Primula veris

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Paysage d’agriculture intensive dominée par les céréales où les milieux « naturels » sont réduits à l’état de lambeaux épars.

Dans les zones d’agriculture intensive, nous avons vu dans une autre chronique que les primevères souffrent de l’abandon du pâturage et du fauchage des rares milieux herbacés épargnés où subsistent de petites populations. Mais il est un autre problème majeur qui les affecte dans ce même cadre : l’isolement spatial de ces petites populations recluses dans des îlots au milieu d’un océan cultivé et hostile. Ceci signifie que ces populations fonctionnent progressivement en circuit fermé et n’échangent plus ou difficilement entre elles au niveau de la reproduction.

Flux de gènes

Ce mal porte un nom trop bien connu des écologistes : la fragmentation des habitats. Les populations rescapées se retrouvent isolées les unes des autres, encerclées d’un environnement très hostile et souvent réduites en taille sur les confettis de milieux épargnés par l’agriculture. Le danger est alors double. Une petite population se trouve fortement soumise aux risques de disparaître brutalement au moindre aléa démographique (une forte mortalité suite à une maladie ou un événement climatique inhabituel) ou environnemental (un agriculteur zélé qui asperge de pesticides le petit îlot qui touche à sa parcelle). Mais surtout, elle va subir les conséquences d’une consanguinité faute d’échanges génétiques avec d’autres populations via la pollinisation ou la dispersion des graines. Cela signifie un moindre succès reproductif (moins de graines produites et de moindre qualité), une moindre capacité d’adaptation de la population en cas de changement faute de diversité génétique : à moyen terme, la pérennité de la population se trouve fortement menacée.

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Sur cette butte, ce site de pelouses calcaires abrite une population de primevères ; mais elle se trouve isolée au milieu des grandes étendues hostiles de céréales

Dans le cas des primevères, le flux de gènes comme disent les scientifiques s’effectue essentiellement à travers les échanges de pollen transporté à plus ou plus moins grande distance par les insectes pollinisateurs car la dispersion des graines n’a lieu que dans un rayon spatial très limité. De plus, la fragmentation affecte aussi les populations d’insectes eux-mêmes moins nombreux et une population de fleurs de petite taille attire moins les visiteurs. Tout ceci concourt à emballer le processus irrésistiblement vers le déclin et la disparition des petites populations.

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Cette haie replantée et bordée côté chemin d’une bande herbeuse constitue un corridor intéressant pour la faune et la flore.

Face à ce problème, dans cet environnement si particulier, comme on ne peut pas recréer de grands espaces semi naturels propices à l’installation de grandes populations viables, il faut chercher comment rétablir des connexions physiques entre ces petites populations, i.e. des corridors permettant la circulation des insectes pollinisateurs d’une population à l’autre ce qui ainsi ferait circuler le pollen entre populations. Or, ces corridors existent plus ou moins sous la forme des éléments linéaires non cultivés : haies, rebords des fossés, talus, bords des chemins et des routes, rangées d’arbres.

L’idée serait donc soit d’améliorer la qualité de tels éléments du paysage pour les rendre attractifs pour les pollinisateurs ou en recréer quand ils sont absents ou insuffisants. Encore faut-il s’assurer qu’ils fonctionnent effectivement comme corridors à pollinisateurs et en connaître leur efficacité relative notamment selon l’éloignement des populations. Une équipe belge a donc étudié ce problème en Flandre (1) dans un paysage d’agriculture intensive où les rares populations de primevères rescapées montrent des signes de faible reproduction et de tendance au déclin sans dynamique de reconquête. Ils ont sélectionné vingt populations éloignées de 0,7 à 2km les unes des autres, de taille très variable (de 5 à 387 individus) ; onze d’entre elles étaient non connectées tandis que treize étaient reliées par des éléments linéaires (fossés ou bords de routes dans ce cas).

Pister le pollen

Comment suivre le pollen à la trace et savoir qui a échangé avec qui ? Pas facile a priori à part suivre un par un chaque insecte ! Il existe une méthode bien rôdée : celle des poudres fluorescentes déposées sur les fleurs et que les insectes récoltent en les prenant pour des grains de pollen. Au pic de floraison, il faut donc déposer avec un bâtonnet cette poudre teintée sur les anthères de fleurs juste ouvertes ; on sélectionne une population et 80 fleurs sont ainsi traitées. Quatre jours plus tard, on récolte au hasard des stigmates de fleurs (l’organe capteur du pollen au sommet du pistil) à la fois dans la population traitée (sauf sur les fleurs qui ont reçu la poudre) et dans la population connectée la plus proche. L’examen au microscope des stigmates prélevés permet de détecter si oui ou non il a capté du pollen suite à une visite d’insecte (le pollen des primevères n’est pas transporté par le vent) ; en jouant avec cinq teintes de poudre différentes, on peut ainsi tester un ensemble de populations connectées ou pas entre elles. Dans l’étude, la distance maximale entre des individus traités d’une population et ceux potentiellement récepteurs du fait d’une connexion linéaire était de presque 2km.

Voyage, voyage

Comme on pouvait s’y attendre, la majorité des particules de poudre colorée déposées se retrouve à courte distance sur des individus récepteurs : 80% des transferts ont eu lieu dans un rayon de 85m ce qui correspond à la distance moyenne parcourue ; autrement dit, les échanges via les pollinisateurs se font essentiellement au sein d’une population donnée. Mais, il reste une minorité d’évènements de transport du pollen à « longue » distance avec un record observé à 1km, ce qui reste néanmoins en dessous des distances séparant les populations les plus éloignées. Bien que rares, ces transports à « longue distance » n’en restent pas moins essentiels car ils maintiennent un minimum d’échanges génétiques aptes à freiner les phénomènes de consanguinité à l’intérieur de chaque population. Comme la poudre utilisée est faite de particules plus petites que les grains de pollen et qui ne s’agglomèrent pas entre elles comme ceux-ci, il est possible que le vrai pollen puisse voyager plus loin en fait.

L’autre enseignement de cette étude c’est que le pourcentage de stigmates ayant capté de la poudre teintée diminue quand la longueur de l’élément linéaire de connexion augmente : autrement dit, les échanges peuvent avoir lieu via ces corridors mais à condition que les populations ne soient pas trop éloignées.

Tous les corridors ne se valent pas

L’étude montre que globalement les populations connectées par des corridors ont les plus forts échanges de pollen ; mais, certaines populations pourtant connectées n’ont pas eu d’échanges de pollen avec leurs voisines. Pour expliquer de tels écarts, il faut observer la qualité des corridors qui relient les populations. La présence le long du corridor d’un paysage suffisamment riche en fleurs sauvages sur lesquelles les insectes peuvent faire halte et être incités à « aller plus loin » semble importante. Ces corridors peuvent aussi servir de sites de reproduction notamment pour les bourdons ou les abeilles solitaires ce qui suppose une bonne qualité d’environnement. La culture adjacente au corridor s’avère déterminante : dans l’étude, les populations restées sans échanges étaient connectées par des éléments bordés de champs de maïs, une des cultures les plus polluantes dont les bordures se trouvent dépourvues de flore adventice.

Cependant, il a été observé quelques échanges entre des populations isolées et non connectées entre elles ce qui laisse supposer deux possibilités : soit certaines espèces d’insectes peuvent effectuer des vols à longue distance « direct » à travers champs (mais ce n’est pas ce qui est observé le plus souvent) ou ils s’appuient sur des éléments ponctuels du paysage servant de relais du style un arbre isolé au milieu ou en bordure d’une culture ou une tache de végétation naturelle « oubliée » à l’angle d’un champ.

Tous les pollinisateurs ne se valent pas

Par rapport à ce problème de transport à longue distance crucial dans ce contexte de fragmentation extrême, le comportement des espèces pollinisatrices va être déterminant. On sait que selon les groupes d’insectes pollinisateurs, les distances moyennes parcourues varient beaucoup : les syrphes, ces mouches floricoles bien connues pour leur vol sur place se déplacent en moyenne dans un rayon de 10 à 200m ; les abeilles solitaires (voir la chronique sur ces « autres abeilles ») circulent dans un rayon de 150 à 600m alors que les bourdons peuvent rayonner sur plusieurs kilomètres. Chez ces derniers, au printemps, les reines fondatrices parcourent notamment de grandes distances (tout en butinant activement) à la recherche de sites de nidification ; or, ce comportement coïncide dans le temps avec le pic de floraison des primevères ! Donc, selon les communautés d’insectes présentes dans l’environnement, le potentiel d’échanges de pollen ne sera pas le même. La seule manière de garantir la présence d’une grande diversité de pollinisateurs, c’est le maintien d’une diversité floristique forte au niveau des corridors et la présence de sites potentiels de nidification.

Contre exemple !

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Colonie de primevère acaule. Cette espèce qui présente une répartition plus restreinte fréquente des milieux plus fermés et boisés avec une atmosphère fraîche et ombragée.

On est alors tenté de penser que plus il y a de corridors linéaires bien développés et mieux ce sera pour les échanges de pollen des plantes à fleurs. Une étude conduite en France (2) sur une autre espèce de primevère assez proche, la primevère acaule, démontre le contraire ! Cette fois, le contexte est radicalement différent : nous sommes au pied des Alpes, dans le Champsaur (la haute vallée du Drac) dans un paysage fortement bocager avec localement un réseau de haies très dense. En comparant deux secteurs de bocage, l’un avec un réseau dense et l’autre avec un réseau lâche, les chercheurs ont montré que les populations de cette primevère étaient plus abondantes dans le second. Or, qui dit réseau dense de haies, dit pourtant a priori meilleure connectivité pour la dispersion des graines via les fourmis notamment (espèce myrmécochore : voir la chronique). Oui, mais l’élément clé ici aussi semble bien être la circulation du pollen qui est « bloquée » par le réseau dense de haies. En effet, les pollinisateurs principaux sont ici à 90% des mouches à longue trompe, les bombyles.

Compte tenu de leurs capacités de vol, la présence de haies formant autant de barrières naturelles, les incitent à ne pas circuler et à rester sur place ! Dans le cas de l’étude précédente, les principaux pollinisateurs étaient des bourdons et des abeilles solitaires et il n’y avait pas de haies. En planter des nouvelles pour améliorer la qualité des corridors ne serait donc pas un obstacle surtout dans un paysage aussi ouvert.

Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faut supprimer les haies dans le Champsaur !! Simplement, il faut prendre en compte ce fait pour comprendre comment évoluent les populations de cette primevère dans ce contexte. Et d’autre part, pour telle autre espèce de plante locale visitée par un autre groupe d’insectes au comportement différent, il se peut que l’effet sera au contraire bénéfique. D’où l’importance en matière de conservation de l’environnement à ne pas raisonner et intervenir en fonction d’une seule espèce fût-elle emblématique !

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A l’échelle du paysage agricole, les éléments linéaires apparaissent très lisiblement au milieu du damier des cultures.

BIBLIOGRAPHIE

  1. Do linear landscape elements in farmland act as biological corridors for pollen dispersal? Anja Van Geert, Fabienne Van Rossum and Ludwig Triest. Journal of Ecology 2010, 98, 178–187
  2. Fine-scale response to landscape structure in Primula vulgaris Huds.: does hedgerow network connectedness ensure connectivity through gene flow? Population Ecology, 51, 209–219. Campagne, P., Affre, L., Baumel, A., Roche, P. & Tatoni, T. (2009)

A retrouver dans nos ouvrages

Retrouvez la primevère officinale
Page(s) : 222-223 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages
Retrouvez la primevère acaule
Page(s) : 224-225 L’indispensable guide de l’amoureux des fleurs sauvages