Rhopalapion longirostre

L’apion de la rose trémière est un charançon inféodé à cette plante cultivée comme ornementale. En quelques décennies, il s’est propagé dans toute la France et fait désormais partie de la biodiversité ordinaire que l’on peut observer très facilement dans les jardins sur les roses trémières (voir la chronique sur cette plante). Nous avons présenté le cycle de vie de ce charançon facile à reconnaître dans une autre chronique et, à cette occasion, nous avons découvert que cette espèce se distingue entre autres par la présence d’un « nez », un rostre porteur des pièces buccales et des antennes, extraordinairement allongé chez les femelles et bien moins chez les mâles en outre plus petits. Il s’agit donc d’un exemple de dimorphisme sexuel, i.e. de différences morphologiques accentuées entre les deux sexes d’une même espèce. Une équipe de chercheurs autrichiens a cherché à comprendre comment au cours de l’évolution un tel dimorphisme avec des caractères aussi « exagérés » avait pu être sélectionné (1, 2 et 3).

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Quatre apions de la rose trémière : deux mâles en haut et deux femelles en bas

Une exception dans son groupe

Pour mieux comprendre, il est intéressant d’abord de comparer cette espèce avec d’autres plus ou moins proches pour déterminer si elle est un cas à part. L’apion au long rostre n’est pas le seul charançon à vivre sur les roses trémières et les plantes de sa famille, les Malvacées (voir la chronique : Elle a tout d’une mauve). En Europe, neuf espèces sont spécialisées sur des Malvacées ; ceci n’a rien d’étonnant car il s’agit d’une particularité de la super-famille des charançons (Curculionidés) : un très grand nombre d’espèces (62 000 espèces réparties dans 5800 genres !!) toutes végétariennes et souvent plus ou moins étroitement associées à une espèce de plante. Sur ces neuf espèces donc, l’apion à long rostre est le seul à posséder un appendice aussi développé avec un tel dimorphisme sexuel.

Si on élargit le cercle, cet apion se place dans une sous-famille, les apioninés (1500 espèces à elle seule) elle-même incluse dans la famille des Brentidés. Sur les 139 espèces de cette sous-famille présentes en Europe, seulement 21 d’entre elles présentent un léger dimorphisme sexuel et dans 4 on trouve un dimorphisme marqué mais qui ne porte pas sur le rostre. Autrement dit, l’apion de la rose trémière est une exception notoire au sein de son groupe. Intriguant, non ? Cela signifierait en tout cas que le caractère « long rostre » n’est pas le caractère ancestral et qu’il est apparu une fois chez cette espèce ; mais pourquoi chez celle-ci ?

La galaxie charançons

Elargissons donc encore le cercle d’observation pour entrer dans le monde vertigineux des charançons. La possession d’un long rostre perceur par les femelles se retrouve dans de nombreuses autres espèces mais placées dans d’autres groupes dont celui des balanins (Curculioninés : entre 20 et 30 000 espèces !!) : le balanin des noisettes ou celui des glands du chêne en sont des exemples bien connus, les femelles arborant un très long rostre coudé et très fin. Cet outil leur permet de forer la paroi très épaisse du jeune fruit (pas encore trop dur) pour pouvoir y déposer un œuf et permettre le développement de la larve dans le fruit. Là aussi, le rostre des femelles atteint le double de la longueur de celui des mâles. On interprète ce dimorphisme comme le résultat d’une « course aux armements » entre les plantes parasitées (via l’épaisseur de la paroi de leurs fruits) et les charançons (via leurs rostres).

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Charançon de type balanin (non identifié) avec son très long rostre et ses antennes coudées.

D’autre part, ces balanins et apparentés se distinguent des apions dont fait partie notre espèce par leurs antennes (placées au milieu du rostre, rappelons le) typiquement coudées à angle droit et qui se replient ainsi facilement sans gêner l’insecte quand il fore son tunnel. Certains auteurs ont donc vu là une ébauche d’explication : les apions ayant des antennes droites n’ont pu développer au cours de l’évolution de long rostre car ils auraient été gênés pour forer en profondeur ; ceci aurait expliqué leur moindre diversité. L’étude détaillée des chercheurs autrichiens fait tomber cette hypothèse : les femelles de l’apion au long rostre possèdent à la base de chaque antenne un article basal plus long qui leur permet de la replier dans un sillon placé en amont le long du rostre. Donc, les antennes droites ne sont pas un problème !

Alors, pourquoi le long rostre est-il apparu chez cette espèce et pas chez les autres apparentées dont celles se nourrissant sur la même plante ?

Rostre tunnelier

Rappelons d’abord que seules les femelles utilisent leur rostre pour forer des tunnels puisque cette opération prépare à la ponte ; les mâles utilisent certes leur rostre pour mâcher mais ils se nourrissent (comme les femelles) de tissus en surface (feuilles).

Chez l’apion de la rose trémière, le dimorphisme ne porte pas que sur la longueur du rostre : le volume de la musculature interne (localisée dans la tête) associée au rostre occupe un volume bien plus important chez la femelle que chez le mâle. Ceci procure à la femelle une capacité plus efficace à creuser et à percer des matériaux durs et épais mais indépendamment de la longueur proprement dite du rostre. Le lien avec le creusement du tunnel de ponte ne fait donc plus guère de doute. Pourquoi un rostre plus long a t’il alors été favorisé par la sélection naturelle. Il faut revenir au choix des sites de ponte par la femelle (voir la chronique sur le cycle de vie de l’apion) : elle doit certes percer une double couche de sépales (calice et calicule : voir la chronique sur la rose trémière) épais. Ainsi, une espèce proche, l’apion des tiges (Aspidapion radulus) de la rose trémière a un rostre nettement plus court et épais et presque identique chez les deux sexes : la femelle n’a à percer que l’écorce de la tige pour pouvoir ensuite déposer ses œufs.

L’effet Pinocchio

Il y a donc autre chose en plus qui a favorisé cette évolution vers un rostre très long. Tout semble tenir en fait au choix majeur de la taille des boutons floraux : la femelle recherche les boutons floraux les plus gros (donc nécessitant un forage plus profond) qui donneront plus de graines de meilleure qualité ; la larve terminera son développement dans une seule graine (voir le cycle de vie) et la qualité de celle-ci sera déterminante pour achever son développement. Ensuite, avec un rostre plus long, la femelle peut atteindre le cœur supérieur du bouton, là où elle déposera les œufs au milieu des grains de pollen qui serviront de nourriture initiale très riche aux larves avant qu’elles n’entament leur migration vers les graines en formation. Au cœur du bouton, de plus, les œufs et jeunes larves seront mieux protégés des attaques par exemple des guêpes parasites qui plantent leur organe de ponte depuis la surface pour déposer un œuf fatal sur les larves à l’intérieur. Le fait d’avoir un long rostre procure donc aux femelles un avantage décisif en terme de succès reproductif : plus le rostre est long et plus l’espèce aura des chances de mieux se reproduire et d’avoir une descendance.

Mais alors, çà ne va pas s’arrêter ? Pas si simple : nous avons vu (voir le cycle de vie) que lors de l’émergence des adultes à partir de la nymphe enfermée dans un akène, il y avait une assez forte mortalité différentielle des femelles « victimes » de leur long rostre qui les gêne dans leur sortie par le trou creusé dans l’akène par la larve. Ainsi au fil du temps, un certain équilibre a du s’établir limitant la taille du rostre par cet effet négatif relatif.

Les mâles n’ont pas le nez long

Reste le cas des mâles plus petits en moyenne avec un rostre court et épais. Pourquoi la sélection a t’elle favorisé ces caractères ? Pourquoi pas un rostre certes court (puisque le mâle n’a pas à forer de tunnel) mais fin qui suffirait à se nourrir ?

La réponse, selon les observations des chercheurs autrichiens, tient au comportement sexuel. Nous avons vu (voir cycle de vie) que les accouplements occupent une place « visuellement » importante chez cette espèce ce qui la rend facile à observer. La femelle porte un mâle accouplé (ou en train d’essayer) sur son dos tout en cherchant un site de ponte ; l’affaire est un peu périlleuse sur un telle grande plante soumise aux moindres coups de vent sachant que les boutons recherchés se situent dans le haut de la plante. le mâle doit donc s’accrocher fermement au dos bombé (les élytres) de la femelle et ses pattes doivent passer sous son corps pour bien la maintenir. D’autant que la lutte est rude avec les autres mâles qui cherchent à déloger l’heureux élu. Donc, les mâles ayant une taille qui correspond le mieux au dos de la femelle auront plus chances de bien s’accoupler. D’autre part, le mâle se sert de son rostre épais et trapu comme instrument pour déloger ou repousser les autres mâles (et ils sont nombreux). On voit donc se dessiner un scénario sélectif qui favorise les mâles assez gros (mais pas au-delà de la longueur des élytres de la femelle) dotés d’un rostre « costaud » ; ces mâles auront plus de chances de transmettre leurs gènes à la descendance. C’est un bel exemple de sélection sexuelle. Pour obtenir de tels mâles, cela suppose que les femelles choisissent des gros boutons avec de grosses graines à venir qui permettront de nourrir suffisamment les larves ; autrement dit, les femelles au long rostre auront plus de chances de donner une descendance mâle ad hoc.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Sexual dimorphism in head structures of the weevil Rhopalapion longirostre : a response to ecological demands of egg deposition. G. WILHELM et al. Biological Journal of the Linnean Society, 2011, 104, 642–660.
  2. Fitness components in the relationship between
 Rhopalapion longirostre and Alcea rosea (Malvaceae).
 Analysis of infestation balance of a herbivorous weevil and its host plant. Gertha Wilhelm et al.. Bonn zoological Bulletin ; Volume 57 ; pp. 55–64 ; 2010
  3. Selection becomes visible: enforced sexual dimorphism caused by sexual selection in the weevil Rhopalapion longirostre. G. WILHELM, et al.. Biological Journal of the Linnean Society, 2015, 115, 38–47.