08/018/2020 La marche et la randonnée connaissent un essor sans précédent et investissent de plus en plus les espaces naturels protégés, riches en paysages grandioses ou en nature spectaculaire ; le réseau des sentiers de randonnée s’est considérablement densifié et sa fréquentation ne cesse de progresser y compris dans des aires naturelles de haute valeur écologique comme les parcs nationaux ou régionaux ou les réserves naturelles. Ces activités, outre leur faible impact écologique sur la crise climatique,  semblent a priori respecter l’environnement et la biodiversité et font l’objet d’un consensus unanime quant à leur innocuité. Mais qu’en est-il réellement ? On pressent bien que le passage de milliers de pas chaussés année après année sur les mêmes sentiers génère du piétinement ce qui altère la végétation naturelle et favorise l’érosion qui détruit les sols ; les piétons transportent sous leurs chaussures ou sur leurs vêtements des graines de plantes invasives et participent à leur pénétration au sein des espaces protégés.

La faune n’est pas en reste avec oiseaux, mammifères, lézards et serpents, … qui subissent directement les effets du dérangement répété et voient leurs territoires vitaux se rétrécir. Par contre, très peu d’études ont porté leur attention sur les impacts de la marche sur un groupe d’animaux pourtant ultra-important en nombre d’espèces, les insectes, les grands oubliés en matière de conservation de la nature. Une étude polonaise s’est penchée sur un impact méconnu et inattendu de la marche sur les insectes : la mortalité par piétinement. 

Parking situé au départ de sentiers de randonnée en Vanoise.

Enquête dans les Beskides 

Sentier de randonnée en montagne (Auvergne)

Au sud de la Pologne, s’étend le massif des Beskides, une partie des Carpates, une région montagneuse sauvage et très appréciée des touristes, cadre de cette étude. Les chercheurs ont retenu trois sites répartis dans des zones protégées de haute valeur écologique, dominées à 80% par des forêts de hêtres et d’épicéas et avec une très faible densité humaine résidente. Un important réseau de chemins de randonnée et de promenade parcourt ces montagnes ; l’accès est libre aux piétons sur ces chemins pour la plupart sableux ou rocheux avec plus ou moins de végétation naturelle. Les chercheurs ont choisi au hasard 13 km de sentiers de randonnée en excluant les chemins pavés ou goudronnés, ceux proches d’installations humaines, les chemins hyper fréquentés ou au contraire sous-fréquentés de manière à dégager une image moyenne à propos de ce problème de mortalité des insectes. Six fois au cours de la belle saison, ils ont parcouru ces sentiers plus ou moins larges d’un pas lent, en scrutant le sol à la recherche d’éventuels cadavres d’insectes, prélevés et conservés pour être ensuite identifiés. Parallèlement, ils ont installé des pièges de collecte des insectes vivant au sol le long de ces sentiers (à un mètre du bord) pour avoir une représentation des communautés et des populations locales d’insectes et les comparer à celle des insectes trouvés morts. 

Statistiques 

Sur ces 13 km de sentiers étudiés, ils ont récolté 207 insectes morts appartenant à 52 espèces différentes : les ¾ sont des coléoptères, 16% des hyménoptères (guêpes, abeilles et bourdons) et 4,5% des hémiptères (punaises toutes de la même espèce : le pentatome à pattes rousses). Une espèce se dégage nettement en termes d’effectifs retrouvés morts sur les sentiers : le géotrupe stercoraire, le scarabée noir bleuté brillant spécialiste des crottes (40% des individus récoltés) ; vient ensuite une guêpe parasite des abeilles solitaires aux antennes en massue (Sapyga quiquepunctata) avec 6%, la punaise citée ci-dessus (4,5%) et le hanneton des roses (4%). On obtient ainsi une densité moyenne de 4 « morts » par km de sentier avec un pic à 6/km en juillet.

A partir des chiffres obtenus, les chercheurs proposent une extrapolation aux 76 400 km de sentiers de randonnée connus en Pologne : on obtient une estimation de 1,2 million d’insectes ainsi tués au long de ces sentiers. Ce chiffre, impressionnant pour un novice, n’est pas pour autant terrible au regard des effectifs considérables d’une majorité d’insectes ! Cependant, la densité des chemins dans les Carpathes est par exemple cinq fois supérieure à la moyenne du pays ce qui signifie que certaines régions subissent un impact plus fort que d’autres et, en plus, il s’agit de zones à haute valeur écologique. Il faut donc aller voir dans les aspects qualitatifs pour vraiment apprécier l’impact de cette mortalité. 

Portrait-robot 

Plus de la moitié des individus récoltés appartiennent à des espèces terrestres se déplaçant au sol et ne volant que rarement ou même pas du tout pour certaines d’entre elles comme les Carabidés. L’analyse des espèces présentes autour des chemins, ce que nous appellerons les populations sauvages adjacentes, montre que près de la moitié des espèces présentes figurent parmi les espèces retrouvées mortes. Cette mortalité touche donc avant tout les espèces locales. Les espèces les moins mobiles (déplacements lents) se trouvent surreprésentées comme les géotrupes mentionnés ci-dessus ; à l’inverse, les espèces terrestres très mobiles sont sous-représentées par rapport à leurs effectifs dans les milieux environnants. Elles sont capables de fuir rapidement devant un marcheur et de trouver refuge sous une pierre ou sur les bords ou de percevoir les vibrations du sol et de fuir préventivement. Certaines espèces aux mœurs pourtant  terrestres comme les cicindèles, coléoptères prédateurs, courent très vite et s’envolent vivement à la moindre alerte. 

Dans des études sur les papillons de jour le long des routes, il a déjà été démontré que la mortalité y dépendait avant tout de la taille des espèces et non pas de leurs capacités voilières : les grandes espèces sont sur-tuées. Ici, au contraire, la taille n’intervient pas pour expliquer la surmortalité de certaines espèces : c’est la capacité à s’échapper qui fait la différence. Par ailleurs, l’étude a comparé la taille moyenne des individus tués avec celle des individus sauvages adjacents : elle est identique. Les individus plus petits subissent cette mortalité avec la même intensité que les plus grands de la même espèce. Ceci signifie que cette mortalité reste aléatoire et ne sélectionne pas certains individus par rapport à d’autres. Sur les trois sites distants étudiés, les populations de géotrupes varient régionalement en taille mais à chaque fois on retrouve l’absence de non sélection en fonction de la taille. 

Cependant, parmi les victimes, figurent 20% d’insectes volants dont les guêpes parasites qui se posent volontiers sur le sable des chemins mais aussi des bourdons et abeilles venus butiner les fleurs des bords des chemins. 

Marcheurs coupables ? 

Toute étude scientifique demande une analyse critique du protocole de collecte des données afin de moduler l’interprétation et notamment l’extrapolation. 

Une majorité d’espèces d’insectes sont de petite taille, voire très petites et ont donc du échapper à l’œil des chercheurs en quête des cadavres sur les chemins. Ceci laisse donc penser que les chiffres restent très largement sous-estimés de ce point de vue. 

Inversement, l’étude recense les cadavres mais sans connaître la vraie cause de mortalité ; on considère que la plus probable est le pied du marcheur mais bien d’autres peuvent être envisagées dont la mortalité naturelle des individus en fin de vie, sachant que beaucoup d’insectes ne vivent que de courtes périodes. Un épisode météorologique violent (coup de vent, orage) peut aussi provoquer une mortalité ponctuelle importante. Donc, ce point de vue conduirait au contraire, peut-être, à une surestimation de la mortalité due aux marcheurs. 

Néanmoins, le cas des insectes volants dont les butineurs plaide nettement en faveur d’un lien direct avec les marcheurs ; bourdons et abeilles sont souvent considérés comme dangereux et peuvent être tués intentionnellement ; de plus, sur les chemins étroits, ils se concentrent sur les fleurs des plantes basses, donc au plus près des pieds des marcheurs. 

Sentier étroit qui s’avère encore plus dangereux car les pieds se trouvent au plus près de la végétation adjacente

Un dernier indice confirme cette hypothèse : le nombre d’insectes retrouvés morts atteint un pic en juillet ce qui coïncide certes avec la période de densité maximale générale des insectes mais aussi avec la forte augmentation du nombre de visiteurs sur les chemins. Les chercheurs ont aussi noté pour certaines espèces un grand nombre d’individus retrouvés morts sur une courte période : il y a sans doute un lien avec la période des accouplements par exemple ou de la ponte qui expose plus les insectes à circuler. Enfin, on sait que le pic d’activité des marcheurs se situe entre 10H et 16H ce qui coïncide justement avec l’activité maximale du plus grand nombre d’insectes dont les butineurs. 

Sur les sentiers herbeux et fleuris peu fréquentés, les risques d’écraser des insectes doivent être très élevés car ils ne cherchent pas à fuir mais se réfugient sous les herbes !

Persistance 

Un autre point doit aussi être pris en considération : que mesure t’on exactement en comptant les insectes morts un jour donné : ceux tués seulement la veille, sur deux jours en amont, sur une semaine ? Pour le savoir, les chercheurs ont mis en place un protocole expérimental astucieux. 60 insectes morts de dix espèces très communes de tailles variées (hanneton des roses, géotrupes, guêpes communes, doryphores, …) ont été déposés au hasard sur un kilomètre de sentier, chacun d’eux géolocalisé ; une partie a été mise sur le chemin et les autres sur les bords jusqu’à un mètre en retrait. Ensuite, toutes les 24 heures, le chemin est parcouru et on recherche un par un chaque insecte déposé pour voir s’il a disparu et noté éventuellement des indices permettant de connaître la cause de sa disparition (bave de limace, coups de bec d’oiseau, présence de fourmis, …) ; on répète ce recensement jusqu’à la disparition de tous les insectes déposés. 

Au bout de 24H, la moitié des insectes morts déposés a déjà disparu ; 48H après, on passe à 75% et au-delà de 72H, aucun ne persiste. Autrement dit, quand on recense les insectes morts sur un chemin, on recense au maximum le résultat de deux jours de mortalité : ceci plaide en faveur de chiffres non surestimés quant à l’ampleur de la mortalité globale. 

Fait intéressant, les cadavres placés au milieu du chemin disparaissent plus lentement que ceux déposés sur les bords qui disparaissent très vite. Pour les cadavres dont on a pu identifier la cause de disparition, on trouve en tête les fourmis, promptes à ramasser tout ce qui « traîne », puis les oiseaux et les limaces qui se repaissent volontiers de cadavres. Les insectes écrasés au milieu du chemin sèchent plus vite et attirent moins l’attention ; les passages des marcheurs éloignent ces consommateurs ; le sable et la poussière découragent entre autres les limaces.  

Limace attirée par une bête écrasée sur un chemin

A noter que ces cadavres attirent aussi des insectes dits nécrophages qui y pondent leurs œufs pour nourrir leurs larves ; de ce fait, ils sont victimes indirectes de cette mortalité en se faisant à leur tour piétiner. 

Impact 

Nous l’avons dit : ces chiffres restent bas pour des insectes communs aux populations considérables avec, donc, un impact très limité. Mais, il faut tempérer cet optimisme à deux niveaux. 

D’abord, parmi les victimes, on a recensé des espèces rares et bénéficiant d’un statut de protection comme le carabe à reflets cuivrés ou le carabe chagriné, un très gros carabe. Pour de telles espèces rares avec un faible taux de reproduction, cette mortalité pourrait devenir un handicap dans le maintien de leurs populations. Sur les chemins hors forêt, on peut ainsi rencontrer des insectes peu mobiles, victimes toutes désignées pour ce processus comme le crache-sang (voir la chronique), une espèce commune, ou les méloés (voir la chronique) : ces derniers font partie des espèces peu communes que cette mortalité pourrait affecter. 

Le second point a un lien direct avec le précédent : les zones protégées où vivent souvent ces espèces rares deviennent de plus en plus attractives pour le public des randonneurs du fait de la qualité des paysages et des milieux. Ces zones tendent donc à concentrer la fréquentation ; même les réserves naturelles bénéficiant de statuts de protection plus stricts se trouvent souvent accessibles ou longées par des sentiers de randonnée ce qui augmente le risque pour les espèces sensibles. 

Sentier de randonnée au milieu d’un vieux boisement riche en espèces liées au bois mort dont de nombreux coléoptères peu mobiles

Le cas des pollinisateurs pose aussi question ; en milieu forestier comme ici, ils tendent à se concentrer le long des chemins, les rares endroits où la lumière permet la floraison d’espèces herbacées en été ; on connaît le fort déclin de nombre d’entre eux et cette mortalité vient donc s’ajouter aux nombreuses autres causes qui les affectent. 

Ces digitales au bord du sentier attirent les bourdons qui se trouvent, vu l’étroitesse du sentier, à hauteur d’homme

Ajoutons enfin que l’étude n’a porté que sur les insectes ; si on avait ajouté les limaces (et escargots) et les araignées on atteindrait, je pense, des statistiques bien plus négatives : ces animaux subissent souvent un écrasement volontaire délibéré. Ceci nous conduit directement aux solutions pour lutter contre ce problème car, bien sûr, il n’a jamais été question d’interdire la marche sur les sentiers !  

Les limaces « attirent » souvent le pied mal-intentionné !

Changer de comportement 

Les grands espaces naturels riches en biodiversité attirent logiquement plus de marcheurs

Compte tenu de ces résultats, on voit qu’il faudra veiller à freiner le développement de sentiers dans des zones sensibles ou de prévoir des aménagements simples comme des pontons en bois. Pourquoi pas aussi une signalétique avec une espèce « forte et symbolique » pour attirer l’attention ?

Exemple d’aménagement simple (chaîne des Puys) qui vise à limiter le piétinement en marge des chemins de randonnée

Une bonne part de cette mortalité pourrait être évitée en agissant sur le comportement des marcheurs et randonneurs et leur rapport au vivant. Combien de fois voyons-nous des enfants ou des adultes écraser d’un coup de talon rageur un insecte ou une araignée, le tout ponctué d’un « sale bête » bien envoyé ! Ceci rejoint notre absence de perception et de considération générale envers les non-humains, toutes les autres espèces qui composent la biodiversité, végétale et animale : il y a là un champ immense sur lequel nous devons beaucoup travailler pour freiner la terrible crise que connaît la biodiversité. Les insectes, bien plus que les vertébrés qui nous sont malgré tout plus proches, souffrent d’une terrible dépréciation, d’une méfiance et d’une défiance générales qui mènent souvent à leur destruction volontaire. Réhabiliter l’image des insectes ne pourra se faire que par l’éducation ou par des manifestations à imaginer comme des « fêtes des insectes » ou des « zoos » tels que Micropolis.

Une autre part de cette mortalité se fait aussi de manière inconsciente : on ne prête souvent même pas attention à ces « choses » sur le chemin ou bien on ne prend la peine de détourner le pied ou bien on marche à toute vitesse sans rien regarder autour . Une communication plus active dans les guides ou les brochures serait la bienvenue : faire prendre conscience au promeneur de son impact sur l’environnement. Il ne s’agit pas de le culpabiliser mais de l’informer et de lui ouvrir les sens vers ce monde vivant au milieu duquel il se déplace. Renouer des liens avec les non-humains sera l’enjeu majeur de ce siècle pour conserver la biodiversité : cesser de vivre en aveugles et en sourds et changer nos comportements, y compris dans notre manière de marcher. La marche reste un merveilleux moyen d’entrer vraiment en contact avec ce monde vivant ; alors faisons tout pour que cette rencontre soit la plus harmonieuse possible et la plus respectueuse de notre environnement : que nos pas soient les plus légers possible pour tous ! 

La marche sur les sentiers « nature » se trouve à la croisée des chemins : elle doit elle aussi respecter la biodiversité

Bibliographie

Watch your step: insect mortality on hiking trails. MICHAŁ CIACH, BARTŁOMIEJ MAS_LANKA,AGATA KRZUS and TADEUSZ WOJAS Insect Conservation and Diversity (2016)