Chelidonium majus

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La chélidoine fréquente assidûment les villes et villages, recherchant les sites enrichis en nutriments par les activités humaines. Les vieux murs sont un de ses sites d’élection et on la voit s’installer parfois tout en hauteur dans des fissures en des lieux improbables alors que ses graines ne sont dotées d’aucun dispositif de transport par le vent. Nous avons présenté cette espèce proche parente des pavots dans la chronique « Comme un petit coquelicot » ; à cette occasion, nous avons zoomé sur ses graines dotées d’un appendice charnu ou arille en précisant qu’il y avait un lien avec leur dispersion par les fourmis. Cette nouvelle chronique sur la chélidoine va donc approfondir cet aspect de la biologie de la chélidoine : comment voyage t’elle et réussit-elle à « escalader » les murs ?

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Deux temps ….

Le fruit sec de la chélidoine, qui ressemble superficiellement à une silique de Crucifère (voir l’autre chronique), est une longue capsule qui s’ouvre par deux valves qui se soulèvent du bas vers le haut à maturité. Ce faisant, les valves mettent à jour les deux rangées de graines fixées sur les deux bords d’une sorte de cadre épaissi ; chaque graine y est rattaché par un court pédoncule un peu courbé qui fonctionne comme un ressort. Ainsi, les graines au contact de l’air se trouvent catapultées à faible distance mais, compte tenu de la hauteur de la plante (et souvent de sa position elle-même en hauteur sur un mur) permet de disperser un peu les graines autour d’elles et pas toutes en dessous. La chélidoine tolère en effet mal l’ombre et les jeunes plantules qui viendraient à naître sous la plante mère sont vite condamnées à s’étioler et mourir.

Mais cette étape n’est qu’un premier temps. Les graines arrivent au sol porteuses de leur fameux appendice charnu en forme de crête et chargé de réserves lipidiques entre autres, un arille nommé strophiole (voir l’autre chronique). Cet appendice nutritif est apprécié de certaines espèces de fourmis omnivores qui vont ainsi être attirées et incitées à prendre en charge la graine et son précieux trésor. Commence alors le second temps de la dispersion, celui du transport par les fourmis. On parle donc dans un tel cas de diplochorie, i.e. d’une dispersion « double » faisant appel à deux agents de dispersion bien différents, d’abord la gravité par projection (autochorie) puis le recours à un animal transporteur terrestre, une fourmi (myrmécochorie).

Et trois mouvements !

La prise en charge des graines par des fourmis se déroule en trois temps. D’abord, les fourmis ramassent les graines en les saisissant par leurs mandibules, soit au niveau de l’arille, soit au niveau de la graine elle-même et les entraînent vers leur fourmilière. Dans le cas de la chélidoine, la graine petite est saisie au niveau de sa partie dure et l’arille ne se détache donc en principe pas en route. Arrivées à la fourmilière, les ouvrières introduisent les graines à l’intérieur et là, l’appendice huileux va être détaché et consommé soit par les ouvrières elles-mêmes, soit le plus souvent donné comme nourriture aux larves en développement. Reste la graine détachée qui va être expulsée du nid comme déchet et déposée à l’extérieur souvent sur un tas de déchets proche de la colonie. Ainsi s’achève le voyage compliqué de la graine (enfin presque comme nous allons le voir plus loin !).

Echanges de bons procédés

On se trouve donc là en présence d’une relation de type d’interaction entre une plante (ou plutôt ses graines) et un animal, une fourmi. La plante en tire un certain nombre de bénéfices : le dépôt des graines au final dans des microsites favorables à la germination (riches en déchets donc en nutriments) et souvent bien éclairés et dégagés de végétation ; l’évitement des prédateurs de graines repoussés ou éloignés par la présence des fourmis ; éloignement des futures plantules issues de la germination de ces graines de la plante mère et donc une moindre compétition intraspécifique entre parents et descendants ; parfois une levée de l’état de dormance de la graine par le détachement de l’arille. Cependant, il y a aussi quelques inconvénients : le coût en énergie pour fabriquer ces appendices chargés de nutriments et la tendance à retrouver les graines agrégées au même endroit et donc à une certaine compétition entre plantules à venir. Côté fourmis, le bénéfice reste surtout net par rapport au nourrissage des larves qui se reçoivent ainsi un complément alimentaire intéressant et énergétique.

On parle donc de relation mutualiste (à bénéfices réciproques : voir la chronique sur les mutualismes) mais selon un mode diffus : il n’y a guère de spécificité des deux côtés. Les fourmis collectent toutes sortes de graines portant de tels appendices (plus de 11 000 espèces de plantes à fleurs sont concernées) et les graines de chaque espèce de plante sont collectées souvent par diverses espèces de fourmis (même si souvent une espèce domine numériquement).

Suivi high-tech

Si on reprend les trois étapes de la prise en charge par les fourmis, on se rend compte qu’il y en fait deux dispersions successives : une première dite primaire entre la plante mère et la fourmilière et une dispersion secondaire lors du rejet de la graine débarrassée de son arille qui reste la plus importante en terme de dispersion. Or, cette dernière étape est la plus difficile à cerner et à étudier en pratique et pourtant elle est cruciale en termes d’espacement des futures plantules et de leurs chances de survie. On pensait couramment que la distance moyenne de dispersion par rapport à la fourmilière (elle-même plus ou moins éloignée de la plante mère) était de l’ordre du mètre (1m à 1,50m). Très récemment (1), une équipe belge a mis au point un procédé technique semi-automatique très efficace qui permet de suivre cette étape. En quelques mots, la méthode consiste à créer des mésocosmes ou environnements artificiels contrôlés dans lesquels on installe une colonie de fourmi transporteuse (fourmi rouge : Myrmica rubra) et au centre duquel on dépose 200 graines de chélidoine accessibles via un petit pont ; on filme en haute résolution pendant 3 heures la récolte puis pendant les 24 heures suivantes le rejet des graines nues hors du nid. Le traitement par superposition partielle des images permet de suivre le devenir des graines.

La troisième mi-temps

Les résultats obtenus (1) bousculent les idées préconçues que l’on avait d’une une simple relocalisation des graines à l’issue du rejet. D’abord, on constate que l’efficacité de la collecte ne dépend du degré d’activité de la colonie. Les ouvrières semblent trouver les graines porteuses d’ailles au hasard de leur collecte ; ensuite, elles y reviennent soit selon une mémoire individuelle (elles emportent une seule graine à la fois), soit après stimulation d’autres ouvrières restées dans le nid par échange de nourriture. 98% des graines déposées dans l’arène centrale sont enlevées dans les trois heures en tout cas et retrouvées un jour plus tard, sans arille, rejetées selon une répartition agglomérée. Mais la grande surprise de cette étude, c’est l’existence d’une redispersion après le rejet : les graines pourtant dépourvues de leur aille attractif sont déplacées plusieurs fois à la manière des autres déchets ou cadavres accumulés sur des tas de déchets ou dans des « cimetières ». On a donc une dispersion finale plus dynamique qu’on ne pensait ce qui doit augmenter les chances pour les graines d’accéder à des microsites plus favorables et plus étalés dans l’espace.

On peut s’interroger sur le besoin d’expulser des graines hors du nid. Il a été montré par ailleurs sur des colonies élevées en captivité que si on maintenait les graines à l’intérieur, elles moisissaient ce qui entraînait une mortalité des fourmis. Le rejet hors du nid serait donc un comportement réflexe « hygiéniste » au même titre que le rejet des cadavres ; certains auteurs émettent l’hypothèse que les graines sont perçues comme des insectes morts !

Voyage en terre inconnue

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Aux U.S.A, au début du 20ème siècle ont été introduits (entre autres : voir les chroniques sur l’alliaire ou la ficaire, invasives aux U.S.A.) d’une part la fourmi rouge (voir ci dessus) et d’autre part la chélidoine. La première se comporte en invasive notoire formant des super colonies reliées entre elles tandis que la chélidoine s’introduit dans les milieux boisés enrichis. Or, les forêts locales abritent un cortège de plantes myrmécochores avec des graines arillées (par exemple, l’asaret du Canada, la sanguinaire du Canada, une Papavéracée elle aussi et une anémone) et au moins une espèce de fourmi dominante très active dans la collecte de ces graines (Aphenogaster rudis). Plusieurs études (2 et 3) menées elles aussi dans des mésocosmes installés en milieu naturel ont permis d’observer les comportements respectifs de ces deux fourmis (1 introduite et 1 native) et de ces quatre plantes (3 indigènes et 1 introduite).

Les deux espèces de fourmis préfèrent les graines de chélidoine alors que pour la fourmi native il s’agit d’une espèce étrangère. Ceci s’expliquerait par les traits des graines de la chélidoine (petites et légères, un arille chargé en acide oléique et volumineux par rapport à la graine) et leur production en grand nombre et à au moins deux reprises dans l’année. La chélidoine refleurit en effet en été (chez nous aussi) alors que les plantes forestières locales ne fleurissent qu’une fois au printemps et produisent peu de graines et assez grosses.

D’autre part, l’activité plus « frénétique » de la fourmi rouge introduite fait qu’elle manipule les graines 5 fois plus vite que sa congénère autochtone : là où l’espèce locale ne disperse que la moitié des graines proposées dans les expériences, la fourmi rouge les disperse toutes et ne semble pas « rassasiée » ! Comme la chélidoine produit beaucoup de graines et qu’elle grandit plus vite que les autres plantes, elle se trouve favorisée d’un facteur huit dans son recrutement (nouvelles plantules) par la fourmi rouge par rapport à la fourmi native. Les fourmis rouges semblent profiter largement de cet apport nutritif important pour leurs larves. Autrement dit, les «deux immigrants » se stimulent réciproquement mais de manière indirecte, pas par choix exclusif mais selon les traits de vie des deux espèces en interaction.

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L’installation de ce jeunes chélidoines tout au long de cette fissure résulte très probablement d’un transport par des fourmis car les graines n’ont pu être projetées depuis le sol et atterrir dans une fissure aussi étroite.

Dans le secret du nid

Il reste une étape encore plus mal connue : ce qui se passe dans la fourmilière, une fois la graine rapportée. Là encore, on a comparé (3) les deux espèces de fourmis citées précédemment et leur action sur les graines de chélidoine, aux U.S.A., dans le contexte d’espèces invasives décrit ci-dessus. Faute de savoir ce qui se passe à l’intérieur, on peut comparer les temps de rétention des graines entre le moment où elles sont introduites et celui où elles sont rejetées à l’extérieur. Or, on constate que les fourmis indigènes gardent les graines de chélidoine plus longtemps dans leur fourmilière que les fourmis rouges tout en enlevant les arilles dans les mêmes proportions. Des tests de germination conduits sur les graines manipulées par ces deux espèces de fourmis montrent que le taux d’émergence est identique mais que les graines retenues plus longtemps par la fourmi indigène germent plus vite et plus tôt que celles traitées par la fourmi rouge avec qui elle cohabite en Europe ! On arrive à ce paradoxe où la fourmi indigène, « étrangère à la chélidoine » favorise son expansion et fait ne quelque sorte « mieux » que la fourmi rouge qui a coévolué avec la chélidoine ! Cet effet paradoxal provient sans doute non pas de l’enlèvement de l’arille mais du temps de séjour dans le nid qui doit favoriser la levée de dormance ou accéléré le développement de l’embryon.

Tout ceci confirme la nature très subtile des interactions entre espèces avec des conséquences potentielles à long terme sur l’évolution des communautés végétales et de fourmis. On voit aussi que le mutualisme fourmis/graines reste assez diffus et non spécifique et susceptible d’évoluer différemment selon les contextes en fonction des traits des partenaires.

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BIBLIOGRAPHIE

  1. An automated method for large-scale monitoring of seed dispersal by ants.
Audrey Bologna, Etienne Claire Detrain & Alexandre Campo. Scientific Reports Nature 2017
  2. Mutualism between co-introduced species facilitates invasion and alters plant community structure. Prior KM, Robinson JM, Meadley Dunphy SA, Frederickson ME. 2015Proc. R. Soc. B 282: 20142846.
  3. Seed handling behaviours of native and invasive seed-dispersing ants differentially influence seedling emergence in an introduced plant. Kirnstem M . Prior, Kritisaxen A and M. .Frederickson. Ecological Entomology (2014), 39, 66–74

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la chélidoine
Page(s) : 118-119 Guide des plantes des villes et villages
Retrouvez la chélidoine
Page(s) : 210-211 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez la chélidoine
Page(s) : 146-147 Guide des Fleurs des Fôrets