Cette chronique s’inscrit dans le cadre du confinement général lié à l’épidémie de Covid 19. Sous la rubrique générale « Jardin de déconfinement » je propose des activités dans votre jardin, si vous avez l’immense privilège d’en avoir un, même hyper modeste, où vous pouvez vous échapper un peu. Il s’agit de « profiter » de cette occasion pour (re)découvrir son environnement immédiat et mieux appréhender la biodiversité ordinaire (condamnée à l’être de moins en moins). 

23/03/2020. Le confinement prolongé donne beaucoup de temps et en se concentrant sur la petite surface du carré de pelouse délimité (voir la chronique Bioblitz), au fil des jours qui commencent à s’égrener, on commence un peu à entrer en phase avec les grands oubliés du vivant qui nous entourent : les végétaux. Nous sommes globalement plutôt « aveugles et sourds» aux végétaux (voir la chronique sur la cécité botanique) notamment du fait de leur immobilité relative dans un espace-temps radicalement différent du nôtre. A revoir, jour après jour, chacune des dizaines de petites plantes qui composent ce modeste carré de pelouse, je vois émerger des évènements (très relatifs) qui témoignent de la vie trépidante des plantes … à leur échelle de temps ! 

Onde de floraison 

Cinq espèces seulement sur la bonne trentaine présente dans ce carré ont commencé à fleurir. Une touffe de pâquerette au ras du bambou de clôture virtuelle a déjà hissé deux beaux capitules déployés. Le plus élevé qui doit être le plus « ancien » a déjà entamé la floraison des innombrables fleurons ou fleurs en tube élémentaires jaunes qui composent son disque central. Bien qu’initiés selon des spirales convergeant vers le centre, leur floraison progresse cercle par cercle depuis le rang le plus extérieur. Les deux premiers cercles sont ouverts ; sur le premier, chaque fleuron porte un paquet de pollen issu de la montée du style à travers le tube de la fleur et qui ramone la cheminée en poussant devant lui le pollen des étamines ainsi mis en avant. A tel point qu’une bonne part de celui-ci est tombé au bord, retenu par la rangée de languettes stériles, les ligules. Le second rang s’apprête à suivre le  pas. Ainsi, chaque jour ou presque (selon la météo), la floraison progresse inexorablement vers le centre comme une onde qui se propage … à la vitesse de quelques millimètres/24h ! Au pied de la rosette, un pédoncule émerge et porte au sommet un capitule en bouton qui sera opérationnel dans deux ou trois jours peut-être, prêt à prendre la relève du premier qui, lui, aura fini son parcours ! sur un autre pied du carré, le bouton s’entrouvre révélant les ligules blanches et rose : si j’avais la patience d’un moine bouddhiste, je pourrais rester devant lui pour assister à son déploiement complet … mais ce n’est pas mon tempérament ! 

Vite des fruits 

Une des deux tiges de véronique de Perse fleuries a produit une seconde fleur : celle de gauche, qui date de plusieurs jours,  a ses étamines ouvertes tandis que, elle la toute dernière, à droite, a ses anthères foncées encore fermées. Probablement que dès cet après-midi, elles vont s’ouvrir et les visites vont commencer.

Dans un autre secteur de ma pelouse, sur une touffe de véronique en pleines fleurs, je viens ainsi d’observer deux visiteurs : une mignonne petite abeille solitaire et un bombyle, une « mouche-abeille » comme disent les anglo-saxons avec sa longue trompe rigide. De toutes façons, même sans visites, elle peut s’autoféconder (voir la chronique sur la véronique de Perse). D’ailleurs, en suivant la tige un peu plus bas, on remarque qu’à la base de chaque feuille alterne, part un long pédoncule au bout duquel se trouve une capsule à deux loges issue de la fécondation de la fleur. Pas de temps à perdre : la véronique doit se reproduire vite pour profiter de l’herbe encore basse avant que celle-ci ne la dépasse largement et lui cache la lumière. Les fleurs aussi ont une vie stressante et sous pression ! 

La petite colonie de véronique des champs au centre du carré a du profiter de la faible pluie tombée dimanche matin : les tiges ont grandi et de minuscules fleurs bleues à demi fermées sont apparues. Clairement, elles semblent bien peu attractives : cette espèce pratique l’autopollinisation presque automatique. Et pourtant, cet après midi, dans le verger en bas de mon jardin, j’ai pu saisir un bombyle attablé un court instant sur ces micro-fleurs ! 

Sans cette contrainte du confinement, je n’aurais jamais observé toutes ces scènes ; au lieu de devenir chèvre, je vais devenir … plante ! 

Armée des ombres 

L’ombrage maléfique des feuilles du plantain lancéolé !

Un autre aspect qui finit par sauter aux yeux à force de scruter ces deux mètres carrés de pelouse concerne la compétition entre espèces de plantes. Pour le commun des mortels, les plantes vivent ensemble sans problème, en pure harmonie : il n’y a pas de plantes qui chassent les autres pour s’en nourrir ! Les plantes carnivores se nourrissent d’animaux : les plantes herbivores n’existent pas ! Monde pacifique donc ? Pas si simple. 

La feuille du plantain recouvre une partie de la jeune pâquerette vert tendre

Un premier indice accroche mon œil : une touffe naissante de pâquerette vert tendre est en train de se déployer ; mais, horreur, malheur, en plein  travers, juste au dessus, elle se trouve surplombée par la feuille nervurée vert foncé d’un plantain lancéolé ; ce dernier s’apprête à en déployer d’autres et risque de rabattre celle de gauche en direction de notre pâquerette. Or, jeter une ombre aussi dense sur les feuilles de la pâquerette revient à la priver d’une partie de ses panneaux solaires chlorophylliens qui lui apportent la  nourriture (dont des sucres) indispensables pour permettre la croissance. En élargissant le champ de vue, on constate que d’autres plantains sont en embuscade avec leurs longues feuilles qui s’allongent : la pâquerette va devoir ferrailler dur pour passer entre ces velums tendus au-dessus d’elle ! 

Rosettes de porcelles

Mais il y a bien plus violent juste à côté : une armada de rosettes de porcelle enracinée a déployé son artillerie lourde avec une série de rosettes de feuilles épaisses (donc ne laissant passer aucune lumière) plaquées fermement sur le sol. Imparable : aucune autre plante ne peut résister à un tel traitement.

Rosette de porcelle vert tendre « attaquée » par trois rosettes de plantain (vert foncé avec nervures saillantes)

Pour m’en convaincre, je soulève certaines des feuilles des rosettes : dessous, c’est sol nu avec d’ailleurs une forte humidité conservée ; pour la porcelle, cela doit fonctionner comme du paillage ! Le piège touche même ses propres feuilles, les feuilles initiales de chaque rosette qui, étouffées, jaunissent et meurent. Mais, rien n’est perdu : leur décomposition profitera directement aux racines situées juste en dessous !  

Alerte aux prédateurs 

Feuille de plantain rongée en surface

Si les plantes ne se mangent pas entre elles, par contre elles ne manquent pas de consommateurs de toutes sortes allant des plus grands (vaches, chevaux, moutons, …) aux plus petits (chenilles, larves, grignoteurs, …). Si on ne les voit pas directement, on repère vite leurs traces. En témoigne cette feuille de plantain toute trouée par dessus. Idem pour ces feuilles de séneçon jacobée sérieusement endommagées. Une mini-chenille de papillon de nuit trouvée au pied d’un plantain a sans doute une part de responsabilité. Et pourtant, ces deux plantes possèdent chacune un arsenal chimique de molécules toxiques très défensif qui rebute la majorité des herbivores. Seules quelques espèces spécialisées ayant acquis la capacité de détoxifier ces poisons peuvent s’offrir ce luxe avec l’avantage de leur côté d’avoir très peu de concurrents (voir par exemple la chronique sur la mélittée du plantain).

Cette guerre larvée (sans jeu de mots), nous renvoie à  une autre dimension temporelle quasi infinie à notre  échelle : celle de la coévolution entre plantes et herbivores à travers cette course aux armements. L’une déploie ses armes chimiques que d’autres, aux formes mutantes sélectionnées au fil des générations, vont finir par contourner. Les plantes les plus résistantes parce que capables de synthétiser de nouvelles molécules toxiques se trouvent à leur tour favorisées .. etc… Ainsi, regardons-nous les résultats de cette guerre sans fin qui se déroule en silence et dans l’immobilité la plus totale depuis des milliers de générations.

Tous ces temps plus ou moins longs nous traversent et nous invitent à modérer le nôtre devenu complètement fou au point de mettre notre survie en jeu via le réchauffement climatique ou la destruction de la biodiversité qui favorise l’émergence de nouveaux virus par exemple, au hasard !