Onopordon acanthium

15/05/2020 Le chardon aux ânes ou onoporde ne peut pas laisser indifférent tant par sa stature plus qu’imposante pour une plante herbacée, que par sa vigueur et son aptitude à croitre en colonies très denses, que par sa floraison généreuse ou son rôle majeur comme refuge de biodiversité. Et pourtant, c’est une espèce très banale et même commune y compris dans des espaces d’agriculture intensive : autant de bonnes raisons de s’intéresser et de s’approcher de ce magnifique chardon … mais pas trop près non plus car il a des arguments pour se défendre et vous tenir à distance ! 

Ailé 

Le chardon aux ânes peut atteindre 2,50m à 3mètres de hauteur auxquels il faut ajouter un bon mètre en rayon avec les feuilles étalées à la base. Il appartient au club restreint de nos géants herbacés comme les bardanes ou d’autres chardons dont le chardon-Marie (voir la chronique sur cette espèce) ou le cirse à capitules laineux (voir la chronique). Il se tient bien droit, raide, et se ramifie nettement à partir de la mi-hauteur avec des rameaux latéraux obliques qui lui donnent un port de candélabre. Le plus souvent, on le trouve en massifs incroyablement denses, exclusifs, pouvant couvrir des dizaines de mètres carrés, de véritables jungles herbacées ! 

Identifier le chardon aux ânes ne pose aucun problème grâce (outre sa taille) à trois critères clés.  Toute la plante est recouverte d’un duvet cotonneux blanc aussi bien sur les tiges que sur et sous les feuilles. Ce duvet prend l’aspect de toiles d’araignées lâchement étalées en surface d’où l’adjectif aranéeux appliqué à un tel revêtement de poils (tomentum).

Les tiges portent sur toute leur longueur deux ou trois rangées d’ailes très développées et ondulées : elles augmentent considérablement la surface totale du feuillage assurant la photosynthèse et participent ainsi à améliorer la nutrition de ce géant et à renforcer ses tiges. Enfin, feuilles et ailes portent de fortes épines jaunes pouvant atteindre un centimètre de long et qui rendent cette plante intouchable ! 

Les feuilles très grandes (notamment celles de la base) et très larges, toutes blanches tomenteuses (voir ci-dessus) ont des bords découpés en six à huit paires de lobes sinueux peu marqués triangulaires. Chaque feuille moyenne et supérieure se prolonge à sa base sur la tige rajoutant une aile épineuse supplémentaire. Elles se déploient pratiquement de la base au sommet rendant encore plus inaccessible les tiges centrales du chardon. En vieillissant, elles tendent à perdre une partie de leur coton de surface et à devenir ainsi moins blanches et plus bleutées, ce qui correspond à leur couleur de fond originelle. 

Bisannuelle 

Jeunes plantules en début d’hiver reconnaissables à leur aspect cotonneux

La description ci-dessus correspond à la plante adulte l’année de sa floraison. La première année qui suit la germination d’une graine, ce chardon élabore une rosette de feuilles étalées au sol et qui va passer l’hiver. Au cœur de l’hiver, on les voit de loin dans le paysage dénudé, telles des fantômes poudrés ! L’épais tomentum cotonneux les protège alors efficacement du gel. Au printemps suivant, la rosette refabrique de nouvelles feuilles encore plus grandes et surtout se lance dans l’élaboration d’une tige grosse comme le pouce qui va monter irrésistiblement avec ses feuilles déployées au fur et à mesure puis se ramifier et finir par fleurir au bout des rameaux terminaux (voir ci-dessous). Un tel exploit végétatif n’est possible que grâce aux réserves accumulées l’année précédente au stade rosette, à la puissante racine pivotante qui va chercher les minéraux et l’eau dans le sol et aux surfaces de feuilles et d’ailes déployées comme autant de panneaux solaires à photosynthèse. 

Et pourtant, derrière cet affichage de puissance, se cache un colosse aux pieds d’argile. Dès le mois d’août, une fois la floraison terminée, les feuilles basales commencent à sécher puis celles du milieu et bientôt toute la plante sèche sur pied et meurt à l’entrée de l’automne bien avant les premières gelées : elle ne meurt pas de froid mais d’une mort programmée « interne » typique d’un cycle dit bisannuel, i.e. sur deux ans ou plutôt sur deux saisons de végétation successive. Tout ça pour ça pourrait-on dire ? En contrepartie, cette débauche végétale aura permis au chardon de produire une quantité massive de fruits qui vont assurer sa descendance et sa survie à long terme (voir le paragraphe sur les graines). On parle de plante monocarpique (« qui se reproduit une seule fois) pour désigner ce type de stratégie où la plante investit massivement dans la reproduction sexuée aux détriments du maintien des individus à long terme. D’ailleurs, le chardon aux ânes, contrairement à certains de ses cousins comme le cirse des champs de sinistre réputation chez les agriculteurs, ne pratique pas du tout la multiplication végétative : il ne produit pas de stolons ou de rhizomes souterrains. C’est pourquoi cette plante peut très bien se cultiver dans un jardin sans risque qu’elle n’envahisse vos plates-bandes en s’étendant … sauf par ses graines mais c’est facile à contrôler. 

Il va bientôt fleurir

Notons qu’en pratique ce schéma général d’un cycle bisannuel peut connaître quelques variations : assez souvent, à la faveur d’hivers très doux, des graines germent et élaborent des rosettes qui réussissent à produire une plante entière dès le printemps suivant, se comportant en annuelles strictes ; d’autres fois, plus rarement, si la seconde année la plante était restée assez basse ou a subi une coupe, elle réussit à ne pas mourir et repart l’année suivante devenant alors trisannuelle. 

Au sommet de sa gloire !

Chant du cygne

En fin d’été, les chardons aux ânes perdent de leur superbe et commencent à brunir

Chez le chardon aux ânes, la floraison signe donc en quelque sorte le déclenchement de la mort prochaine à venir. Mais quelle floraison ! Aux extrémités des rameaux terminaux dressés se tiennent de gros capitules (des groupes de  fleurs très serrées) sous-tendus par une coupe (involucre) de petites feuilles (bractées) épineuses disposées sur plusieurs rangées : celles de l’extérieur sont rabattues et les autres redressées autour des fleurs centrales et toutes portent le fameux revêtement cotonneux en toile d’araignée. Ces gros capitules dépassent souvent les trois centimètres de diamètre et arborent des dizaines de belles fleurs tubulaires (fleurons) rose vif avec une corolle à cinq lobes étroits. Les ailes des tiges montent sur les pédoncules en dessous si bien que l’ensemble ressemble à une forteresse épineuse bien protégée … mais accessible depuis le « ciel » pour les pollinisateurs. 

Les fleurs fanées cèdent la place à des fruits-graines secs (akènes) brun noir à quatre angles, striés en travers et surmontés d’une aigrette de soies rousses simples disposées selon un anneau au sommet du fruit. A maturité, ce cercle de soies se détache très facilement si bien qu’elles ne participent pas à une dispersion par le vent comme chez nombre de composées. 

Les capitules sèchent comme le reste de la plante qui meurt mais dont le « squelette » restera en place une bonne partie de l’hiver. les fruits-graines tombent au sol ou bien sont extraits par des oiseaux qui s’en nourrissent et en échappent quelques uns (comme les chardonnerets) ou peuvent être déplacés avec la terre via les passages des engins agricoles ou des véhicules ou des chaussures de piétons. Selon la taille de la plante à maturité, un pied peut produire aussi bien une centaine de graines que quarante à cinquante milles : bref, la relève est assurée même s’il y a des pertes. 

Imprévisible 

Le chardon aux ânes est devenu une plante invasive très problématique dans plusieurs pays en rendant quasi stériles de vastes pâturages qu’il envahit massivement : aux USA (notamment en Californie), au Canada, en Australie et en Argentine. On a donc beaucoup étudié le devenir des graines après leur libération pour mettre sur pied des procédures de contrôle. A cette occasion, on a découvert l’originalité extrême de ce chardon capable de germinations de manière très intermittente : certains fruits germent peu après la dispersion sans entrer en dormance alors que d’autres restent dormants plusieurs semaines à plusieurs années avant de pouvoir germer. Une expérience ancienne débutée en 1946 a consisté à enfouir des graines de diverses espèces et de suivre au fil du temps leur évolution sous terre ; dans le cas du chardon aux ânes, au bout de 39 ans, 46% des fruits-graines ont conservé leur viabilité ; on a même observé que le potentiel de germination augmente avec la durée du stockage sous terre : un comble ! Cette dormance s’explique entre autres par un revêtement cireux qui enveloppe ces fruits. 

Par rapport à l’extrême variabilité de la capacité de germination des fruits d’un individu à l’autre ou d’une population à l’autre, diverses expériences démontrent que l’un des facteurs clés serait le microenvironnement dans lequel mûrissent les fruits, notamment selon qu’ils le font sous des températures élevées ou sous des températures basses. Globalement, les fruits mûris sous des températures plutôt basses sont plus dormants et présentent une plus forte tendance à effectuer des germinations intermittentes ; les plantes qui en résultent ont des tiges plus épaisses, des feuilles plus grandes, des capitules plus gros fleurissant plus tôt et des fruits plus gros avec des enveloppes plus épaisses. Tout ceci permet au chardon aux ânes d’apparaître de manière imprévisible un peu n’importe où parfois après des décennies d’absence ou de germer aussi bien en automne, qu’en hiver ou au printemps ! 

Artichaut de campagne 

On a du mal à cerner l’aire originelle exacte du chardon aux ânes et on pense que dans nombre de régions il serait naturalisé de très longue date ce qui en fait une archéophyte, une plante naturalisée depuis avant le seizième siècle et devenue « comme naturelle ». Son habitat relativement lié aux perturbations induites par les activités humaines tend à confirmer cette hypothèse : friches, remblais, bords des cultures, abords des villages, décharges, le long des voies de communication, … Il a besoin absolument de lumière donc d’une végétation ouverte sur des sols fréquemment remués.

On sait qu’il était bien connu des Romains et surtout qu’il a été anciennement cultivé comme … artichaut ! On consommait les capitules en période de disette comme des artichauts ; ils contiennent comme ces derniers (même famille) un sucre non sucré, l’inuline. Il fallait beaucoup de patience (mais quand on a faim …) et sélectionner les jeunes capitules cuits dans de l’eau salée ; dans le bassin méditerranéen, on consomme les tiges après les avoir écorcées. Par ailleurs, on le faisait cuire pour préparer avec des pommes de terre ou des châtaignes une sorte de pâtée pour les porcs. 

D’autres usages sont aussi signalés et militent en faveur d’une dispersion de ce chardon par les Romains notamment. Les graines riches en matières grasses servaient à préparer une huile à lampe pour l’éclairage. Les « fils » cotonneux qui le recouvrent étaient récoltés comme garniture des coussins, voire même tissés comme de la soie ! 

Ainsi on pense qu’il a été largement introduit dans le sud de l’Angleterre au moment de l’occupation romaine, sans exclure qu’il ait été indigène dans l’East Anglia, région chaude et sèche poropice a priori ; en tout cas, il ne s’est propagé plus au nord et de manière très dispersée qu’à partir du seizième siècle. Donc, contrairement à ce qu’affirment certains et ne laisse penser son nom populaire anglais de « scotch thistle », il n’est pas écossais du tout ; ce surnom résulterait d’une confusion avec un autre « chardon » de grande taille et aux épines aussi vulnérantes, le cirse commun. 

Les délaissés des bords de routes l’accueillent souvent

Arche de biodiversité 

Par sa taille imposante, sa propension à former des peuplements étendus et la protection indirecte apportée par ses épines, le chardon aux ânes se trouve au cœur d’un important réseau d’interactions avec de nombreux insectes mais aussi des vertébrés. 

Les tiges et les feuilles servent de refuges à diverses punaises dont les punaises des baies. Comme toutes les composées, les chardons aux ânes hébergent leur lot de pucerons qui attirent en retour les coccinelles et les syrphes. Mais ce sont surtout les capitules de fleurs et de fruits qui suscitent de nombreuses convoitises vu leur abondance et leur richesse nutritive. La floraison attire divers pollinisateurs dont des abeilles solitaires, des bourdons et des syrphes. Des dizaines d’espèces de larves et/adultes d’insectes se nourrissent des capitules et des fruits en les creusant de galeries : divers coléoptères dont des charançons du genre Larinus ou Lixus, des chenilles de petits papillons nocturnes (tordeuses notamment), … Une jolie petite mouche spécifique, la mouchette de l’onoporde (Tephritis postica), membre d’une famille spécialisée les Téphritidés, fréquente assidûment les chardons aux ânes ; outre sa coloration pâle et ses ailes marbrées, on la reconnaît au long organe de ponte (ovipositeur) des femelles qui leur sert à insérer les œufs dans les capitules en boutons. Les asticots, pourvus dans leur tube digestif de microorganismes symbiotiques, consommeront ensuite le cœur du capitule (« l’artichaut ») en étant à l’abri des prédateurs. Les mâles paradent au sommet des feuilles pour s’accoupler avec les femelles. 

Les graines mûres attirent les passereaux granivores dont les chardonnerets qui se perchent en hiver au sommet des capitules mûrs pour en extraire les fruits. Au final, cette armada de consommateurs peut détruire une bonne part de la production de graines d’une plante donnée ce qui limite quand même sa capacité colonisatrice qui, autrement, serait sans limites ! 

Le chardon aux ânes représente une plante intéressante à acclimater dans les jardins de biodiversité (voir la chronique sur ce thème) : il suffit de collecter des graines dans la nature et de les semer au hasard ; en plus, leur imposante architecture et leur revêtement laineux les rendent hautement décoratives ! 

Onopordon 

Dans la chronique consacrée à un autre « chardon », le cirse à capitules laineux, nous avons développé les multiples usages populaires du mot chardon : le chardon aux ânes, du point de vue botanique strict, n’est donc pas un vrai chardon et c’est pourquoi on l’appelle souvent Onoporde en francisant le nom de genre latin. Pour les anglais, il est aussi un chardon au sens large (thistle) : outre l’appellation « fausse » de Scotch thistle (voir ci-dessus), on le nomme très justement cotton thistle

Onoporde vient de deux racines latines onos et perdein qui peuvent se traduire par « pet d’âne » (onos se retrouve dans onagre) : ce curieux nom remonterait à Pline qui rapportait que ce chardon (ou un autre ?) provoquait chez les ânes de bruyants troubles digestifs ! Ce surnom de pet d’âne se retrouve parfois dans les noms populaires locaux.  En fait, ce serait tout autant lié au fait que chevaux et ânes semblent apprécier les jeunes plants et les broutent ; par ailleurs, nombre de noms populaires avec la locution « aux ânes » ou « des ânes » renvoient souvent à des plantes de peu de valeur alimentaire pour le bétail.

Les vaches par contre n’y touchent guère

L’épithète latin acanthium vient d’akanthos pour épine et entre dans le nom acanthe, une plante non apparentée aux chardons mais très fortement épineuse qui a servi de modèle pictural dans l’Antiquité. Pour bien marquer cette différence, on le nomme donc onoporde faux-acanthe ou encore chardon à feuilles d’acanthe. On trouve aussi l’appellation d’épine blanche : blanc fait référence au revêtement cotonneux alors que les épines sont en fait jaunes ! Nous avons aussi mentionné ci-dessus le nom d’artichaut sauvage en lien avec son usage alimentaire. 

Bibliographie 

Seed bank dynamics of Onopordum acanthium: emergence patterns and chemical attributes. MIRWAIS M. QADERI, PAUL B. CAVERS and MARK A. BERNARDS Journal of Ecology 2002 90, 672–683 

Pre- and post-dispersal factors regulate germination patterns and structural characteristics of Scotch thistle (Onopordum acanthium) cypselas.Mirwais M. Qaderi, Paul B. Cavers and Mark A. Bernards
 New Phytologist (2003) 159: 263–278