Gentiana pneumonanthe

Touffe basse de gentiane pneumonanthe aux fleurs en train de s’ouvrir

La gentiane pneumonanthe est pratiquement l’une des seules gentianes présente dans une grande partie de la France, en plaine comme en montagne, même si elle y est très localisée et de plus en plus rare. Elle habite en effet des milieux humides souvent très menacés ou détruits : comme elle ne supporte pas les apports d’engrais, y compris ceux issus de la pollution atmosphérique et disparaît si la végétation environnante se ferme et se boise, son avenir dans la plupart des pays européens s’avère très problématique. Pour cette raison, dès les années 1990, notamment aux Pays-Bas où elle ne survit plus que dans des réserves naturelles, des programmes d’étude approfondis ont concerné cette espèce tant au niveau de son écologie que de sa reproduction. Nous allons ici nous centrer sur ce second aspect pour découvrir la complexité du système reproducteur de cette espèce. 

Touffe aux fleurs fermées

Pulmonaire 

Dès qu’elle est fleurie, même un non initié, la reconnait en tant que gentiane bleue. Sauf que dans notre flore, ce groupe informel des gentianes bleues inclut en fait trois genres différents : GentianaGentianella et Gentianopsis : on croirait entendre une déclinaison latine ! Les deux derniers genres regroupent des espèces dont la corolle possède une gorge nettement ciliée, un critère facile à observer Les gentianelles (Gentianella) ont des fleurs violacées (rarement blanches) où seule la gorge de la corolle à la base des lobes est ciliée : quatre espèces vivent en France dont la gentianelle champêtre commune en montagne ou la gentianelle d’Allemagne très rare en plaine.  Le genre Gentianopsis ne contient qu’une espèce rare des pelouses sèches, la gentiane ciliée, aux fleurs d’un beau bleu mais dont les lobes de la corolle sont eux-mêmes ciliés. 

La gentiane pneumonanthe fait donc partie du genre Gentiana qui comprend des espèces à corolle jaune ou rouge pourpre et à larges feuilles comme la gentiane jaune (voir la chronique), la gentiane ponctuée ou la gentiane pourpre des Alpes et un vaste groupe d’espèces à fleurs bleues (pas mauves !), rarement blanches et à feuilles étroites. Parmi ces gentianes bleues, la pneumonanthe se démarque assez facilement par des fleurs grandes et longues, réparties le long des tiges dressées qui dépassent souvent 25cm de haut et sans rosette de feuilles à la base. En plaine, on ne trouve guère (et de plus en plus rarement) qu’une seule autre espèce bleue : la gentiane croisette aux fleurs plus petites, à quatre lobes, et groupées en têtes serrés étagées. En montagne où la pneumonanthe ne dépasse pas 1500m d’altitude, elle peut côtoyer toute une série d’espèces (souvent plutôt réparties bien plus haut) de gentianes basses avec une rosette basale de feuilles comme la petite gentiane printanière ou la très médiatique gentiane acaule et ses consœurs. 

Reste un critère décisif pour l’identification : le milieu de vie. La gentiane pneumonanthe habite des landes humides, des tourbières, des forêts humides clairsemées ou des prairies humides dominées par une graminée en grosses touffes, la molinie. Ce lien avec les « marais » lui a valu, via le principe des signatures, la réputation de plante médicinale efficace contre divers désordres pulmonaires d’où l’épithète latin pneumonanthe (pneumo = poumon et anthos = fleur) et le surnom populaire de pulmonaire des marais. 

Fleur bleue

Chaque pied de gentiane pneumonanthe peut produire de une à dix tiges dressées (un peu couchées à la base), pouvant atteindre jusqu’à 60cm de haut, et couvertes de paires de feuilles opposées très étroites avec une seule nervure principale. Chaque tige peut porter de une à plus de vingt fleurs, voire plus, dans sa moitié supérieure, à l’aisselle des feuilles soit solitaires, soit par petits groupes de deux ou trois, dressées sur de longs pédoncules. Chaque fleur comporte une longue corolle (jusqu’à 4cm) en tube un peu évasé en entonnoir à la gorge avec cinq lobes larges terminés en pointe courte, plissés séparés par un creux (sinus) avec un appendice. Du fait de cette forme en cloche allongée, on la surnommait parfois dans les anciens herbiers clochette d’automne. Le tube interne porte sur chacune de ses cinq facettes des bandes verdâtres pointillées de blanc et marquées d’anneaux vert clair qui fonctionnent comme un guide à nectar, i.e. un signal visuel qui oriente les insectes visiteurs vers le fond de la corolle où se trouve le nectar en récompense. 

Sous la corolle se trouve le calice formé de cinq sépales étroits qui égalent environ un tiers de la corolle et protègent partiellement la base de la corolle contre les effractions  de voleurs de nectar (voir ci-dessous). Exceptionnellement, on peut observer des fleurs à six ou quatre lobes au lieu de cinq ou des fleurs blanches. Ces fleurs sont pratiquement inodores sauf le nectar tout au fond qui dégage un parfum très doux. 

La floraison commence vraiment à partir de la mi-juillet et connaît un pic de mi-août à fin septembre avec au moins la moitié du nombre maximal de fleurs ouvertes. On peut donc la qualifier de presque automnale et sa floraison accompagne, dans ses milieux, celle d’autres espèces elles aussi automnales comme la bruyère à quatre angles des landes humides, la callune fausse-bruyère ou la succise (voir la chronique) qui l’accompagne dans nombre de ses milieux. 

Gentianes pneumonanthes en compagnie de succises encore en boutons en août

Nasties 

Comme la majorité des autres espèces de gentianes bleues, la pneumonanthe présente des mouvements très marqués  de ses corolles : on parle de nastie (de nastos, serré ou compact), un terme général qui désigne les mouvements de certains organes végétaux (fleurs, feuilles, tiges) en réponse à un stimulus externe. Ses corolles se ferment complètement en se repliant sur elles mêmes au niveau des lobes en moins de 30 minutes entre 16H et 18H le soir pour une température de 16°C et un ciel très peu nuageux ; le matin, elles s’ouvrent entre 9h et 11H dès que la température dépasse 12°C et là encore avec un ciel très peu nuageux.  Les fleurs ne sont donc ouvertes que la moitié de la journée au plus. Par temps nuageux combiné (au moins 8/10 du ciel ennuagé) avec des températures en-dessous de 16°C, les fleurs restent fermées le jour tant que dure cette météorologie. L’humidité relative de l’air joue aussi un rôle clé dans cette ouverture/fermeture. Cependant, pour des températures basses, les corolles peuvent quand même s’ouvrir si le soleil les frappe directement ; inversement, pour des températures élevées, elles peuvent rester fermées si le ciel est très nuageux. la coloration bleu foncé de la corolle doit augmenter la capacité d’absorber de la chaleur et de réchauffer l’intérieur du tube floral. Dans une étude menée aux Pays-Bas, on a évalué que dans la période de floraison maximale, les fleurs s’ouvrent en moyenne pendant quatre jours et restent fermées pendant 2 à 2,5 jours par temps pluvieux. 

Les fleurs fécondées se ferment définitivement dans les jours qui suivent ; expérimentalement, des fleurs pollinisées manuellement en apportant une grosse quantité de pollen, se ferment au bout de quelques heures seulement et ne se rouvriront plus avant de finir par faner et se transformer en un fruit sec, une capsule allongée. 

Ces mouvements protègent clairement les organes reproducteurs et notamment les grains de pollen potentiellement exposés à la pluie vu que les corolles s’ouvrent vers le ciel. La fermeture prévient de même la dilution du nectar au fond de la corolle et participe au maintien de températures favorables dans la fleur pour le développement des ovules en graines après la fécondation. 

Protandrie 

Fleurs au stade femelle : le stigmate blanc à deux lobes émerge un peu de la corolle

Les fleurs possèdent étamines et pistil et sont donc classiquement hermaphrodites ; pourtant, quand on observe une fleur fraîchement épanouie à partir d’un bouton floral, on ne voit par dessus que les anthères jaunâtres des étamines presque collées entre elles et déjà en train de s’ouvrir et de libérer du pollen. Il faut attendre au moins deux jours pour voir apparaître le stigmate porté par la style qui traverse le cercle des étamines ; puis, le stigmate, qui dépasse désormais la hauteur des anthères, se déploie en deux lobes qui exposent des papilles réceptives aux grains de pollen qui pourront germer dessus et aller féconder les ovules dans l’ovaire tout au fond de la corolle. Autrement dit, la fleur de la gentiane pneumonanthe est fortement protandre : elle passe d’abord  par une phase mâle (étamines mûres) qui expose le pollen pendant 2 à 3 jours ; puis, avec l’émergence du stigmate qui se déploie, elle entre dans la phase femelle qui dure 1 à 3 jours en moyenne, alors que l’essentiel du pollen de cette fleur a été enlevé. 

Ainsi, on atteint presque une séparation totale des sexes dans le temps (dichogamie) mais il peut rester quand même un peu de pollen disponible pendant la phase femelle. 

Pollen express

Floraison au milieu des sphaignes (mousses) dans une tourbière

Chaque fleur offre dès son ouverture un grand nombre de grains de pollen disponibles. Mais ce pollen n’est viable qu’à 50% et encore seulement les eux premiers jours de la phase mâle. Au delà du quatrième jour, la viabilité (i.e. la capacité de ce pollen à germer s’il arrive sur un stigmate) chute très fortement. Ce mode de fonctionnement réduit donc encore plus la probabilité d’autofécondation pour une fleur donnée puisque même s’il reste du pollen en fin de phase mâle et qu’il atterrit sur le stigmate de la même fleur du fait de la proximité au moment de l’ascension du stigmate, le pollen n’a pratiquement plus aucune chance de germer ! 

Et pourtant, les analyses montrent que ces fleurs sont autocompatibles : si on dépose du pollen d’une fleur sur son stigmate, il peut germer et aboutir à une fécondation. Mais spontanément, ces autopollinisations semblent rares en milieu naturel come cela a été démontré aux Pays-Bas (moins de 25% des fleurs)  et les fruits produits contiennent peu de graines ; par contre, d’autres études en Bulgarie montrent que la moitié des fleurs ensachées (donc privées de visites d’insectes) arrivent à produire des fruits et des graines ; il y aurait donc des variations régionales de l’importance relative de l’autopollinisation spontanée. En milieu naturel, plusieurs faits peuvent a priori augmenter le taux de ces autopollinisations : la fréquence des vents qui secouent les fleurs et font tomber du pollen sur les stigmates très proches ; les épisodes de mauvais temps (pluie et froid) qui provoquent la fermeture prolongée des fleurs qui se resserrent ce qui favorise l’autopollinisation. 

Tout ceci indique que cette gentiane a surtout recours à la pollinisation croisée pour assurer sa reproduction en s’appuyant sur les visites d’insectes pollinisateurs.

Visiteurs 

En milieu naturel, les pollinisateurs principaux sont toujours des bourdons même si les espèces concernées varient selon les régions. Aux Pays-Bas, l’espèce principale et la plus efficace est le bourdon des champs (groupe Bombus pascuorum), essentiellement des ouvrières, parfois des reines et tard en saison des mâles. Ces « petits » bourdons s’introduisent dans la fleur en tube pour aller récolter le nectar en tournant autour de l’ovaire tout au fond ; à cette occasion, la partie ventrale poilue récupère des grains de pollen qu’il va « peigner » après son envol et entasser dans les corbeilles à pollen des pattes postérieures sous forme de boulettes (sauf les mâles qui ne se toilettent pas). Ainsi, ils assurent la pollinisation lors de leurs visites via le pollen resté sur leur corps poilu. 

Pendant le pic de floraison, les fleurs reçoivent en moyenne 3 à 4 visites de bourdons par jour ce qui suffit amplement pour que la majorité du pollen encore frais et viable soit enlevé dès les deux premiers jours et puisse féconder d’autres fleurs déjà au stade femelle. La visite d’une seule ouvrière sur un stigmate vierge aboutit en effet au dépôt de 8 à 9000 grains de pollen. Les fleurs de gentianes semblent bien attirer fortement ces bourdons puisqu’on les a observés en train d’écarter les lobes repliés pour accéder aux corolles fermées ! L’intensité des visites dépend de la quantité de nectar offerte : celle-ci est maximale le matin et décline dans la journée ; en fin de saison, la production globale de nectar chute fortement ce qui limite fortement les probabilités de fécondation des floraisons tardives. 

Bourdon terrestre « tricheur » en train de percer la base d’une corolle

Mais d’autres visiteurs moins « intéressants » s’invitent pour profiter de la manne sans forcément récompenser la fleur en retour. Les gros bourdons terrestres percent avec leurs mandibules la base des corolles qu’il déchirent (entre les lobes du calice) et avec leur longue langue accèdent directement au nectar sans passer par l’intérieur pour aller plus vite : voleurs, tricheurs ! L’intensité de ces comportements varie selon les régions et les milieux. Personnellement, j’ai constaté sur des dizaines de fleurs d’une population dans des landes montagnardes en Auvergne de telles traces d’effraction caractéristiques ; ceci n’empêche pas les fleurs de produire des fruits si elles sont par ailleurs visitées correctement ! 

On peut aussi observer des visites de mouches syrphes d’au moins six espèces, surtout des mâles pendant le pic de floraison. Elles ne s’intéressent qu’au pollen mais se montrent de piètres transporteurs sur leur corps peu poilu ; de plus, sur les fleurs au stade femelle, elles lèchent le pollen déposé sur le stigmate, diminuant ainsi les probabilités de fécondation ! 

Corolle déchirée à sa base par des bourdons « tricheurs »

Concurrence florale ?

Gentianes en fruits en septembre

L’autre écueil qui peut affecter le succès de la pollinisation concerne les floraisons d’autres espèces attractives qui peuvent interférer de deux manières qui ne s’excluent pas : elles peuvent détourner les visiteurs vers elles si elles offrent plus de nectar par exemple ou du nectar plus accessible ; elles peuvent aussi engendrer une baisse de la fécondation via leur pollen qui, transporté par les mêmes visiteurs passant d’une espèce à l’autre, encombre le stigmate sans germer et réduit d’autant la possibilité pour du pollen de gentiane de germer. Cette problématique a été étudiée aux Pays-Bas dans des landes humides où deux espèces au moins co-fleurissent avec les gentianes et peuvent potentiellement attirer les mêmes pollinisateurs : la bruyère à quatre angles et la callune fausse-bruyère. L’étude montre que, globalement, les bourdons conservent leur préférence pour les gentianes même s’ils se trouvent dans un secteur avec beaucoup de l’une des deux espèces de bruyères. Pour autant, ils ne se montrent pas très constants envers les gentianes : ainsi, dans une parcelle avec beaucoup de bruyère à 4 angles, 54% des visites vont vers les gentianes mais seulement 67% sont suivies d’une seconde visite sur une gentiane ; et les chiffres sont encore « pires » avec la callune. Ces bruyères semblent donc bien « détourner » en partie les visiteurs des gentianes et peuvent ainsi induire le second effet négatif signalé ci-dessus. Pourtant, l’analyse des boulettes de pollen des bourdons révèle une très forte dominance du pollen de gentiane ce qui tempère les observations directes : peut être que la répartition des visites varie dans la journée avec la baisse de production du nectar des gentianes ? La morphologie très différente des fleurs doit modifier la collecte indirecte de pollen et les grains de pollen des gentianes sont collants alors que ceux des callunes sont secs et surtout véhiculés par le vent. En tout cas, au final, la production de graines des gentianes n’est pas affectée par la présence de ces voisines fleuries. 

Bibliographie

Differential pollination success in the course of  individual flower development and flowering time in Gentiana pneumonanthe L. (Gentianaceae).THEODORA PETANIDOU. Botanical Journal of the Linnean Society (2001), 135: 25-33. 

Pollination ecology and patch-dependent reproductive success of the rare perennial Gentiana pneumonanthe L.T.PETANIDOU ,J.C.M.DEN NIJSJ. G.B.OOSTERMEIJER- A.C.ELLIS-ADAM 

New Phytol. (1995), 129, 155-163 

Nastic corolla movements of nine Gentiana species (Gentianaceae), presented in the Bulgarian flora.Ekaterina K. Kozuharova & Mincho E. Anchev. PHYTOLOGIA BALCANICA 12(2): 255–265, Sofia, 2006 

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la gentiane pneumonanthe
Page(s) : 438-39 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages