23/07/2023 Je n’ai jamais observé de tortue de mer dans la nature n’ayant jamais voyagé sur les mers chaudes … sauf quelques tristes images d’une caouanne tournant en rond dans un aquarium. Mais en tant que passionné de tout ce qui touche à l’évolution du vivant, j’éprouve une vraie fascination pour ces êtres qui ont tant innové dans leur lignée très originale, celle des Chéloniens (voir la chronique sur la carapace des Tortues).

Le hasard veut que Nicolas, un de mes neveux, vient de concevoir une application destinée à recenser les observations de tortues marines dans le monde dans le cadre du projet « We Spot Turtles ! » (WST ! ; voir biblio). Je me devais donc de traiter plus en profondeur de ces animaux extraordinaires pour accompagner ce projet de Sciences participatives.

Tortue verte (Barrière de Corail près de Cairns) ; cliché Nicolas Guillot, WST !

Comme cette application vise avant tout à participer à la conservation des espèces de tortues marines sur leurs sites de reproduction, nous allons d’abord exposer dans deux chroniques l’état des lieux des connaissances sur la biologie de la reproduction des tortues marines avant d’aborder ultérieurement les opérations de surveillance et de suivi et leur intérêt pour leur conservation.

Accouplements

La grande majorité des observations d’accouplements se fait près des côtes quand les femelles se rapprochent des plages sur lesquelles elles vont pondre. On sait qu’ils peuvent aussi avoir lieu pendant les périodes de migration ou sur les lieux de nourrissage des adultes mais on ne dispose alors que de données éparses.

Accouplement de Tortues vertes. Atoll de Sand Island (Cliché Forest et Kim Starr ; C.C. 3.0.)

Pendant la courte période de réceptivité sexuelle des femelles, un peu avant la période de ponte, les mâles les courtisent en frottant leur tête ou en leur mordant gentiment le cou et les ailerons antérieurs. Si la femelle ne fuit pas, le mâle s’accroche sur sa carapace : il agrippe le dôme de la carapace avec les griffes de ses ailerons antérieurs. Puis, il abaisse sa longue queue sous la carapace pour aller au contact de l’orifice génital de la femelle.

L’accouplement, à la surface ou sous l’eau, peut laisser des traces de griffure sur la carapace de la femelle voire des saignements aux points d’ancrage des griffes du mâle, observables sur des femelles en train de pondre !

Les accouplements peuvent donner lieu à des bagarres virulentes entre mâles ; souvent, plusieurs mâles essayent de s’accoupler avec une femelle en même temps. Mais les femelles peuvent aussi montrer un comportement agressif. L’accouplement est interne.

Les tortues marines peuvent être monogames, polyandres (une femelle s’accouple avec plusieurs mâles) et/ou polygynes (un mâle s’accouple avec plusieurs femelles). Par exemple, chez la grande tortue-luth, l’analyse de l’ADN de femelles et de leurs descendants montre que polyandrie et polygynie peuvent avoir lieu. Sur des femelles qui avaient déposé quatre pontes successives différentes, on a montré que les descendants portaient tous les mêmes allèles paternels : ceci indique que, chez cette espèce aussi (voir ci-dessus), soit la fécondation se fait à partir du sperme stocké lors de la phase des accouplements ou soit ces femelles ont eu un comportement sexuel monogame.

Dans une autre étude sur la tortue-luth, 42 femelles se sont accouplées chacune avec un seul mâle, 9 avec deux mâles chacune et 4 avec au moins 3 mâles soit un taux de multipaternité de presque 25%.

Rétention

Comme cela est la règle chez les tortues en général, les femelles peuvent stocker le sperme viable pendant de longues périodes dans leurs oviductes. A mi-chemin entre l’ovaire et le vagin, dans la portion de l’oviducte qui secrète l’albumine des œufs lors de leur descente, se trouvent des tubules de stockage communiquant par des canaux avec l’oviducte. On a pu montrer chez certaines tortues que les spermatozoïdes pouvaient rester jusqu’à plus d’un an (423 jours) dans ces tubules. Il s’agit là d’un dispositif unique chez les Vertébrés !

Ce stockage du sperme pourrait avoir plusieurs fonctions : rendre la fécondation plus sûre ; permettre une fécondation décalée dans le temps ; faciliter la sélection sexuelle (compétition entre spermatozoïdes) et assurer une forte diversité génétique au sein des populations (stockage des spermatozoïdes de mâles différents). Ces fonctions prennent toute leur importance pour de tels animaux à vaste aire de circulation et avec de faibles densités de populations.

Chez la tortue imbriquée, pour 91% des femelles, toute la descendance provenait de l’accouplement avec un seul mâle. Pour les 9% restant, il y avait une paternité double à partir du sperme de deux mâles pour une femelle. Mais, l’identité et le succès de fécondation des males reste constant dans les différentes pontes déposées successivement par une même femelle (jusqu’à 5 nids en 75 jours !). On n’a trouvé aucun mâle qui ait fécondé plus d’une femelle ce qui suggère la présence d’un large surplus de mâles par rapport au nombre de femelles (voir le sex-ratio). La fonction première du stockage de sperme serait de découpler dans le temps l’accouplement des fécondations pour chacune des pontes successives. Ceci évite de recourir à chaque fois à un accouplement ce qui induit un surcoût énergétique et augmente les risques de mortalité sur les côtes.

Sex-ratio

Après les accouplements, les femelles viennent sur la plage pour pondre (voir ci-dessous). Les mâles, par contre, ne viennent pas à terre et n’y retournent jamais après avoir quitté la plage lors de leur naissance.  Ce comportement très genré introduit un fort biais dans l’évaluation des populations d’adultes si on ne recense et suit que les femelles venant pondre à terre, ce qui est le cas le plus fréquent pour des raisons pratiques évidentes.

Un autre biais intriguant complique l’étude des tortues marines : le sex-ratio ou rapport des nombres de mâles et de femelles adultes. Chez la plupart des vertébrés, il se situe autour de 1/1 mais chez les tortues, la situation est très différente.

A la naissance, une nette majorité de bébés tortues qui émergent sont des femelles avec un pourcentage biaisé en leur faveur pouvant aller jusqu’à 90% comme chez la tortue verte dans le bassin méditerranéen oriental. On parle de sex-ratio primaire déséquilibré.

La détermination du sexe des embryons en développement dans les œufs dépend des températures éprouvées durant la phase médiane de l’incubation (voir ci-dessous). Entre 28 et 31°C, on obtient à peu près autant de mâles que de femelles à l’éclosion mais au-dessus, la proportion des femelles augmente de plus en plus versus pour les mâles en dessous de ce seuil.  Un mécanisme génétique contrôle cette détermination du sexe.

Mais, devenues adultes, les tortues mâles se reproduisent bien plus souvent que les tortues femelles qui espacent souvent les années de pontes. Disons que chaque année, une majorité de mâles (peu nombreux au total) sont présents sur un site de reproduction alors que seulement une petite fraction des femelles (bien plus nombreuses) vient pour se reproduire. Ainsi l’étude génétique d’une population de tortues-luths montre que chaque femelle, une année donnée, s’accouple en moyenne avec 1,02 mâles, même si certaines femelles ont des accouplements multiples (voir ci-dessus). On trouve donc un sex-ratio dit opérationnel proche du 1/1 !

Le retour à la terre

Dans la classification phylogénétique du vivant, l’ensemble des tortues ou Chéloniens font partie du grand groupe des Amniotes : comme les Lézards et serpents, les Oiseaux et les Crocodiliens, ce sont des ovipares. L’embryon se développe dans un œuf à coquille, avec une membrane interne (amnios) formant un sac rempli de liquide. De tels œufs à coquille et amnios ne supportent pas d’être immergés, encore moins dans l’eau de mer salée. Ils doivent être incubés hors de l’eau. C’est pourquoi les femelles de tortues marines, en dépit de leurs exceptionnelles adaptations à la vie en milieu marin, doivent quitter l’océan pour venir déposer leurs œufs « sur terre », en l’occurrence dans le sable des plages tropicales à subtropicales, au plus près de l’eau libre.

Trace de montée de tortue verte. Polynésie française. Cliché N. Guillot WST !

Le choix des plages de sable comme sites de ponte repose sur plusieurs de leurs caractéristiques : une pente relativement régulière pour accéder sans embûche au niveau hors de portée des vagues ; une surface relativement plane et lisse sans obstacles majeurs pour ces animaux inadaptés à la locomotion terrestre ; un milieu ouvert exposé au soleil indispensable comme agent incubateur ; un substrat meuble facile à creuser pour y dissimuler les œufs le temps de l’incubation ; un substrat poreux qui se réchauffe facilement.

Pour autant, on ne sait toujours pas vraiment ce qui détermine le choix de telle ou telle plage plutôt que telle autre. Ainsi en Floride, on constate que les sites de ponte des tortues-luths sont concentrés sur la côte centrale orientale alors que des plages plus au nord, pourtant de même aspect, ne sont pas utilisées. Compte tenu de leur extrême fidélité aux sites de ponte au cours de leur vie, il se peut que ce choix se soit mis en place il y a des siècles dans des contextes de profil de plage, de répartition des prédateurs (un critère important), … différent de ceux actuels. En tout cas, même si ces sites se dégradent notamment du fait des activités humaines, elles persistent à venir y pondre en dépit des lourdes pertes subies par les adultes, les pontes et les jeunes à l’éclosion.

Terrassement

Arribada de Tortues de Kemp. Tamaulipas, Mexique. (cliché Hrchenge ; C.C. 4.0.)

Les femelles viennent donc sur les plages pour y creuser un nid dans lequel elles vont déposer leurs œufs. Ceci se fait le plus souvent de nuit sauf chez la tortue de Kemp (Atlantique Ouest) et la tortue à dos plat (Australie). La période des pontes s’étale souvent sur deux à six mois par an. Les femelles viennent classiquement en solitaire, indépendamment les unes des autres. Il existe cependant deux exceptions notoires : la tortue de Kemp et la tortue olivâtre ; les femelles creusent leurs nids et pondent en grands groupes avec jusqu’à des milliers de femelles venant pondre sur une même plage en quelques jours (3 à 10 jours). Ces « débarquements massifs », apparemment déterminés par le calendrier lunaire, sont connus sous le surnom d’arribadas, un mot dérivé du catalan arribar qui signifie arriver. Les densités sont telles que parfois des femelles recreusent des nids déjà remplis !

Tortues vertes montant sur la plage pour aller pondre. Hawaï. (Cliché Famartin C.C. 4.0.)

La femelle prête à pondre sort de l’eau et grimpe la pente de la plage jusqu’au-dessus de la ligne des plus hautes marées. Elle s’arrête souvent en chemin comme si elle choisissait avec précision son site de ponte. Parfois, certaines femelles rampent ainsi mais sans pondre au final soit à cause d’un éclairage artificiel ou de la présence de personnes sur la plage. La progression reste très laborieuse pour ces êtres strictement aquatiques.

Arrivée au point choisi, un site sec hors de portée des vagues, elle va entreprendre de manière très stéréotypée le terrassement du nid. Elle commence par des mouvements synchronisés des ailerons antérieurs tout en balayant avec les ailerons postérieurs et en tournant son corps de manière à délimiter un espace de travail de la taille de son corps dans le sable.  Ensuite, elle utilise alternativement ses ailerons postérieurs comme des pelles, de manière à creuser un trou sous l’abdomen aussi profond qu’elle le peut. Les tortues-luths, les plus grosses des tortues de mer creusent ainsi jusqu’à 80cm de profondeur. Ensuite, elle élargit les parois au fond du trou, modelant une sorte de chambre en forme de poire ou de grosse goutte d’eau, légèrement inclinée, qui servira de réceptacle pour les œufs.

Ponte

Quand la chambre de ponte est prête, la femelle dépose de 50 à 150 œufs (selon les espèces) d’un diamètre de 3 à 6cm. Ils sont expulsés par groupes de deux ou trois à la fois et enrobés d’un abondant mucus. Leur coquille souple mais coriace prévient les risques de casse lors de la chute dans la cavité de ponte ; ils peuvent aussi s’empiler en grand nombre sans être écrasés.

Dès que la ponte est complète, avec ses ailerons postérieurs, elle balaye le sable en sens inverse pour combler le trou creusé tout en le tassant. Finalement, avec ses deux paires d’ailerons, elle projette du sable sur le site de ponte de manière à effacer la trace de l’empreinte du corps. Ce camouflage a toute son importance vis-à-vis des nombreux prédateurs pour qui un nid de tortue marine représente un festin de choix. Sa mission accomplie, la femelle épuisée rejoint la mer et la ponte est livrée à elle-même, sans aucune intervention ni des femelles ni des mâles (qui ne reviennent jamais sur la plage). Si la femelle revient pondre de nouveau (voir ci-dessous), elle ne pondra pas au même endroit et ne viendra pas revisiter sa ponte précédente.

La majorité des femelles pondent le plus souvent au moins deux fois au cours d’un épisode de ponte (pas tous les ans : voir ci-dessus) mais le nombre de pontes par femelle peut en fait varier d’un à … quatorze ! Ainsi, une seule femelle peut produire jusqu’à mille œufs en une saison de ponte. Ce nombre impressionnant traduit bien la stratégie de reproduction globale des tortues marines : produire de nombreux œufs sachant que les pertes sur les pontes et les jeunes à l’éclosion (voir la seconde chronique) seront considérables.

Une croyance tenace veut qu’une tortue qui a commencé à pondre ses œufs entre dans une telle transe que rien ne pourra plus l’arrêter. Certes, si la ponte est commencée, elle aura moins de chance d’abandonner en cours de route, mais si elle est vraiment importunée ou se sent en danger, elle peut arrêter et repartir. D’où l’extrême importance de ne pas importuner les tortues la nuit sur les sites de ponte !

Une autre particularité renforce cette croyance : les femelles laissent échapper de leurs yeux faisant penser à des larmes ; ceci entérine l’idée de grande concentration de leur part. En fait, ces « larmes » n’ont rien à voir avec une émotion mais sont une forme d’excrétion du sel qui tend à s’accumuler dans leur corps !

Incubation

Les embryons, initialement au stade de quelques cellules, entament leur développement en utilisant les réserves nutritives stockées dans l’œuf (vitellus). Ce développement demande de la chaleur qui est fournie par la seule énergie solaire puisque ces animaux ne couvent pas leurs œufs à l’instar des lézards et serpents. La plage est donc l’incubateur naturel des œufs des tortues.

Nid de tortue verte après la ponte. Polynésie française. Cliché N. Guillot WST !

Selon l’espèce et la température du sable de la plage, les œufs ont besoin de 45 à 70 jours (moyenne autour de 60 jours) pour que les embryons se développent entièrement. Nous avons vu que la température du sable influe sur la détermination du sexe des bébés tortues à venir : des températures plus basses favorisent la naissance d’une plus forte proportion de mâles que de femelles et vice versa des femelles pour des températures plus élevées. 

La température agit en plus sur le pourcentage d’œufs par nid qui vont éclore avec succès et donner des jeunes capables de rejoindre la mer. Plus la température est élevée, plus les embryons vont se développer vite. Mais si la température dépasse 36°C ou descend en-dessous de 24°C sur une période prolongée au niveau d’un nid, cela entraîne généralement la mort des embryons en cours de développement.

La compacité du sable de la plage intervient aussi. En Floride, les plages érodées sont rechargées artificiellement en ramenant régulièrement du sable avec de lourds engins qui tendent à tasser le sable. Les tortues continuent d’utiliser de telles plages reconstituées mais avec un succès reproductif en baisse : la compaction semble à la fois modifier la structure du trou creusé et le microclimat autour des œufs pendant l’incubation.

Une étude sur la tortue-luth au Costa-Rica montre que des températures élevées réduisent finalement le succès des éclosions et induisent une certaine mortalité des embryons. De ce fait, les premières pontes en début de saison (moins chaude) tendent à produire plus de jeunes. La moyenne annuelle par femelle se situe autour de 250 jeunes produits mais avec de fortes variations interannuelles à taille de ponte égale. On a observé que les femelles plus âgées, qui avaient déjà pondu durant un certain nombre de saisons, arrivaient justement plus tôt sur les sites et avaient donc plus de chance de produire des descendants : une prime à la « vieillesse » !

Après la reproduction (accouplements et pontes), les adultes entreprennent une migration de parfois plusieurs milliers de kilomètres pour rejoindre des zones favorables à leur alimentation. Ils reconstituent là leurs réserves et se préparent pour la prochaine saison de reproduction. Comme les femelles dépensent beaucoup d’énergie pour la migration de retour vers les plages, le creusement des nids et les pontes, elles ont souvent besoin de plusieurs années pour reconstituer leurs réserves. Les mâles moins « impliqués », puisqu’ils ne sortent pas de l’eau et n’ont pas les œufs riches en réserves à produire, se reproduisent bien plus régulièrement. Ceci explique le sex-ratio opérationnel équilibré évoqué ci-dessus. 

Dans une seconde chronique nous évoquerons l’éclosion des œufs et le devenir des jeunes jusqu’à devenir des adultes reproducteurs.

Bibliographie

Sea Turtles. NJ Robinson; FV Paladino. 2013 Reference Module in Earth Systems and Environmental Sciences p.1-11

« We Spot Turtles ! » Ce projet de sciences participatives est destiné à protéger les tortues de mer venant se reproduire sur les plages. Avec l’application mobile disponible, vous pouvez contribuer à la collecte de données à l’échelle mondiale et soutenir ainsi leur conservation tout en disposant de nombreuses informations sur les espèces et les conseils pour les observer sans les déranger.