Carlina acanthifolia subsp. acanthifolia

Photo Roland Guillot (Montagnes Drômoises)

10/11/2022 Elle est une des plantes emblématiques des montagnes avec ses grandes rosettes de feuilles épineuses portant au centre un énorme capitule en forme d’artichaut, au ras des feuilles, i.e. sans tige porteuse (plante acaule). Autant dire qu’avec une telle allure et en plus de nombreuses propriétés médicinales en partie avérées, elle a occupé une place majeure dans le folklore végétal populaire : ses usages et surnoms locaux sont légion. Pourtant, d’un point de vue botanique strict, le nom de cette espèce et sa délimitation (sous-espèces) font l’objet de confusions avec une autre espèce proche elle aussi surtout montagnarde. 

Feuilles d’acanthe 

Rosette avec jeune capitule en formation
Feuillage d’acanthe

Son nom latin d’acanthifolia (à feuilles d’acanthe) lui va à merveille tant la forme de ses feuilles rappelle effectivement celle des acanthes, bien connus comme plantes ornementales. Disposées en une rosette posée sur le sol pouvant atteindre 50cm de diamètre, élargies dans le haut, elles sont découpées grossièrement en segments épineux. Par contre leur consistance et couleur diffèrent radicalement de celles des acanthes : la face supérieure porte chez les jeunes feuilles, un revêtement aranéeux blanchâtre qui s’estompe avec l’âge ; elles sont coriaces et persistent longtemps après la mort de la plante. La première année, la jeune plante fabrique une rosette de feuilles nettement pétiolées plutôt dressées ; puis, au fil des ans, plus ou moins longtemps selon les conditions locales, la rosette se renforce de feuilles internes sans pétiole (sessiles) et l’ensemble tend à se plaquer vers le sol pour former cette belle figure étoilée. 

Jeunes feuilles cotonneuses à côté d’un pied mort

Les feuilles épineuses ont conduit à la qualifier en langage populaire de chardon sous diverses formes : chardousse, cardabelle ou cardavelle, chardonette, … Les carlines (Carlina) se rangent bien dans la tribu des chardons et alliés (Cardueae) (voir la chronique) au sein des Astéracées, leur famille de rattachement ; pour autant, elles sont assez éloignées des « vrais » chardons (Carduus, Cirsium et alliés) et se placent dans une sous-tribu à part au sein des Cardueae. D’ailleurs, le nom de carline, attribué au 16ème par le botaniste Césalpin, dérive de cardo, chardon associé à carlo, Charles : la légende veut que Charlemagne (ou Charles Quint) aient utilisé ces plantes pour guérir leurs soldats de la peste. 

Il est mort le soleil …

Photo R. Guillot

La floraison a lieu en été-automne de juin à septembre et s’annonce bien avant par la formation d’un capitule unique au centre de la rosette, d’abord très refermé et petit. A maturité, il déploie toute sa majesté avec un diamètre de 10 à 15cm et fait penser alors à un soleil avec les feuilles de la rosette comme grands rayons.

Photo R. Guillot ; noter l’abeille qui butine les fleurons

Ce capitule « monstrueux » est sous-tendu par un involucre de bractées (voir la chronique) de structure complexe. En partant de l’extérieur, on trouve d’abord des bractées épineuses en forme de feuilles, que l’on repère peu car elles sont rapidement cachées par le reste de l’involucre étalé. Puis suit une rangée de bractées médianes sombres, bordées de lobules portant chacun des épines orientées en tous sens (rayonnantes), irrégulières, entrecroisées : une vraie barrière contre les insectes herbivores arrivant à pied. L’involucre se termine par un rang de bractées internes très différentes des autres : ciliées à denticulées au sommet, elles sont étroites et allongées, d’une consistance de papier et colorées en jaune brillant pâle à blanc argenté. Cette teinte claire argentée explique le qualificatif de blanc qui revient dans plusieurs surnoms dont celui de caméléon blanc (voir ci-dessous) Comme elles dépassent nettement les fleurons qui composent tout le disque central, ces bractées s’imposent au regard, imitant le cercle d’hémiligules des tournesols par exemple (voir la chronique) sauf que, là, ce ne sont pas des fleurs stériles mais des feuilles transformées. Cette innovation se retrouve chez les autres carlines dont la carline vulgaire très commune ou chardon doré ; elle renforce l’apparence de giga-fleur qu’offre le capitule multiflore, un atout majeur pour attirer les pollinisateurs. 

Pour le reste, des centaines de fleurons, tous tubulaires, occupent la surface du disque central ; d’une couleur jaunâtre à rougeâtre, leur corolle atteint plus de 2cm de long. Une fois fécondés, ils se transforment en fruits secs : des akènes cylindriques et velus surmontés d’une aigrette de soies plumeuses, deux fois plus longue que l’akène, disposées sur un rang et soudées entre elles à leur base. Leur teinte jaune doré donne un nouvel éclat relatif au « soleil » qui va ainsi persister longtemps au sol au milieu de la rosette. L’ensemble peut se détacher d’un bloc laissant apparaître dessous des « trous » qui correspondent aux anneaux basaux des aigrettes détachées.

Une fois la floraison et la fructification effectuées, la plante meurt. Elle ne fleurit donc qu’une fois bien que mettant souvent plusieurs années à grandir et à se préparer à l’ultime effort de produire son capitule géant. On parle de plante monocarpique. 

Acaule/caulescente ? 

On distingue deux sous-espèces : la sous-espèce type (décrite ci-dessus : subsp. acanthifolia) et la sous-espèce cynara (Carline artichaut ou carline cendrée) confinée aux Pyrénées, à la Montagne noire et très rare dans le Massif Central. Cette dernière se distingue de l’autre par ses bractées internes d’un beau jaune doré, ses bractées moyennes à lobes rudimentaires portant chacun une seule épine, celles-ci non entrecroisées mais disposées dans un plan et des feuilles plus étroites, luisantes, glabres dessus à l’état jeune.  En pratique, sur le terrain, aux dires des botanistes locaux, ce n’est pas aussi simple et on trouve des populations avec des caractères intermédiaires ou partiels. 

La carline à feuilles d’acanthe n’a pas de tige à proprement parler à l’instar du cirse sans tige (voir la chronique) ou au plus une tige très courte portant le capitule géant. On pourrait donc l’appeler Carline acaule, adjectif signifiant « sans tige » (a, privatif ; caulis, tige). Oui, mais il vaut mieux dans son cas éviter ce qualificatif car il existe une autre espèce cousine assez proche, la carline caulescente (qui signifie « avec une tige ») : elle a des capitules plus petits de même apparence et portés un par un au sommet d’une tige. Facile direz-vous : impossible alors de se tromper … sauf que ladite espèce varie fortement entre une tige développée à une tige courte voire presque nulle. Et surtout, les botanistes n’ont rien trouvé de mieux que de l’appeler Carlina acaulis subsp. caulescens : soit carline acaule à tige ; on frise le sketch à la R. Devos. 

La carline caulescente (ou carline à tige) a des corolles des fleurons plus courtes (moins de 18mm) et une tige aérienne généralement présente. ; ses bractées internes sont blanc nacré. Elle est plus répandue que sa cousine et se trouve en France au sud d’une ligne Lyon-Bayonne surtout en altitude dans des pelouses très sèches elle aussi ; elle est par contre absente du Massif Central. 

Carline caulescente (photos R. Guillot) dans la Drôme

En fait, on a presque plus de chances de confondre la carline caulescente avec la carline vulgaire très commune et répandue partout dans les friches et pelouses ; cette dernière a des bractées externes en forme de feuilles mais sessiles (sans pétiole) et bien plus courtes (moins de 5cm de long) et des bractées internes blanchâtres d’environ 20mm. La tige de la carline caulescente ne porte toujours qu’un seul capitule alors que celle de la carline vulgaire en a presque toujours plusieurs. 

Montagnarde méridionale 

La répartition de la carline à feuilles d’acanthe se localise dans les montagnes de l’Ouest de l’Europe. En France, elle est présente dans un grand quart sud-est allant du Bugey aux Alpes jusqu’au Massif Central et aux Cévennes. Elle est surtout commune dans les reliefs calcaires du pourtour méditerranéen et monte jusque dans le subalpin à 2200m. En Auvergne, elle descend jusqu’à 450m en Limagne à la faveur des coteaux secs et chauds, à l’abri des perturbations atlantiques alors que son optimum se situe à l’étage montagnard.

Cette espèce recherche des stations sèches à très sèches de préférence sur des sols calcaires pauvres en éléments nutritifs ; elle s’installe dans les rocailles sur pentes bien exposées, les pelouses ouvertes souvent écorchées ou dégradées par le passage des troupeaux. On la retrouve dans les boisements clairs (elle a besoin de lumière) : pinèdes des versants chauds et secs, hêtraies sèches, chênaies pubescentes, …. La carline artichaut serait davantage liée à des substrats siliceux, une sorte de vicariant. 

Elle est menacée par l’abandon progressif du pâturage dans nombre de ses stations : la reconquête de ces zones      abandonnées par des buissons et la fermeture du couvert herbacé la condamnent à moyen terme même si elle réussit à persister un temps grâce à son appareil racinaire puissant mais sans fleurir faute de lumière suffisante. 

Baromètre et magie 

Les bractées de l’involucre possèdent la propriété de se replier par mauvais temps ce qui serait une protection des fleurs contre la pluie. En cela d’ailleurs, le capitule fonctionne bien comme une seule fleur qui se ferme. Inversement, par beau temps ensoleillé, les capitules s’ouvrent largement. Ces mouvements étaient bien connus des gens de la montagne qui installent un capitule (et souvent sa rosette avec) sur un volet ou fronton abrité : l’involucre continue de s’ouvrir et se fermer en fonction de l’humidité d’où ce surnom de baromètre du berger. Cet usage ainsi que sa bonne tenue comme fleur séchée lui valent localement d’être récoltée par les promeneurs ou pour la commercialisation ce qui contribue à sa raréfaction. 

Village d’Espinasse dans le Calgadès (15)

Sur le fronton des maisons, elle symbolise aussi la force du soleil qu’elle « imite » : elle est censée chasser tout ce qui est lié à la nuit et aux ténèbres donc aux forces du mal. On entre là dans le monde des nombreuses croyances magiques associées à cette plante. Dès le moyen-âge, on la citait dans divers remèdes, philtres ou charmes contre les morsures de serpent (toujours la symbolique du mal) ou comme antidote aux poisons. Elle était aussi supposée fournir une force incommensurable. 

Une part de ces croyances provenait du fait qu’on l’a tôt assimilé à une plante mythique dans l’Antiquité grecque, le chamaeleon aux grands pouvoirs, cité par Théophraste ou Dioscoride. On disait que sa racine était si odorante que la pièce où on la conserve en contracte une odeur de violette capable d’entêter. On a donc fait abusivement de la carline le chamaeleon albus, traduit en caméléon blanc, ce qui amplifiait son aura magique. 

Comme signalé à propos de l’étymologie de carline, la légende l’associe étroitement à Charlemagne : alors que son armée subissait une épidémie de peste, un ange lui était apparu et lui ordonna de décocher une flèche : la plante sur laquelle elle se ficherait serait celle qui guérirait ses soldats ; et ce fut la carline, une belle cible d’ailleurs en soi. Olivier de Serres au début du 15ème reprend cette croyance « Carline, ce nom vient du roi Charlemagne parce que de cette herbe son exercice fut guéri de la peste qui le travaillait fort. Le terroir sec et pierreux exposé en plein soleil est son vrai pays. »

Médicinale 

O. de Serres cité ci-dessus ajoutait : « La poudre de cette herbe dessèche les plaies, chasse la peste, est bonne contre la rétention d’urine, contre les convulsions, fortifie le cœur, en cataplasme. Son herbe trempée en vinaigre profite à la goutte sciatique appliquée sur la partie dolente. » Nous ne ferons pas ici la liste de toutes propriétés médicinales qu’on lui prête à tort ou à raison mais c’est avant tout la racine qu’on récoltait et faisait sécher pour l’utiliser en poudre. 

Gravure ancienne présentant le rhizome

Cette racine est un rhizome vertical atteignant 40cm de long et relativement charnu ; elle stocke des réserves qui seront mobilisées lors de la floraison. Elle renferme une huile essentielle parfumée aromatique, des tanins, des résines et une substance antibiotique. Dans un texte du 17ème (qui reprend en grande partie les textes antiques) on la décrit ainsi : « sa racine est grosse dans les lieux gras, et menue dans les lieux secs ; elle est blanche au dedans, et quelque peu aromatique, étant douce au goût et d’odeur assez forte. ». D’autres disent qu’elle est amère et piquante et à odeur fétide ? Pitié : n’allons pas vérifier pour y goûter : cette plante est bien trop peu commune et en difficulté ; laissons-là en paix. 

Voici quelques exemples parmi les innombrables usages médicinaux : la poudre de racine était appliquée sur la peau contre la gale ou les démangeaisons ; l’infusion avec du vin rouge servait de remède dans les cas de fièvre et de rhumes ; on fumait cette poudre pour calmer les maux de dents ; … On l’utilisait aussi pour le bétail : elle était censée faciliter l’engraissement et activer les chaleurs. 

Artichaut et caille-lait

Le grand réceptacle un peu charnu (voir la chronique sur le tournesol) a été très consommé notamment en période de disette. Au milieu du 16ème, C. Gesner rapporte cette consommation en suisse. J. Daléchamps, botaniste lyonnais du 16ème écrivait : « Ceux de Die l’appellent chardousse et qu’ils prennent ses pommes (les réceptacles) quand elles sont encore serrées, devant qu’elles fleurissent, et après en avoir osté les écailles, ils coupent la pulpe par rouelles, lesquelles ils font cuire parmi les viandes au lieu de raves ou bien ils les font cuire au beurre, et les mangent avec du sel et du poyvre, qui est un beaucoup meilleur et plaisant manger que les artichauts« . Dans les Cévennes encore au 19ème siècle les paysans pauvres les consommaient soit crus, soit bouillis ou confits dans du miel ou du sucre. Au début du 20ème, on les récoltait encore à grande échelle dans les Causses en les faisant sécher en automne comme ressource d’appoint en hiver. Il paraît qu’une grande disette au début du 19ème en Savoie aurait contribué à considérablement raréfier cette espèce de manière durable. 

Les ânes sont capables de brouter les réceptacles sans arracher la plante, laissant l’involucre et la rosette de feuilles : eux au moins, ils respectent un peu la plante. 

Les jeunes feuilles fraîches et les tiges peuvent aussi être utilisées comme caille-lait : dans les Marches italiennes (Italie centrale), un fromage de brebis est ainsi préparé à partir du lait d’une race locale, le Sopravissana (allure de mérinos) sous le nom de Caciofore de la Sibilla. L’étude de l’action de cette présure végétale montre qu’elle modifie l’évolution des populations de lactobacilles du lait. En fait, ce terme de Caciofiore concerne plusieurs fromages blancs italiens obtenus avec un coagulant végétal à base de feuilles de divers « chardons » : les cardons (Cynara), les scolymes (Scolymus), les carlines ou le chardon-Marie (Silybum). Dans les Abruzzes par exemple on utilise surtout les cardons sauvages. Cet usage se retrouve en Afrique occidentale et en Espagne ; en Argentine et au Chili, on utilise le cardon, plante invasive hyper répandue toujours pour des fromages blancs de brebis. 

Bibliographie

Flore forestière française. Tome 2 montagnes. JC Rameau et al. Ed. IDF 1993

Plantes de montagne. F. Le Driant et al. Ed. Biotope 2022

Flora Gallica. Flore de France. JM Tison et al. Ed. Biotope. 2014

Réflexion autour des Carlina acanthifolia All. des Pyrénées de Haute-Garonne Nicolas LEBLOND et al. Isatis N°15 (2015)

Yeast and mould dynamics in Caciofiore della Sibilla cheese coagulated with an aqueous extract of Carlina acanthifolia All. Federica Cardinali et al. Yeast 2016; 33: 403–414