05/09/2020 Comme chaque année depuis 2007 se tient en Auvergne le festival d’art contemporain Horizons Sancy au cours duquel des œuvres d’art sont exposées en pleine nature, dispersées au milieu des paysages du massif du Sancy. Cette année, parmi les dix œuvres en place jusqu’à fin octobre, nous avons déjà évoqué l’une d’elles (Symbiosis) à propos du polypore soufré (voir la chronique) ; une seconde, au titre hermétique « Once used, once taken », retiendra notre attention dans cette chronique aux parfums de champignons. Elle se trouve dans un site secret remarquable et inattendu : le chemin des noisetiers (son nom officiel) qui mène au village de Fohet. Nous allons le remonter depuis son départ de la rue des Curadix jusqu’à l’œuvre d’art mentionnée ci-dessus qui en sera le « champignon sur le gâteau » en quelque sorte, soit une balade de quelques centaines de mètres seulement ! 

Chemin creux

Dès l’entrée dans le chemin, on est saisi par l’ambiance si particulière : un petit chemin pierré par endroits formant comme une profonde gouttière encadré par deux talus et complètement refermé vers le ciel par les voûtes des arbres. L’impression d’entrer dans un tunnel d’ombre percé çà et là de minces trouées de lumière et dans lequel règne une fraîcheur de cave alors que juste un peu plus bas il fait plus de 25°C. Par endroits, des murettes moussues de gros blocs consolident ces talus ou en forment la base.  Cette disposition présente pour le promeneur naturaliste un avantage : elle place notre regard presque à la hauteur de la base des arbres installés de chaque côté, voire même en contrebas quand le talus est abrupt comme au début du chemin. 

Et l’on avance ainsi de surprise en surprise car la présence des gros blocs rocheux a obligé les arbres installés à se déformer pour épouser en quelque sorte le support : ainsi se sont formées des bases élargies comme de gros tubercules qui auraient « coulé » vers le bas du talus. On saisit alors toute la plasticité de ces grands arbres qui réussissent ainsi à se stabiliser et asseoir leur assise en dépit de la pente et des irrégularités. Les frontières entre l’arbre et le rocher s’estompent.

Comme en plus, la majorité d’entre eux ont dû être activement taillés par le passé, ils ont encore plus renforcé et épaissi leurs troncs vers la base et ont eu tendance à confluer entre eux, donnant naissance à des structures entremêlées : en cas de coupe basse, de multiples bourgeons endormis peuvent se réveiller sur ces assises difformes et redonner ainsi de nouveaux troncs. On se rapproche ici de ce qu’on appelle les lignotubers, ces gros épaississements du collet des arbres soumis à des incendies répétés et qui emmagasinent des réserves permettant le redémarrage par rejet. 

Le monde d’en bas 

Le chemin creux favorise en plus localement la mise à nu de la base du système racinaire des gros arbres. Ce n’est pas si souvent que l’on a accès au monde d’en-dessous si secret ! Dans sa partie basse, le chemin traverse une zone boisée où dominent de très beaux hêtres et plusieurs d’entre eux, de belle venue, se sont installés sur les deux talus de bordure ; au moins deux d’entre eux exposent ainsi la base de leur appareil racinaire remarquable au grand jour.

Quelle puissance et quelle complexité dans les divisions des racines qui se recoupent, se chevauchent, voire se soudent entre elles (anastomoses) ! Imaginons que l’on déterre ces hêtres et qu’on les renverse la tête en bas. La « canopée » des racines aurait alors une allure complètement différente de la canopée aérienne bien architecturée.  Ici, la compétition ne porte pas sur l’accès à la lumière mais sur l’accès aux ressources du sol et aussi à la recherche de points d’ancrage.

Le système racinaire du hêtre (1) développe dans son jeune âge un pivot central peu profond et ramifié rapidement supplanté par un réseau de racines horizontales et obliquées proches de la surface ; ces racines se soudent entre elles près de la base puis de plus en plus en plus loin de celle-ci avec l’âge. On estime qu’à partir de 80 ans, un hêtre a développé plus de cent grosses racines partant de la base du tronc. Depuis ces couches superposées de racines latérales étalées comme une pieuvre partent des racines qui s’enfoncent un peu plus, arrimant de mieux en mieux l’arbre qui grossit. Au final, le hêtre entretient un maillage dense de racines presque à plat mais formidablement entremêlées et anastomosées. Autrement dit, imaginez que notre hêtre renversé aurait plutôt l’allure d’un baobab de Madagascar avec une canopée racinaire deux fois plus étalée en surface que celle des branches ! 

Bizarreries 

Ce contexte si particulier se prête bien à l’apparition de « bizarreries » en tous genres : au visiteur de les traquer en ouvrant l’œil et en essayant de « se faire végétal » pour mieux appréhender ce qui sort de l’ordinaire.

Qui dit vieux arbres dit évidemment abondance de bois mort et ses curiosités « artistiques » associées : cavités en tous genres, souches moussues, cicatrices, …. 

Sur le tronc d’un hêtre, on note deux « cicatrices » transversales curieusement parallèles : il a « avalé » deux rangs de barbelés que l’on avait appuyé sur le tronc ; patiemment, il a organisé des tissus cicatriciels autour de cette ligne de fer qui le serrait pour les englober. Le même processus est à l’œuvre un peu plus haut autour d’une pancarte installée il y a sans doute bien longtemps sur un autre hêtre : la pancarte ne survivra probablement pas à l’arbre car la rouille va l’anéantir. Sur un troisième hêtre, une blessure très profonde à la base a du arracher l’écorce et mettre à nu le bois de l’arbre : un gros bourrelet cicatriciel s’est formé autour qui circonscrit a minima l’extension de la zone blessée ; elle n’en reste pas moins une porte d’entrée pour les parasites dont les champignons ! Ces instantanés de vie permettent de mieux comprendre le « temps des arbres » quant à la cicatrisation : des dizaines d’années pour réparer … lentement mais sûrement ! 

Sur le talus abrupt en bas du chemin, sur la droite, un bouleau retient l’attention par la silhouette plus qu’étrange de son tronc : une énorme boursouflure deux fois plus volumineuse que le diamètre du tronc s’est développée à un mètre de hauteur. Il s’agit d’une galle géante, dite galle du collet (crown gall en anglais) provoquée par l’infection (à la faveur d’une blessure) d’une bactérie au nom évocateur Agrobacterium tumefaciens. Elle ne tue pas l’arbre mais affecte sa vigueur et, surtout, elle génère avec cette malformation monstrueuse un point de faiblesse pour l’arbre en cas de coup de vent : souvent, le tronc se casse à ce niveau générant ce qu’on appelle un volis, un arbre brisé en hauteur. 

Cépées 

Dans la partie haute du chemin, les deux talus du chemin creux sont occupés essentiellement par des  noisetiers sous forme de « grosses touffes » ou cépées remarquables ici par leur ampleur et leur âge probable (voir la chronique sur le noisetier). Naturellement, le noisetier se comporte surtout comme un arbuste à troncs multiples dès la base ; chacun de ces troncs a une durée de vie assez limitée ne dépassant pas la centaine d’années. En vieillissant, chacun d’eux commence à se détériorer et engendre beaucoup de bois mort sur lequel viennent s’installer des colonies de champignons mangeurs de bois. Au fur et à mesure que les troncs meurent les uns après les autres, la base de l’arbuste réveille des bourgeons endormis et rejette vigoureusement, engendrant des dizaines de nouvelles tiges bien droites et toutes frêles au début : idéales pour tailler un bâton de marche ! Elles vont s’étoffer au fur et à mesure que les troncs meurent et assurent ainsi le relais. Autrement dit, la longévité du noisetier est brève à l’échelle d’un tronc mais bien pus importante (plusieurs centaines d’années) à l’échelle d’une cépée. 

Ici, en plus, ces noisetiers ont dû être taillés autrefois pour fournir du petit bois pour les fours par exemple ce qui amplifié leur tendance à rejeter de la base ; celle-ci tend donc à s’élargir au fil du temps donnant une cépée de plus en plus volumineuse. 

Les noisetiers représentent une manne pour la biodiversité ; ils fournissent du bois mort (voir ci-dessus) investi aussi par des insectes xylophages, du feuillage consommé, des fruits recherchés des écureuils, des geais, des muscardins ; les grosses cépées servent aussi de « parapluies » pour l’installation de diverses plantes (voir la chronique sur cet aspect).  

Jardin montagnard 

Le chemin monte entre 850 et 950m et se trouve inclus dans un vaste ensemble forestier qui s’étale sur le versant nord du massif du Sancy ; il s’inscrit donc dans l’étage montagnard. Sur les deux talus rocheux, on peut ainsi observer quelques éléments de flore montagnarde mais filtrée en quelque sorte par l’épais ombrage imposé à la belle saison par la canopée refermée. Les fougères prospèrent dans un tel environnement frais et ombragé avec les classiques fougères mâles et polypodes. Une espèce sort du lot avec ses frondes vert pomme de forme triangulaire : le polypode du chêne (nom ambigu car ce n’est pas un polypode !) très rare en plaine et typique des massifs montagneux.  Ne pas confondre avec une plante à fleurs bien représentée ici : le géranium herbe-à-Robert ; la confusion ne vaut que tant que ce dernier n’est pas fleuri évidemment ! Une petite colonie d’aspérule odorante, facile à reconnaître à ses feuilles groupées en étages superposés, rappelle que nous sommes dans la zone des hêtraies. Le fraisier des bois descend les rochers en rappel grâce à ses stolons à la manière du lamier jaune aux tiges retombantes. 

Un arbuste représenté par un pied unique mérite l’attention : un groseillier à grandes feuilles, le groseillier des rochers, une espèce strictement montagnarde (au-dessus de 600m) que l’on retrouve plus abondante dans les pentes nord humides des hêtraies autour de la Bourboule. 

On remarque que beaucoup de ces plantes s’installent à la base des cépées des noisetiers : elles  recueillent bois mort et feuilles mortes entre leurs troncs ce qui génère un humus plus riche en nutriments. Bel exemple de ce que l’on nomme la facilitation ou effet-nounou de la part du noisetier qui, de son côté, n’en tire a priori aucun bénéfice. 

Curée de vautours 

Sur la gauche en montant, une énorme souche d’épicéa s’accroche dans le talus : entre les racines déchaussées émergent de grandes consoles brunes dessus et d’un blanc pur en dessous : des ganodermes plats, champignons du groupe des polypores, les champignons mangeurs de bois (voir la chronique). Si on les touche, on note leur consistance ligneuse dure comme du bois. Leur installation a du se faire peu après la coupe de cet arbre qui devait être un beau spécimen car ce polypore ne s’attaque guère qu’à des arbres morts sur pied ou couchés ou comme ici à des souches. Sous chaque console, on remarque une poudre brun ocre : la sporée, la pluie de spores émises par ces fructifications. On estime qu’en 24 heures, un ganoderme libère … 30 milliards de spores depuis la couche blanche sous le chapeau (hyménium) ! Cette intense production s’accompagne d’un dégagement de chaleur qui engendrerait des courants thermiques ascendants minimes mais suffisants pour transporter ces spores tout autour jusque sur le dessus des consoles ! 

Comme pour le hêtre, il faut se dire que nous ne voyons que la partie émergée d’un iceberg profondément infiltré dans cette souche via un incroyable réseau de filaments (mycélium) qui décomposent le bois à leur contact. Ils se comportent donc bien comme des vautours charognards ; ce sont les nettoyeurs des sous-bois. On remarquera aussi l’installation sous la souche d’un jeune bouleau qui va profiter des nutriments libérés par la décomposition de la souche au-dessus : monde infini des interactions entre espèces ! 

Artiste mycophile

Mais nous voici arrivés devant l’œuvre citée en introduction, réalisée par une artiste britannique vivant en Allemagne, Kate Studley. En visitant son site internet (2), on y découvre son intérêt profond pour les champignons dont elle représente les formes complexes et souvent considérées comme grotesques par le grand public. Sa démarche consiste à les sortir de leur contexte pour les représenter dans de superbes fresques stylisées afin de faire prendre conscience de la beauté de la nature. Elle s’est aussi attachée à représenter le mode de croissance continu et « éternel » des champignons en les dessinant selon des compositions complexes très artistiques. Ce préambule sur l’artiste va nous permettre de mieux appréhender l’œuvre qu’elle a mise en scène : une longue structure plissée faite de toile de jute qui escalade les noisetiers recourbés en voûte au dessus du chemin ou vers la base d’une très vieille cépée étonnante. Dans cette structure serpentiforme, elle a intégré des éléments tels que de la terre ou des graines. Ainsi, comme l’indique le panneau de présentation : 

 Mousse, champignons et herbe recouvrent peu à peu les structures pendant l’été. L’œuvre est vivante et devient partie intégrante du paysage. Elle donne à voir les cycles de la vie et de la nature et questionne le visiteur sur l’éphémérité de l’art : l’art est-il censé durer éternellement, alors que tant de choses sont marquées comme à usage unique mais durent souvent plusieurs décennies ?

Le résultat ne manque pas d’élégance et s’intègre à merveille dans ce décor, à cet endroit du chemin, sur cette cépée ! Une petite colonie de mycènes ou marasmes ( ?) s’est installée sur du bois mort de noisetier juste à côté de la structure comme pour appuyer le propos de l’artiste. La sécheresse et les épisodes de canicule n’ont pas permis un développement de mousses ou de champignons sur la structure ; si elle restait en place l’hiver, il y a fort à parier qu’elle serait colonisée ! 

Modèles ?

Le naturaliste de son côté ne peut s’empêcher de rationnalité et de se dire : quels exemples ont inspiré cette forme plissée ondulée si particulière et qui a un air de « je l’ai déjà vu quelque part ». J’ai donc sélectionné ici quelques exemples de modèles possibles. 

Peltigère du chemin des noisetiers

Sur les pierres moussues du chemin des noisetiers, on trouve de belles plaques (des thalles) d’un lichen gris sombre, une peltigère ou lichen des chiens avec de grands lobes accrochés au support par des crampons. Rappelons que les lichens sont en fait considérés comme des champignons vivant en association avec des algues microscopiques (voir la chronique sur ce thème) ; mais bon, la forme générale plutôt aplatie ne correspond pas trop !

Le meilleur modèle serait peut-être la trémelle gélatineuse que l’artiste a justement étudiée comme modèle iconographique ; ce champignon d’apparence gélatineuse, jaune citron quand il est humide, développe des lobes plissés qui rappellent furieusement la structure de l’œuvre ! La trémelle se trouve sur des branches mortes vit en parasite sur d’autres champignons mangeurs de bois (les stérées notamment). La seule limite de ce modèle serait qu’il n’apparaît que sous forme isolée et pas en « chaînes ».

Auriculaire mésentérique

Sinon, il m’est venue une autre espèce peut-être encore plus ressemblante et spectaculaire : l’oreille poilue ou auriculaire. Elle forme, surtout en hiver,  des colonies collées aux troncs pourrissants, mi gélatineuses, mi coriaces, étalées ou superposées. Qu’en pensez-vous : ressemblante, non ? 

A noter que tant cette dernière espèce que la trémelle sont qualifiées par les mycologues de mésentériques : le mésentère étant la membrane qui enveloppe les intestins. Ne trouvez-vous pas que la structure a justement une allure d’intestin ? 

Bibliographie 

Les racines. Face cachée des arbres. C. Drénou. Ed. IDF. 2006

Site de Kate Studley