux bizarreries propres à ce seul groupe : la présence d’une seule paire d’orifices respiratoires qui s’ouvrent à la base des deux longues antennes ; au moment de la reproduction, le mâle dépose un paquet de sperme (spermatophore) au sol et la femelle le prend et le stocke dans une poche buccale où a lieu la fécondation ! Ces animaux vivent dans la litière du sol jusqu’à 50cm de profondeur ou sous les pierres ; leur petite taille leur permet de circuler dans les pores étroits du sol. Ils se nourrissent essentiellement de débris végétaux ou de radicelles.

Les Pauropodes sont encore plus petits (2mm en moyenne) et eux aussi aveugles. Ils se distinguent (sous la loupe !) par des antennes extravagantes divisées en trois branches dont une porte un organe sensoriel particulier. Leur corps est orné de longues soies et ne compte que 9 à 11 paires de pattes ; les larves à la naissance (minuscules : 0,2mm) n’en ont que 3 paires : les suivantes apparaissent au cours du développement ! ils vivent dans des matériaux en décomposition au sol, sous les pierres, dans le « terreau » qui remplit les cavités des vieux arbres (voir les trognes), … Ils consomment divers débris végétaux et des filaments de champignons.

Ces deux groupes, connus des seuls spécialistes de la faune du sol ou presque, du fait de leur taille, sont qualifiés de micromyriapodes et entrent dans ce qu’on appelle la mésofaune du sol (êtres de moins de 2mm). On les oppose ainsi aux deux autres groupes restants, qui font partie de la macrofaune du sol.

Cent, mille, … pattes

Chilopodes et Diplopodes regroupent donc l’essentiel des myriapodes et correspondent à l’image populaire du mille-pattes. Nous détaillerons chacun de ces deux groupes dans une chronique à part ; ici nous allons les présenter très brièvement.

Les chilopodes regroupent les géophiles, lithobies, scolopendres et scutigères ; parmi les diplopodes, on trouve les iules, les gloméris (à allure de cloportes), les polyxènes et les polydesmes.

La distinction est facile : les diplopodes sont les mille-pattes avec, en apparence, deux paires de pattes par segment (diplo) alors que les chilopodes n’ont qu’une paire de pattes par segment. De ce fait, en moyenne, les premiers ont plus de pattes que les seconds. Les anglo-saxons les nomment de ce fait millipedes et centipedes : les mille-pieds et les cent-pieds ! Chez les diplopodes, le nombre de pattes individuelles varie de 34 à … 1306 : ce dernier nombre, record absolu, correspond à un myriapode découvert récemment à soixante mètres de profondeur en Australie (Eumillipes persephone) ; aucun autre animal (connu à ce jour) ne possède plus de pattes ! Chez les chilopodes, le nombre de pattes varie de 30 à 382.

Ils se différencient aussi par d’autres caractères : les Diplopodes ont des antennes courtes et bougent leurs pattes (souvent un peu cachées sous le corps) en vagues assez lentes ; les chilopodes ont de longues antennes et la dernière paire de pattes « traîne » au bout du corps ; ils se déplacent très rapidement.

Ces animaux en déplacement offrent un spectacle fascinant avec des ondes qui parcourent les pattes des deux côtés et se propagent d’arrière en avant ; on parle de déplacement métachronal. Chaque paire de pattes se soulève avec un très léger décalage entre celle de gauche et de droite ce qui induit cette vague qui propulse l’animal en avant. Ces mouvements sont portés par les ondes de contractions/extensions qui parcourent les segments du corps. Certains utilisent aussi ce mode de déplacement pour creuser et fouir le sol en profondeur, comme des tunneliers.

Mille-pattes cauchemardesques

Les myriapodes terrestres les plus anciens connus sous forme de fossiles remontent au Silurien (ère Primaire) vers – 425 Ma, soit plus de 45 Ma avant les toute premières tentatives de colonisation du milieu terrestre de la part de Vertébrés (Tiktaalik). Ils sont en fait les premiers animaux connus capables de respirer l’oxygène atmosphérique.

Le groupe a probablement réellement émergé bien plus tôt au Cambrien en milieu aquatique. Un groupe d’arthropodes marins, les euthycarcinoïdes, apparu au Cambrien, présente plusieurs caractères de type myriapode au niveau notamment de la tête (voir ci-dessus le tentorium) ; ils ont laissé des traces fossilisées révélant une locomotion amphibie dans des environnements littoraux au Cambrien et à l’Ordovicien. Ils seraient donc le groupe d’où a émergé la lignée ancestrale qui a colonisé le milieu terrestre.

Reconstitution d’Arthropleura (Werner Kraus ; C.C. 4.0.)

Une fois installés en milieu terrestre, les myriapodes n’ont pas tardé à se diversifier et parmi les lignées qui se sont détachées après le Silurien, une retient l’attention : le genre Arthropleura avec des individus atteignant … plus de deux mètres de long ! Presque tous les fossiles connus sont désarticulés et datent de la fin du Carbonifère (- 300Ma). En 2022, on a décrit un fossile encore en partie articulé (une exuvie, i.e. une mue) du début du Carbonifère dans le nord de l’Angleterre. Il représente l’un des arthropodes fossiles les plus grands connus ; dans la même formation sédimentaire régionale, on connaissait par ailleurs des pistes fossilisées d’arthropodes géants. L’animal entier devait mesurer 2,60m de long et peser 50 kg ! Il vivait dans un environnement de delta avec des milieux boisés ouverts. Ces « mille-pattes » géants ont survécu à la crise climatique de la fin du Carbonifère et se sont éteints au début du Permien.

Bibliographie

Classification phylogénétique du vivant. Tome II. G. Lecointre. H. Le Guyader. Ed. Belin. 2016

Le sol vivant. J.M. Gobat et al. Presses P. et U. Romandes. 2003

The largest arthropod in Earth history: insights from newly discovered Arthropleura remains (Serpukhovian Stainmore Formation, Northumberland, England). Neil S. Davies et al. Journal of the Geological Society (2022) 179 (3):

Vertebrate lies? Arthropods were the first land animals! Brookfield, M.E., Catlos, E.J., and Suarez, S.E. Geology Today 38, 65–68. (2022).

Aquatic stem group myriapods close a gap between molecular divergence dates and the terrestrial fossil record. Edgecombe, G.D. et al. (2020). Proc. Natl. Acad. Sci. 117, 8966–8972.