Sonchus bulbosus subsp. bulbosus

25/10/2022 Le grand public ne retient souvent de la flore des dunes que les espèces dotées de fleurs spectaculaires et très voyantes, sortant de « l’ordinaire » : le lis des sables, le liseron des dunes (voir la chronique), la giroflée des dunes, le chardon bleu des dunes, … celles qui flattent les appareils photo entre autres. Cette approche laisse de côté tout un cortège de plantes soit à fleurs minuscules, dont les graminées, soit à fleurs considérées comme banales et proches d’espèces hyper communes. Dans ce dernier lot figurent les composées ou astéracées à fleurs jaunes toutes en languettes (Liguliflores) qui comptent des dizaines d’espèces effectivement très proches d’aspect et à peine regardées car assimilées aux pissenlits. Et pourtant, dans cette diversité foisonnante, on trouve des espèces aux modes de vie ou adaptations étonnantes et bien différentes en cela de l’archétype pissenlit. Le laiteron tubéreux ou crépis bulbeux en est un superbe exemple : une espèce qui ne paye pas de mine mais recèle de belles surprises quant à appareil souterrain. 

Méditerranéo-atlantique

Arrière-dune à gaillet des sables (Vendée)

Pour découvrir cette curiosité méconnue, voyons d’abord où la chercher. Le laiteron tubéreux ne vit en France qu’à proximité des côtes et ne monte pas au-delà de 400m vers l’intérieur. On le trouve sur toute la façade méditerranéenne, Corse incluse et une partie de la façade atlantique où il atteint sa limite nord aux îles Glénans. Il s’agit d’une répartition typiquement méditerranéo-atlantique, l’espèce étant présente depuis le Portugal au sud. Ceci traduit son besoin de chaleur (espèce thermophile) et de lumière. 

Colonies denses sur le talus d’une dune avec l’armoise de Lloyd

Sur la côte atlantique dont il s’éloigne très peu, il peuple les dunes dites grises-i.e. anciennes et fixées par la végétation et les pelouses littorales parsemées de sable. Il recherche les milieux sableux (espèce psammophile) souvent enrichis en fragments rocheux et très ouverts à végétation clairsemée. On le retrouve un peu à l’intérieur jusque dans les sous-bois sableux des forêts littorales : pinèdes de pins maritimes ou forêts de chênes verts à la faveur de clairières. 

Il affectionne les sites pierreux mélangés avec le sable

Dans le Midi, son habitat s’élargit au-delà des dunes littorales vers les zones d’éboulis et de pelouses pierreuses ou sablonneuses dans les garrigues ouvertes. 

Rosettes 

Sur ce rhizome déchaussé, on voit que les feuilles ont en fait un long pétiole mais caché dans le sable normalement

Passons au portrait et aux critères de reconnaissance. Le laiteron tubéreux n’a pas de tige véritable, seulement une hampe florale unique par pied et qui porte au sommet un capitule. Les feuilles sont toutes regroupées à la base (feuilles radicales) en une rosette basale ; en fait, celle-ci n’est qu’apparente car si on écarte un peu le sable à sa base, on découvre que les différentes feuilles sont insérées à des niveaux différents le long d’une tige souterraine dressée, un rhizome ; chacune d’elle est d’ailleurs portée par un pétiole plus ou moins long qui l’amène en surface mais invisible de l’extérieur. Comme de plus, le laiteron tubéreux forme des colonies (voir ci-dessous) à cause de son appareil souterrain traçant, ces rosettes tendent souvent à s’agréger en tapis serrés.

Ces feuilles ont une forme spatulée avec un contour sinué anguleux et plus moins denticulé ; globalement, elles sont pratiquement entières : donc, rien à voir avec les feuilles très découpées des pissenlits. On notera les fortes nervures bien visibles dessus et la teinte bleutée (glauque en langage botanique). Cette dernière doit correspondre à la présence d’un revêtement cireux imperméable car, après la pluie, on remarque que les gouttes « roulent » à la surface des feuilles comme sur un ciré. Ceci doit être une protection contre le dessèchement compte tenu de son milieu de vie en plein soleil et sous l’impact de vents violents. 

Ces feuilles sont glabres dessus alors que la face inférieure des jeunes feuilles porte des poils gonflés (vésiculeux), sans doute là aussi une forme de protection à moins que ce soit un dispositif anti-sel (voir l’exemple de l’obione) ; même si ce laiteron n’est pas directement exposé à l’eau de mer a priori, il peut recevoir des embruns salés. 

Arme secrète

Sur cette colonie, les feuilles isolées à l’écart au-dessus doivent être reliées au reste par des rhizomes

Avec les rosettes et l’insertion des feuilles, nous pressentons que cette plante possède un appareil souterrain spécial ; effectivement, sous le sable, le laiteron tubéreux déploie un réseau de rhizomes écailleux blancs grêles, traçants à l’horizontale, parfois en surface comme des stolons, ou dressés à la verticale et émettant alors une rosette de feuilles. Certains portent à leur extrémité une « boulette » de la taille d’une petite noisette, blanchâtre à rosé, luisant, gorgée de réserves nutritives. On les trouve à une profondeur allant de 2 à 40cm et en nombre variable selon les plantes.

L’épithète latin du nom d’espèce, bulbosus, bulbeux, convient en fait mal car ces « boulettes » sont en fait des tubercules, i.e. des entre-nœuds de tiges souterraines (rhizomes) remplis de réserves ; il eût mieux valu la qualifier de tuberosus. Ces organes constituent la botte secrète (bien cachée) de cette plante pour sa survie dans ce milieu instable et mouvant : chacun d’eux peut fabriquer une tige verticale à l’origine d’une nouvelle rosette. En cas de perturbation profonde, comme par exemple une tempête qui démolit la dune, l’appareil souterrain est démantelé mais les tubercules pourront repartir rapidement. 

Cordée à l’assaut de la dune … mais en souterrain

Ceci explique le net comportement de pionnier du laiteron tubéreux. L’année qui suivit la sinistre tempête Xynthia, en Vendée où je parcours régulièrement le même secteur, j’ai vu les populations de laiteron tubéreux « exploser » dans les dunes démolies et malmenées par la tempête. Puis, au fil des ans, avec la revégétalisation et la stabilisation des secteurs abimés, l’espèce a régressé. En Espagne, dans la baie de Biscaye, un suivi de la végétation de dunes restaurées après d’importants travaux a montré que le laiteron tubéreux était l’une des premières espèces à apparaître. De même à Port-Cros, sur des sites dénudés afin d’éradiquer les colonies envahissantes de figuier des Hottentots (Carpobrotus edulis), dès l’automne on voit les rosettes du laiteron réapparaître à partir des tubercules restés dans le sol. De même, à l’intérieur des terres dans les garrigues du Midi, ce laiteron fait partie des espèces typiques des débuts de succession après une perturbation majeure (comme un incendie). Ensuite, avec le reboisement ou la fermeture du milieu, il régresse nettement mais persiste longtemps via ses tubercules. 

Capitule 

Noter les bractées externes plus claires et les poils glanduleux noirs

La floraison a lieu au printemps de mars à juin. Seul un petit nombre des nombreuses rosettes fleurit chaque année. Du cœur de la fausse rosette émerge une hampe unique qui peut porter parfois une ou deux petites feuilles dans sa première moitié basale mais pas plus. Haute de 10 à 20cm, exceptionnellement 30cm, chaque hampe porte un seul capitule ; glabre dans son ensemble, elle peut porter des poils glanduleux en se rapprochant du capitule.

La collerette de bractées ou involucre qui sous-tend le capitule se compose de trois rangs de bractées imbriquées, allongées étroites, vertes sauf les externes blanchâtres ; elles portent des poils noirs glanduleux assez nombreux. Chaque capitule de 1,5 à 2cm de diamètre comporte des dizaines de fleurs élémentaires ou fleurons jaunes, tous en forme de languettes (fleurs ligulées) comme chez le pissenlit ou la chicorée ou les épervières. Ainsi, le laiteron tubéreux se classe dans la tribu des cichoriées qui contient des centaines d’autres espèces à capitules jaunes rien que pour notre flore.

Par la blancheur de ses aigrettes, il se rapproche des séneçons

Chaque fleuron fécondé donnera un fruit sec ou akène à une seule graine surmonté d’une aigrette très blanche, formée de plusieurs rangées de soies deux fois plus longues que le fruit lui-même en dessous. Cette aigrette signe une dispersion par le vent, très facile dans ces milieux ouverts battus par les vents. Contrairement aux fruits des « vrais » autres laiterons (voir ci-dessous), ils ne sont pas aplatis mais presque cylindriques, avec quatre côtés à peine marqués ; il n’y a pas de bec portant l’aigrette comme chez nombre d’autres espèces. 

Incertitudes 

Comme il est signalé ci-dessus, le laiteron tubéreux a des capitules jaunes ressemblant fortement à ceux de nombreux autres genres. Néanmoins, les critères déjà mentionnés ci-dessus conduisent assez facilement à discriminer cette espèce. 

Deux autres espèces d’astéracées ligulées jaunes côtoient souvent ce laiteron et peuvent prêter à confusion. Le liondent faux-pissenlit fréquente lui aussi les dunes fixées ou semi-fixées, souvent plus en avant (vers la mer) que le laiteron tubéreux. Lui aussi forme des rosettes plaquées et une hampe florale sans feuilles de même hauteur. Mais, les feuilles de la rosette ont des bords sinués, sont d’un vert foncé très différents et surtout sont hérissées de poils (d’où son autre nom de thrincie hispide) ; de plus, chaque pied porte de nombreux capitules et elle ne trace pas et se présente donc en pieds bien séparés. L’autre espèce parfois abondante est une espèce très commune en dehors des dunes dans les pelouses et prés bas : la porcelle enracinée (voir la chronique sur cette espèce). Bien plus grande et robuste, elle produit de grandes rosettes très vert foncé et rugueuses au toucher (on la surnomme la « bourrue ») et des tiges dressées sans feuilles mais le plus souvent divisées en haut et portant donc chacune au moins deux capitules. 

Colonie de porcelles dans la dune ; noter les hampes nues mais ramifiées

Historiquement, le placement taxonomique du laiteron tubéreux a connu quelques fortes fluctuations. On l’a longtemps placée dans un genre à part où elle était seule : Aetheorhiza qui signifie « racine inhabituelle ». puis, on l’a déplacé vers le genre Crepis qui compte de nombreuses espèces dans notre flore sous le nom de Crepis bulbosa si bien que dans de nombreux ouvrages vous la trouvez sous le nom commun de Crépis ou Crépide bulbeux. Les analyses génétiques ont démontré sa très forte proximité avec les laiterons du genre Sonchus où elle a donc été récemment transférée ; elle diffère des autres membres de ce genre entre autres par ses fruits non aplatis. Ceci confirme une fois de plus que déterminer la parenté entre des espèces ne peut se faire sur le simple critère de ressemblance externe. Le laiteron tubéreux, sans doute du fait de son mode de vie a profondément divergé des autres laiterons dans son apparence mais reste laiteron « intérieurement ; ce genre a connu d’ailleurs d’autres divergences avec notamment les grands laiterons presque ligneux des îles de Macaronésie (Canaries, Azores, Madère). 

Petite patate 

Nous allons terminer cette rencontre avec un retour vers le titre insolite de cette chronique : vous avez compris que ce surnom fait référence aux tubercules. Les espagnols lui ont en effet attribué toute une série de surnoms évocateurs : petite pomme de terre (patatilla), petite châtaigne (castañuela), noisettes de terre (avellanas de terra), scorsonère à noisettes, … ; en catalan, on a un beau surnom calabruix qui signifie … grêlon, allusion à la forme et la couleur de ces tubercules. Ces tubercules semblent bien avoir été consommés par le passé dans les provinces du sud de l’Espagne mais aussi en Italie. J’ai trouvé une publication espagnole très détaillée sur les noms et utilisation de ces tubercules en Espagne et dans les textes des grands auteurs arabes de la période andalouse. Le problème est que ces surnoms sont aussi appliqués à de nombreuses autres espèces dont les souchets aux racines porteuses de nombreux tubercules très recherchés : les textes anciens mélangent souvent ces plantes sous des descriptions très succinctes ou fantaisistes parfois. En plus, la publication mentionnée est parue dans une revue de Médecine, langage et traduction, non botanique ; or, l’auteur a illustré son article avec une photo de plante légendée comme laiteron tubéreux et qui a tout l’air d’être une porcelle ou une autre composée. Il faut donc interpréter ces données avec prudence et penser que ces tubercules ont dû être consommés mais dans quelle mesure ? 

En tout cas, ce n’est pas parce qu’ils sont comestibles qu’il faut se mettre à les récolter : à la rigueur en goûter un une fois, mais, pitié, laissons ces plantes vivre leur vie ; elles ont assez de problèmes comme cela pour ne pas ajouter ces prélèvements qui ne relèvent d’aucune nécessité de survie ; l’invocation du retour à la nature pour justifier de les consommer me semble un argument fallacieux : si on veut vraiment se rapprocher des plantes, respectons les et contentons-nous de celles que nous cultivons. Signalons par ailleurs que cette espèce est protégée en Aquitaine et Bretagne : donc, hors de question de la récolter au moins là. 

Les humains ne sont pas les seuls à avoir repéré ces tubercules. Les sangliers savent très bien les déterrer dans les arrière-dunes. Dans une étude ancienne conduite en Camargue par analyse des contenus stomacaux de sangliers tués par la chasse, on a montré que ces tubercules étaient régulièrement consommés surtout en fin d’automne dans les prés secs sableux dès qu’ils commencent à émettre de nouvelles feuilles. 

On notera que la présence de tubercules chez cette plante n’est qu’à moitié surprenante quand on élargit le champ d’observations à l’ensemble des Astéracées où l’on trouve plusieurs genres dotés de tels organes souterrains : divers Helianthus dont le topinambour (H. tuberosus), les Dahlia ou encore Smallanthus avec le yacon ou poire de terre d’Amérique du sud. 

Au revoir à fleur de sable

Bibliographie

Guide des plantes des bords de mer C. Bock. Ed. Belin 2011 Excellent guide de terrain : le seul qui existe sur la flore du bord de mer ; rédigé par un botaniste expert grande et très pédagogue que j’ai eu la chance d’avoir comme enseignant au cours de mes études

Eradication of invasive Carpobrotus sp.: effects on soil and vegetation. Julie Chenot et al. Restoration Ecology, Wiley, 2018, 26 (1), pp.106-113. 

Una incorporación norteafricana y andalusí a la farmacopea medieval: los tubérculos comestibles de Sonchus bulbosus Joaquín Bustamante Costa Panace@ vol. XX, n.o 50. Segundo semestre, 2019