Pholidoptera griseoaptera

17/08/2021 Des sauterelles, le grand public ne connaît le plus souvent qu’une espèce, la sauterelle verte (voir la chronique) qui devient de ce fait « la » sauterelle. Et pourtant, rien que sur notre territoire, la famille des sauterelles (Tettigonidés) et ses diverses sous-familles renferme une bonne centaine d’espèces dont plusieurs communes mais bien moins visibles que la « grande » sauterelle. Une majorité d’entre elles sont vertes (voir la présentation générale dans la chronique sur la sauterelle verte) comme la sauterelle ponctuée (voir la chronique) ou la méconème fragile (voir la chronique) mais il existe aussi des espèces brunes encore moins voyantes dont la decticelle cendrée, une espèce répandue et abondante mais largement méconnue. Elle se singularise par la quasi absence d’ailes (comme quelques autres espèces de la famille) : en la voyant, beaucoup de gens pensent qu’il s’agit de « jeunes » sauterelles pas complètement développées chez lesquelles les ailes n’auraient pas encore commencé à grandir. Cette espèce a fait l’objet de nombreuses recherches tant au niveau de sa capacité de dispersion en l’absence d’ailes, de sa reproduction avec un cadeau sexuel très spécial du mâle pour la femelle, sa stridulation et son régime alimentaire. 

Sauterelle foncée

Femelle adulte avec son oviscapte

Les adultes s’observent de mi-juin jusqu’aux premières gelées en novembre. D’emblée, on reconnaît qu’il s’agit d’une sauterelle (groupe des ensifères) et non pas d’un criquet (groupe des Caelifères) à ses très longues antennes fines et, chez les femelles, à la présence d’un organe de ponte en forme de sabre, l’oviscapte (voir la chronique sur la sauterelle verte), impressionnant mais complètement inoffensif. La teinte de fond varie du brun gris ou brun rougeâtre au brun jaune ce qui lui a valu le nom populaire anglais de dark bush-cricketbush-cricket étant le nom générique des sauterelles (katydids aux USA !). cette coloration terne mais assez homochromique (qui se confond avec l’environnement) dans ses milieux de vie ressort aussi dans l’épithète de son nom latin : griseoaptera, soit grise et aptère (qui ne vole pas). Des petites taches sombres maculent plus ou moins le corps lui donnant souvent un aspect délicatement vermiculé. 

Mâle ; noter les ailes quand même visibles qui dépassent en arrière du pronotum

Derrière la tête, se trouve une large pièce en forme de selle, la partie dorsale du premier article du thorax, le pronotum : un liseré clair étroit borde les deux lobes latéraux rabattus. L’abdomen assez court et trapu se termine chez les femelles par un puissant oviscapte fortement arqué (presque 1cm de long) encadré par deux courts appendices, les cerques (d’un mot grec ancien signifiant « queue ») ; les mâles, eux, n’ont que deux cerques allongés, droits et dentés à leur base. Identifier les deux sexes se fait donc très facilement d’un coup d’œil. Surprise quand on inspecte le dessous de cette sauterelle sombre et terne : une teinte jaune vif éclatant recouvre l’abdomen, le thorax et déborde jusque sur les pièces buccales. 

Les jeunes, observables dès le milieu du printemps, se reconnaissent facilement à leur teinte brune unie avec une bande dorsale claire bordée de noir qui se détache nettement.

Groupe de jeunes sur un massif de vigne vierge le long d’un bois

Pholidoptère 

Le nom vernaculaire de decticelle (qui s’applique à plusieurs genres au sens scientifique) est un diminutif de dectique, le nom d’une grosse sauterelle verte montagnarde connue pour sa capacité à mordre sérieusement avec ses mandibules au point qu’on l’utilisait autrefois pour mordre les verrues de la peau et les éliminer. 

Le nom latin du genre de la decticelle, Pholidoptera, traduit bien la particularité de cette espèce quant aux ailes (pteron) : pholido signifie en forme d’écailles ; la famille des pangolins, ces étranges mammifères aux corps recouverts de grosses écailles, s’appelle les pholidotes. Effectivement, les ailes sont extrêmement réduites et ne dépassent que de 5mm du bord arrière du pronotum chez les mâles qualifiés de brachyptères (ailes courtes) et à peine de 1mm pour les femelles, quasiment aptères (sans ailes du tout). Chez les mâles, ces moignons d’ailes portent de fortes nervures : en frottant ces deux ailes l’une sur l’autre ils émettent ainsi une stridulation. Cette quasi-absence d’ailes se retrouve chez diverses autres espèces de sauterelles dont par exemple la méconème méridionale (voir la chronique) et rend donc ces insectes complètement inaptes au vol. Chez la plupart des autres espèces, on trouve régulièrement une petite proportion des populations avec des ailes développées (individus dits macroptères) et capables de voler ; mais chez la decticelle cendrée, on n’a jamais observé de tels individus ce qui semble indiquer un mode de vie strictement aptère. 

La decticelle ne dispose donc que de ses pattes pour se déplacer mais, comme la majorité des sauterelles, elle est bien équipée avec une paire de pattes postérieures dédiées au saut particulièrement développées (voir la sauterelle verte) : elles sont 1,5 fois plus longues que la longueur totale du corps (13-18mm) et plus de quatre fois plus longues que les deux autres paires. Des expériences en laboratoire ont montré qu’une femelle pesant 6 grammes peut bondir de 30cm avec un angle de décollage de 34° et une vitesse de 2 m/s ! Quand l’insecte est en l’air, des mouvements de gouvernail des pattes postérieures aident à le maintenir stable. Une telle détente lui permet aussi d’échapper aux nombreux prédateurs qui la menacent, surtout qu’elle est surtout active de nuit et que sa vision nocturne est limitée. Par ailleurs, avec ces mêmes pattes postérieures, elle peut « donner des coups de pied » défensifs lors des rencontres entre mâles notamment. 

Ce handicap relatif de l’absence d’ailes a depuis longtemps attiré l’attention des chercheurs car il pose la question de comment une telle espèce réussit-elle quand même à se disperser dans l’espace et à coloniser de nouveaux habitats ? 

Surprenante voyageuse 

Une lisière forestière : l’habitat typique de la decticelle cendrée

Avant d’aborder la dispersion, voyons les milieux de vie de la decticelle cendrée. Elle se montre clairement généraliste avec une préférence nette pour les milieux associant à la fois grandes herbes, ronciers et buissons : les lisières forestières, les bords des grandes pistes forestières éclairés, les clairières, les haies bordées de prairies, les lieux incultes en cours de colonisation par des buissons, les coteaux avec des pelouses sèches avec des zones buissonnantes, les roselières bordées de buissons.

Si elle a besoin de buissons (notamment des ronciers) où elle peut s’exposer au soleil pour se chauffer, les grandes herbes lui servent d’habitat complémentaire. En général, sur les sites occupés, les densités varient entre 0,08 et 0 , 72 individus par m2 mais le long de lisières forestières jouxtant des prairies extensives, ces densités peuvent atteindre 2 individus au m2

On observe souvent des mouvements des jeunes et des adultes depuis les lisières habitées vers les prairies adjacentes et vice versa, preuve de l’importance des prairies (ou de grandes herbes) pour se nourrir mais aussi de la capacité à se déplacer dans leur environnement. Une équipe de chercheurs a étudié des populations en Bretagne dans un paysage de bocage à haies denses et en Suisse dans un paysage agricole avec des petits bosquets dispersés ; en marquant des individus relâchés en un point donné et en visitant quotidiennement le site élargi jour après jour, on peut ainsi évaluer les mouvements de cette espèce. En Suisse, les résultats montrent une nette propension des decticelles cendrées à effectuer des déplacements : en moyenne, par jour, elles bougent de 4 à 6m avec des extrêmes de 0,2m à … 31m. Ces chiffres peuvent paraitre un peu faibles mais au regard d’une espèce aptère et de taille modeste, ils témoignent au contraire d’une bonne mobilité dans le milieu occupé et malgré la présence de quelques barrières physiques comme des routes gravillonnées. Par comparaison, on connaît une autre espèce, la decticelle bicolore hôte des pelouses sèches, très sédentaire dont les mouvements journaliers restent de l’ordre de 2m ; en fait, les valeurs obtenues se rapprochent de celles connues de la part d’espèces proches volantes comme la decticelle chagrinée. Par contre, les populations françaises en bocage bougent beaucoup moins (de l’ordre de 2m par jour) en dépit de l’absence de barrières physiques à leurs déplacements. Ici, dans un paysage avec un réseau bien connecté de milieux favorables (haies et prairies), l’espèce a tout avantage à rester dans son habitat pour limiter les risques liés aux déplacements ; par contre, en suisse, la fragmentation des milieux favorables impose une circulation qui évite la consanguinité et compense les extinctions locales. 

Paysage de bocage favorable avec son réseau de haies connectées et les nombreuses prairies

Dans une autre étude en Europe du nord, dans un paysage varié, l’espèce occupe 73% des milieux favorables et les petites populations ne différent que très peu génétiquement entre elles, preuve de l’’existence là aussi d’échanges et de circulation ; quand la quantité d’habitats favorables tombe en dessous de 20% dans le paysage, alors seulement on observe une certaine différenciation génétique des populations occupant les ilots favorables, signe que les échanges deviennent alors très limités avec la distance croissante entre les sites favorables. 

Omnivore 

Haie garnie de ronces : promesse d’une riche biodiversité et donc d’une nourriture animale variée

Contrairement aux criquets essentiellement végétariens (voir les essaims dévastateurs de criquets voyageurs), les sauterelles en général ont un régime alimentaire comportant une part animale. La decticelle cendrée n’échappe pas à cette règle et se comporte en généraliste omnivore. Côté plantes, elle consomme des ronces, des orties, des pissenlits, … ; côté animal, sa gamme de proies est assez étendue et concerne aussi bien des proies vivantes que des animaux morts : araignées, mouches, chenilles, pucerons, … Ses capacités locomotrices limitent bien sûr ses possibilités de capture mais dans les massifs d’orties, les ronciers ou les grandes herbes, elle trouve une faune abondante et accessible. 

Des expériences en laboratoire montrent que si on prive des decticelles cendrées de toute nourriture animale pendant neuf jours de suite, dès que l’on rétablit l’apport de proies, elles augmentent alors sensiblement leur rythme de consommation et cherchent à consommer le plus possible de proies. Ce comportement de « rattrapage » montre bien l’importance de la part animale de leur régime pour leur croissance et développement. Dans la nature, ce genre « d’incident alimentaire » doit se produire régulièrement à l’occasion d’épisodes pluvieux prolongés et plus frais au cours desquels l’activité générale des insectes proies diminue fortement.

Stridulation 

Jeunes en mai sur des orties

Le cycle de vie de la decticelle cendrée s’étale sur deux ans. Les œufs sont pondus en été ou en automne à l’aisselle de feuilles, dans des tiges creuses pu dans du bois en décomposition à l’aide de l’organe de ponte en forme de sabre formé de deux valves. Ces œufs n’éclosent qu’au printemps de l’année suivante donnant des jeunes ressemblant aux adultes mais sans aucune trace d’ailes du tout. On les observe facilement, souvent en groupes nombreux, se chauffant au soleil sur les grandes feuilles de plantes en lisière. Sept mues successives sont nécessaires pour atteindre le stade adulte. 

A partir de la mi-juillet, les adultes apparaissent donc et les mâles se mettent à « chanter » avec une stridulation caractéristique où chaque note se compose de trois accents qu’on peut transcrire en tssitssitssi ; audible jusqu’à dix mètres de distance, sa gamme de fréquence se situe entre 10 et 40 kHz si bien que pour des oreilles humaines peu sensibles (ou abimées … comme les miennes), ce chant peut être quasi inaudible sauf de très près … sauf qu’il est très dur de les localiser ! Les mâles stridulent même par temps couvert et assez frais puisqu’on peut les entendre jusqu’aux premières gelées de l’automne qui signent leur disparition. 

Jeune individu

Au début du 20ème siècle, un chercheur (Regen) avait déjà démontré le rôle de cette stridulation dans l’attraction d’une partenaire ; il avait montré que plusieurs mâles proches alternaient entre eux l’émission des notes de manière régulière ; si les organes auditifs tympaniques, situés sur les pattes avant (voir la sauterelle verte) sont obturés, alors ils chantent de manière indépendante et se « gênent mutuellement ». il avait même montré qu’en plaçant des mâles sur un ballon, la transmission du son émis devenait meilleure car se faisant alors dans l’air. 

Quand un mâle chanteur est dérangé par un concurrent, il augmente progressivement l’intensité de son chant. Les mâles disposent de deux types de syllabes : une courte de l’ordre de 100 millisecondes et une longue pouvant se prolonger sur 4 secondes : la première sert lors des chants de proclamation quand le mâle chante seul ou dans le chant de réponse quand il alterne avec un autre mâle. Le rythme des émissions augmente d’autant que les mâles sont plus nombreux. Ce chant est émis surtout en fin de journée et de nuit. 

Chez d’autres sauterelles comme la sauterelle ponctuée qui chante en duo (voir la chronique), les femelles peuvent aussi émettre des stridulations mais chez la decticelle cendrée les femelles n’émettent aucun son du fait de la réduction extrême de leurs ailes, les organes producteurs du sol émis. En tout cas, les stridulations d’appel des mâles attirent bien les femelles qui les écoutent et elles se rapprochent des mâles émetteurs.

Cadeau nuptial 

Ce rapprochement va permettre la rencontre des deux sexes et l’accouplement si le mâle est accepté (voir ci-dessous). Le mâle se place soit sous l’abdomen de celle-ci ou bien c’est la femelle qui grimpe sur son dos. Le mâle agrippe l’ovipositeur de la femelle à l’aide de ses cerques ou de ses pattes et vient placer son orifice génital au contact de celui de la femelle. Il dépose dans le conduit de la femelle un paquet de spermatozoïdes (spermathèque) et accroche au niveau de son orifice génital une masse gélatineuse blanchâtre (spermatophylax) produite par des glandes accessoires de l’appareil génital du mâle. Toute cette manœuvre prend du temps si bien que l’accouplement peut durer jusqu’à 40 minutes. Ensuite, le mâle s’en va et la femelle se replie sur elle-même pour manger le spermatophylax très nutritif déposé par le mâle. Ainsi, la femelle accouplée bénéficie d’un complément alimentaire non négligeable qui va l’aider à compléter sa production d’œufs et assurer leur maturation jusqu’à la ponte. 

Les femelles de decticelle cendrée s’accouplent souvent (jusqu’à quinze fois) avec des mâles différents ou avec un même mâle. Plus le mâle est grand, plus il a de chances d’être conservé comme partenaire car a priori il a plus de chances de produire des spermatophylax volumineux et donc apporter plus de complément alimentaire. A la fin de la période des accouplements, chaque femelle peut ainsi avoir dans ses voies génitales des spermathèques issues de mâles différnets ; ce comportement doit augmenter les chances de rencontre de mâles aux « bons gène » plus susceptibles de donner une descendance de meilleure qualité. Des expériences comparatives entre des populations de plaine et d’altitude montrent que les femelles vivant en altitude ou élevées à des températures plus basses s’accouplent plus souvent ce qui suggère un accroissement de la compétition pour la recherche de « bons » mâles quand les conditions sont plus rudes. Réciproquement, les mâles tendent à rechercher les femelles plus grandes ce qui augmente les chances que leur descendance ait du succès. 

Bibliographie 

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