Artemisia maritima subsp. maritima

23/10/2022 Quand vous l’aurez humée de près une fois, vous ne l’oublierez plus la belle armoise maritime. Avec son feuillage délicatement découpé en lanières fines argentées cotonneuses, elle tranche sur le fond des nombreuses nuances de vert qui parsèment les marais salés où elle vit, en compagnie de diverses autres plantes capables de tolérer la présence de sel en quantité importante. Elle est réputée depuis l’Antiquité pour ses vertus médicinales à l’instar de sa grande cousine l’absinthe même si elle a souvent en fait été confondue avec d’autres espèces plus ou moins proches. Bienvenue donc dans le monde argenté de l’armoise maritime.  

Fausse absinthe 

Souvent, l’armoise maritime est dominée par les graminées mais réussit quand même à s’imposer visuellement

On l’a beaucoup associée à la grande absinthe, plante médicinale cultivée et spontanée, avec divers noms populaires : absinthe de mer, petite absinthe ; les anglo-saxons la surnomment sea wormwood, i.e. absinthe de mer. Elle lui ressemble superficiellement par son odeur forte aromatique épicée (mais différente) et surtout par la blancheur de son feuillage cotonneux. Pour autant, elle en diffère vraiment par sa stature bien inférieure : ses touffes peu fournies ne dépassent pas 50-60cm de haut et de nombreux pieds se résument à une seule tige feuillée. D’ailleurs, dans ses milieux de vie, elle est très souvent largement dépassée par les autres plantes dont des graminées : seule sa blancheur argentée permet néanmoins alors de la repérer de loin. La grande absinthe forme quant à elle des touffes buissonnantes de nombreuses tiges robustes qui dépassent régulièrement le mètre de haut ; par ailleurs, elle ne pousse pas dans les terrains salés fréquentés par l’armoise maritime.

En dépit de son port un peu grêle, l’armoise maritime est bien une vivace avec des tiges ligneuses à leur base et un système racinaire bien ramifié qui s’enfonce jusqu’à 25cm de profondeur. Des scientifiques réussissent même à « lire son âge » sur des coupes de tige en comptant les cernes de croissance (dendrochronologie ; voir ci-dessous).

Le beau feuillage délicat de l’armoise maritime

Si les feuilles partagent un revêtement cotonneux dense argenté sur les deux faces, celles de l’armoise maritime sont bien plus finement découpées en lanières étroites avec les segments ultimes qui ne dépassent pas 1,5mm de large : ceci lui confère une allure très délicate et élégante. Les feuilles inférieures et moyennes sont pétiolées tandis que vers le haut elles deviennent sessiles (sans pétiole). Les tiges portent le même tomentum qui doit assurer une protection efficace contre le dessèchement, un stress majeur pour ces plantes vivant dans des milieux venteux et surtout salés (voir le cas de l’obione). 

Presqu’une fausse armoise

Touffe en fleurs (forme étalée à capitules pendants)

Il y a encore peu, on classait l’armoise maritime dans un genre à part Seriphidium (dérivé de Seriphos, nom d’une des îles Cyclades) et non pas comme maintenant dans le genre Artemisia, les armoises (de Artemis, déesse grecque) : les analyses moléculaires pointent une forte proximité génétique et ont conduit à cette réassignation. On la plaçait à part à cause de la structure de ses capitules, l’inflorescence multiple typique des Astéracées ou composées : ils se composent d’un petit nombre de fleurs individuelles serrées (fleurons) tous semblables et hermaphrodites avec une corolle normale. Chez les autres armoises au sens strict (dont l’armoise vulgaire), on a au moins deux types de fleurons par capitule : des hermaphrodites, des mâles à corolle normale et des femelles périphériques à corolle étroite (pas facile à voir compte tenu de la petitesse des capitules de la plupart de ces espèces). 

La grande absinthe se place dans ce second groupe et n’est donc pas une très proche parente de l’armoise maritime. Parmi ces armoises « vraies » figure une autre espèce assez commune sur le littoral mais dans les dunes, l’armoise de Lloyd ou armoise à feuilles de criste (voir la chronique à propos de la criste marine) ; son nom latin prête à confusion car elle s’appelle Artemisia campestris subsp. maritima. Elle a un feuillage vert blanchâtre et un port de buisson bas très différent et n’est pas spécialement aromatique.

Les capitules de l’armoise maritime ne dépassent pas 2mm de diamètre et renferment au maximum six fleurs en tube, jaunes à rougeâtres à la pleine floraison en automne (septembre-octobre) ; ces fleurs sont enfermées dans un involucre de bractées qui se resserre au sommet. Les capitules sont par contre très nombreux par plante regroupés en une grappe pyramidale feuillée. Curieusement, au sein d’une même population, on peut observer deux types d’individus très différents : les uns ont un port fastigié avec des rameaux latéraux dressés alors que les autres ont un port étalé avec les capitules pendants. Ces fleurs, pollinisées par le vent, se transforment en petits akènes sans aigrette de poils. La dispersion doit se faire via les allées et venues des marées qui viennent « lécher » les peuplements. 

Armoise maritime presque fleurie : les boutons des fleurons sont jaunes

Halophyte 

L’armoise maritime fait partie des plantes dites halophytes (voir l’exemple de l’obione faux-pourpier), très spécialisées et capables de tolérer la présence de sel dans leur milieu de vie, un poison pour la majorité des plantes à fleurs. Elle vit dans le schorre, ces marais salés en marge des estuaires, soumis à des immersions périodiques lors des marées de vives eaux qui déposent par ailleurs des laisses de mer riches en nutriments (débris végétaux, coquillages, crabes, …) (voir la chronique sur l’obione). Mais l’armoise maritime n’est pas une halophyte stricte et ne supporte pas les immersions même de courte durée : elle s’installe juste au-dessus du niveau atteint par les plus hautes marées annuelles, soit un cran au-dessus de l’obione faux-pourpier par exemple ou de l’aster maritime (voir la chronique). Son habitat typique se trouve sur les digues de terre des marais salés ou sur le haut des pentes qui bordent les grands étiers apportant l’eau de mer. Elle s’y développe en petites colonies parfois fournies mais jamais dominantes ou exclusives : elle parsème le décor de ses tiges argentées. 

Colonie sur le revers d’une digue qui surplombe des marais salés

En France, elle se rencontre sur toute la façade atlantique et de la Mer du Nord depuis la baie d’Authie et la baie de Somme au nord jusqu’aux Landes. Depuis les années 1960, on observe un fort déclin de cette espèce peu commune globalement. Les causes principales tiennent dans les transformations qui affectent les estuaires (aménagements industriels et portuaires), la fréquentation touristique en hausse constante et les méthodes de curage des canaux des marais. Lors de ces opérations, on creuse le fond ainsi que les berges jusqu’à ce qu’apparaisse le substrat sous les vases déposées et on entasse les matières extraites sur les berges : ces pratiques éliminent l’armoise.

Au bord d’un canal d’alimentation d’un marais salant mais toujours en « hauteur »

L’étude sur les cernes mentionnée dans le premier paragraphe (Pays-Bas) a montré que, sur un même site, les armoises poussant dans les secteurs pâturés ont le même âge que celles des secteurs non pâturés. Ceci démontre que le pâturage ne détruit pas ces plantes. Au contraire, il semble même les favoriser car le bétail ne broute pas l’armoise à cause de sa forte odeur et des substances toxiques qu’elle renferme (voir ci-dessous) mais par contre il contrôle le développement des graminées et joncs concurrents ; l’installation de jeunes armoises s’en trouve facilitée. 

En Angleterre, dans les zones de prés salés, on disait autrefois que, là où elle abondait, le bétail engraissait très rapidement ; elle avait acquis la réputation de leur être bénéfique. En fait, il s’agissait d’un effet indirect : sa présence en nombre impliquait un pâturage maritime riche en espèces variées. 

Sur un chemin de marais salant en arrière des soudes et salicornes

Semen contra

Peuplement en fleurs en automne le long d’un canal de marais salant (avec la soude arbustive)

Les textes anciens mélangent l’armoise maritime avec au moins deux autres espèces des milieux secs ou salés, originaires du bassin méditerranéen et qui partagent peu ou prou les mêmes propriétés : l’armoise herbe-blanche des steppes salées d’Afrique du nord et d’Espagne (qui appartient au sous-genre Seriphidium) et l’armoise de Judée (Artemisia cina) très utilisée elle aussi. On les connaissait sous divers noms dans les textes de l’Antiquité : sériphonsandonicumsantonicum, … Elles étaient réputées avant tout pour leurs propriétés vermifuges avérées et on mélangeait ces différentes espèces dans une préparation vermifuge appelée semen contra. O. de Serres, dans son Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs,publié en 1600 explique bien l’origine de cette appellation : 

« Absinte romain ou pontique, marin et vulgaire, est dite aussi aluine pour sa grande amertume, comme celle de l’aloès, aussi fort c’est à dire fort amère ainsi distingué et appelé. Le pays de Saintonge est remarqué pour la production de telle plante où elle croît en perfection de bonté. … Sa graine tue les vers dans le corps des enfants et des grands avec : spécialement celle de Saintonge, comme dit est, à telle cause appelée aussi la mort aux vers, et des apothicaires semen contra ; voulant dire contra vermes pour l’excellente vertu qu’elle a contre la vermine.

Semen contra a donné en langage populaire les surnoms de sémentine ou semencine ; on trouve aussi selon les régions sanguenite ou sanguenié (origine ?). En fait de graine comme il est dit dans les textes, la préparation se fait à partir de tiges fleuries séchées et ce sont les petits capitules secs que l’on prenait pour des graines ; ceci ne fut reconnu qu’à la fin du 16ème siècle. 

Ces propriétés s’expliquent par la présence d’une substance très amère, la santonine, très toxique (d’où son pouvoir vermifuge) : une plante à administrer donc avec moult précautions. A la campagne, on l’appliquait en cataplasme sur le ventre des enfants parasités par les oxyures et les ascaris ce qui limitait sa dangerosité. 

Ce nom de santonine est associé à celui d’une autre plante, une astéracée aromatique des garrigues, cultivée comme ornementale sous différents cultivars, la santoline. Appelée santonicque dans le Tiers Livre de Rabelais (1552), ou centonique au début du 14ème siècle, son nom provient du latin santonica qui désignait l’absinthe chez les Romains mais signifie aussi « herbe des saintongeais » (santonicus) (voir le texte de O de Serres). En tout cas, on retiendra de cet exemple, l’extrême embrouillaminis qui règne parfois autour des noms des plantes médicinales ; souvent, dans les guides ou ouvrages récents, on mélange allègrement ces noms sans vérifier les sources. 

Comme l’absinthe, tout aussi toxique elle aussi, elle était aussi connue pour ses propriétés stomachiques (facilitant la digestion), liées à son amertume. Ainsi en Angleterre, on la rapprochait d’une autre armoise cultivée dans les jardins anciens comme digestive (entre autres) : un arbrisseau au feuillage vert très finement découpé et aromatique, l’arquebuse ou aurone (Artemisia abrotanum). Cette dernière était surnommée Old Woman (vieille femme, ce qui rejoint notre « remède de bonne femme ») versus Old Manpour l’armoise maritime ; on pourrait transcrire en aurone mâle versus aurone femelle.

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Bibliographie 

Guide des plantes des bords de mer C. Bock. Ed. Belin 2011

Dendrochronology of Atriplex portulacoides and Artemisia maritima in Wadden Sea salt marshes Mathieu Decuyper et al.  J Coast Conserv (2014) 18:279–284