Groupe d’enfants observant les oiseaux en baie de l’Aiguillon

20/09/2020 Parmi les nombreuses activités récréatives de plein air, l’observation des oiseaux sauvages dans la nature réunit un nombre croissant de participants amateurs et devient à l’échelle européenne une niche économique non négligeable tout en apportant un appui essentiel aux actions de protection et de conservation. Dans les pays anglo-saxons, le birdwatching connaît depuis bien longtemps un succès populaire important et certaines associations ornithologiques (science qui étudie les oiseaux) de Grande-Bretagne ou des USA sont devenues, grâce à leurs innombrables adhérents, des groupes de pression incontournables dans les politiques de conservation de la biodiversité. Cette activité se retrouve largement en tête des programmes de Sciences participatives via les plates formes de collecte des données naturalistes (voir la chronique Outil de prédiction) et une multitude de programmes de suivi des populations d’oiseaux. 

Dans le cadre de l’étude des activités de loisirs, la sociologie s’est beaucoup intéressée aux observateurs des oiseaux La question centrale du genre s’est récemment invitée dans les études sociologiques sur cette activité de loisir avec une interrogation : observer les oiseaux est-il neutre par rapport au genre ou est-ce un loisir genré avec une approche différente hommes/femmes ? Une étude menée aux USA en 2015 apporte une réponse assez claire à cette question. 

NB : La comparaison porte sur le genre et pas  sur le sexe : les différences éventuelles entre hommes et femmes ne sont pas des faits biologiques mais le produit d’attentes sociales et de définitions culturelles associées avec le sexe biologique de chacun. Par ailleurs, je déclare d’emblée un super conflit d’intérêt dans cette chronique car j’ai été pendant longtemps un « ornitho » acharné avant de m’en éloigner progressivement pour aller vers une pratique d’observateur-marcheur « biodiversitaire » (voir la chronique sur ce sujet) !

Loisir sérieux 

Les observateurs d’oiseaux constituent pour les sociologues un bon modèle, (au même titre que les chasseurs, les pêcheurs, les joueurs de bridge ou les activités de quilting, patchwork et couture, …) car cette activité récréative relève d’une certaine complexité, demandant aux participants un certain investissement personnel et la mise en place de capacités spécifiques souvent pointues. Rien à voir avec, par exemple, l’activité « regarder la télé tous les jours » ! Pour l’analyser, les chercheurs américains (deux femmes et un homme !) se sont appuyés sur deux concepts clés associés aux loisirs complexes de plein air. 

Le premier est celui de loisir sérieux (serious leisure), un concept introduit dans les années 1980 par R.A. Stebbins avec cette définition : 

La poursuite systématique d’une activité en amateur, de loisir ou volontaire que les participants trouvent si importante et intéressante … qu’ils se lancent eux-mêmes dans une carrière personnelle centrée sur l’acquisition et l’expression de ses compétences, de sa connaissance et de son expérience particulières. 

Six critères distinctifs permettent d’analyser le « sérieux » ce loisir et sont déclinés ici avec les items des questionnaires utilisés dans cette étude 

– la persévérance : surmonter les difficultés liées à l’observation des oiseaux en persistant dans ses efforts

– le déploiement d’efforts personnels basés sur une formation et des connaissances avancées : travailler à améliorer ses compétences en observation des oiseaux (dont l’identification) 

– la progression dans la carrière : sentir que l’on progresse dans cette activité au fil des années

– l’identité : être reconnu par les autres comme associé étroitement à l’observation des oiseaux  

– l’acquisition de bénéfices durables dans son développement personnel ou même financier 

– l’implication sociale : partager les mêmes idéaux avec d’autres observateurs enthousiastes.

Spécialisation 

Le second concept clé servant d’outil d’analyse est celui de spécialisation récréative (Recreation specialization) qui s’intéresse aux différences entre participants au sein de cette activité et permet de définir leurs styles d’engagement. 

Quatre critères objectifs permettent de préciser cette spécialisation :

– la fréquence de participation

– les capacités et connaissances évaluées par le participant lui-même : combien d’espèces peut-il (elle) identifier à vue et à l’oreille ? Connaissances sur les modes de vie des espèces ? …

– la possession d’un équipement spécialisé et sa valeur de remplacement : guides d’identification, jumelles, longue-vue, tenues de terrain, appareil photo avec téléobjectif, ….

– l’engagement dans cette activité. 

Pour ce dernier critère, dans cette étude, quatre items ont permis de mesurer soit :

– la dimension personnelle : par exemple, je trouve qu’une bonne partie de ma vie s’organise autour de l’observation des oiseaux 

– la dimension comportementale : par exemple, si j’arrêtais, je perdrais sans doute tout contact avec mes collègues ; …

Cette spécialisation permet de prédire les motivations, les décisions personnelles, l’attachement à certains lieux, les préférences de ressources ou de cadre, les sources d’informations utilisées pour planifier ses voyages, la participation aux activités de conservation, … Derrière ce concept, apparaît l’idée implicite d’une progression inéluctable au fil du temps de pratique et l’évolution vers une activité devenant de plus en plus centrale dans la vie des participants. Mais dans la réalité du terrain, cette trajectoire s’accomplit en fait rarement car de nombreuses contingences ou contraintes privées et professionnelles vont interférer et souvent bloquer le processus d’évolution vers une participation et une implication croissantes. 

Classement 

Ces deux concepts sociologiques ont été créés et utilisés indépendamment ; pour autant, on pressent bien qu’il existe un certain chevauchement entre eux : des études récentes démontrent effectivement qu’il existe des corrélations plus ou moins fortes entre ces deux listes de critères. Néanmoins, ils conservent chacun leur spécificité et permettent d’appréhender des aspects sensiblement différents comme va le montrer la question du genre.

Tous les deux permettent par contre de classer les participants sur un continuum et de définir un certain nombre d’étapes ou de stades. Ainsi peut-on définir quatre grandes catégories selon les motivations partagées, le temps passé, l’investissement, … : occasionnel ; novice ; intermédiaire et perfectionné/impliqué. Au sein de ce dernier groupe des experts (mais en restant toujours dans le monde des amateurs), les anglo-saxons distinguent deux sous-groupes avec des noms spécifiques : 

– les « ornithologues » (birders) qui n’y recherchent pas spécialement du plaisir mais sont intéressés surtout par des aspects scientifiques (classification, suivi des populations, recensements, comptages, problèmes environnementaux, …) soit une étude approfondie des oiseaux

– les « cocheurs » (twitchers), un groupe très particulier mais bien typé d’observateurs qui pratiquent activement un tourisme ornithologique souvent planétaire de manière à voir des espèces rares et « cocher » (biffer sur une liste pré-établie) le plus possible d’espèces par lieu, par année ou à l’échelle de toute la planète ; ce listage n’est par contre pas une préoccupation centrale du groupe précédent. 

Dans de nombreuses associations américaines ou britanniques, une forte proportion des participants relèvent de ce dernier groupe ; on les retrouve ailleurs en Europe (dont la France) mais peut-être dans une proportion moindre. Ce critère de « tenir des listes » va donc apparaître largement dans les résultats de cette étude. 

Question du genre 

Les statistiques américaines sur les participants aux activités de loisir indiquent au premier abord que l’activité « observer les oiseaux » semble neutre par apport au genre contrairement d’autres telles que la chasse ou la pêche : il y a à peu près autant d’hommes que de femmes qui observent les oiseaux. Cependant une étude antérieure menée en 2005 avait déjà pointé un mode de participation féminin sensiblement différent de celui des hommes mais uniquement à travers l’aspect spécialisation. Les hommes sont nettement plus enclins à se spécialiser dans cette activité ; ils tiennent bien plus souvent ces fameuses listes et pour les « remplir », ils font plus de voyages à l’étranger ; ils investissent plus d’argent dans l’achat d’équipements pointus (le « matos » comme ils disent entre eux !) ou de guides d’identification ; enfin, ils s’y impliquent à partir d’un âge plus précoce. Par contre, il semble que le niveau d’engagement, d’implication (notamment dans les actions de conservation) soit identique chez les femmes et les hommes. 

L’observation des oiseaux, loisir de plein air, a de fortes chances d’être genrée compte tenu de ce que l’on sait déjà sur les problèmes rencontrés par les femmes dans un tel cadre. Le sentiment de vulnérabilité physique et la peur des agressions sexuelles constituent des freins considérables pour pratiquer seule un tel loisir ou même en petits groupes ; les hommes ont de ce point de vue une liberté quasi totale pour mener de telles activités et donc y devenir spécialisés et sérieux. Les écrivains marcheurs comme S. Tesson ou D. Le Breton insistent beaucoup sur cet aspect qui exclue fortement les femmes de la pratique de la marche en solitaire. 

Mais il existe d’autres obstacles sociaux ou culturels très prégnants qui modifient l’approche des femmes. Ainsi, les femmes avec des enfants s’interdisent plus souvent de consacrer du temps à des loisirs « prenants » pour ne pas interférer avec les obligations familiales qu’elles s’imposent. Le genre agit aussi sur le sens donné à une telle activité : ainsi une étude sur les activités de type « raids aventures » montre que les hommes y recherchent avant tout des sensations alors que les femmes apprécient l’atmosphère sociale. 

Double approche 

L’étude américaine de 2015 sur laquelle nous nous appuyons a donc pour la première fois abordé la participation à ce loisir à travers le double filtre des deux outils mentionnés ci-dessus : la spécialisation et le loisir sérieux. Les chercheurs ont choisi comme terrain d’étude une importante association ornithologique américaine dont ils ont sondé près de 1000 participants via des questionnaires. Les items étaient basés sur les critères des deux outils d’analyse. 

L’analyse des résultats montre que les hommes font plus de voyages pour observer des oiseaux, se montrent plus aptes à identifier un grand nombre d’espèces et possèdent un équipement associé plus important. Doit-on en conclure que les hommes se montrent plus sérieux et plus aptes à la spécialisation ? Un autre volet de l’analyse révèle que les hommes et femmes ne différent pas dans leur engagement personnel et que tous mettent en avant la myriade d’effets bénéfiques sur le long terme que leur apporte cette pratique. Autrement dit, hommes et femmes montrent le même sérieux, la même implication, mais avec des styles de participation nettement différents. 

Dans le détail, on voit que les hommes accordent une grande importance à ces fameuses listes ce qui explique qu’ils fassent plus de voyages (pour remplir ces listes), achètent plus de matériel pour augmenter leur efficacité et s’attribuent de bonnes compétences ; un certain nombre en tirent même des bénéfices financiers (vente de photos, rédaction d’articles, encadrement de sorties, …). Il se pourrait que l’estime de soi masculine repose sur l’efficacité à montrer ses compétences au cours du temps. 

Les femmes, elles, semblent plus attachées à l’observation des oiseaux comme forme d’enrichissement personnel, source de plaisir et pour la satisfaction apportée ; elles font moins de voyages ornithologiques, se disent moins compétentes dans l’identification, possèdent nettement moins d’équipement, tout en considérant cette activité avec autant d’engagement et de sérieux. Les femmes bénéficient donc autant, voire plus, de cette activité que les hommes mais mettent moins l’accent sur le développement de compétences et encore moins sur la pratique du listage. Certains chercheurs décrivent d’ailleurs cette dernière pratique comme un challenge typiquement masculin avec un esprit de compétition « comme une forme de chasse où le gibier est mis dans la gibecière sans être tué » ! On note par ailleurs que les femmes s’impliqueraient plus que les hommes dans les actions de protection et de conservation, sans doute en lien avec leur culture du « soin aux autres ». 

Epilogue 

Cette étude confirme donc que hommes et femmes ne se réfèrent pas au monde sauvage via les mêmes systèmes de valeurs ; les femmes se tournent plus vers des valeurs morales ou utilitaires envers la nature. Il serait intéressant de savoir la part des hommes et femmes dans la gestion de ces grandes associations et la place des femmes au sein des instances dirigeantes. Je suis frappé de voir par exemple au niveau des plates-formes de collecte des observations (voir la chronique) la prépondérance écrasante des hommes comme gestionnaires et experts correcteurs alors les femmes expertes ne manquent pas ! 

Les résultats dégagés ici ne sont que des tendances : il subsiste une forte variabilité au sein de chaque genre. Il existe des femmes adeptes acharnées des listes et des voyages ornithologiques et des hommes qui n’en font pas et participent activement aux programmes de conservation. 

Reste aussi à savoir si on peut généraliser les résultats de cette étude car l’échantillon retenu ici présente quelques biais : l’échantillon final comptait plus d’hommes que de femmes ; le niveau socio-économique des participants était très élevé (mais cela reste souvent vrai ailleurs) ; la moyenne d’âge tournait autour de 67 ans : quid de l’approche des plus jeunes ; la pratique des listes et « l’obsession » associée semblent plus nettement anglo-saxonnes. A quand une étude équivalente sur la pratique de l’observation des oiseaux en France pour y voir plus clair ?

Bibliographie 

The Gendered Nature of Serious Birdwatching. SUNWOO LEE,KELLI MCMAHAN, AND DAVID SCOTT Human Dimensions of Wildlife, 20:47–64, 2015 

Gender-Based Differences in Birdwatchers’ Participation and Commitment. ROGER L. MOORE, DAVID SCOTT, AND ANNETTE MOORE Human Dimensions of Wildlife, 13:89–101, 2008