Lactuca plumieri

15/07/2022 J’ai récemment évoqué une espèce montagnarde assez rare, méconnue en dépit de sa grande taille, le séneçon fausse-cacalie, à cause de sa répartition limitée en France au seul Massif Central. Mais il existe d’autres grandes plantes montagnardes, présentes dans presque tous les massifs du pays, qui restent ignorées ou peu traitées et vulgarisées en dépit de leur abondance comme le prénanthe pourpre, déjà traité dans une chronique ou bien une espèce pourtant très belle et imposante, la laitue de Plumier. Elle est souvent éclipsée par sa cousine, la laitue des Alpes qui a pourtant une répartition plus limitée notamment en gamme d’altitude. Peut-être que son nom évoquant un ancien botaniste n’accroche pas et fait trop académique ? En tout cas, personnellement, j’adore cette grande laitue, très présente en Auvergne où j’habite, à cause du bleu clair de ses fleurs et de sa prestance. 

Belle bleue

Lactucée 

La laitue de Plumier a longtemps été classée dans d’autres genres (voir ci-dessous) avant que l’ADN ne tranche et l’assigne clairement au sein du genre Laitue (Lactuca) ; elle y côtoie notamment la très commune laitue scariole ou laitue boussole (voir la chronique), la laitue à feuilles de chondrille ou la laitue des murailles. Au sein de l’immense famille des Astéracées ou Composées (la plus nombreuse en espèces parmi les plantes à fleurs), les laitues se placent dans un vaste sous-groupe, la tribu des Lactucées ou Cichoriées (de Cichorium, nom latin du genre chicorée) : elle réunit au moins 8600 espèces dans 93 genres qui se distinguent des autres composées par deux caractères clés. 

Elles ont dans leurs racines, tiges et feuilles des canaux remplis de latex bien connu chez la laitue cultivée ; ce « lait » leur vaut le nom de Lactuca dérivé de lacté. Chez la laitue de Plumier, ce latex très abondant sourd à la moindre cassure de feuille sous forme de petites perles blanc jaunâtre : il joue un rôle défensif envers les herbivores via les nombreuses substances répulsives qu’il renferme et répand une forte odeur désagréable ; il tend à poisser les mains quand on y touche si bien qu’une chenille qui mord la feuille se retrouve engluée … sauf quelques espèces adaptées. 

Les têtes florales ou capitules se composent uniquement de fleurs en languettes à cinq dents à leur extrémité (ligulées) : il n’y a pas de fleurs tubulaires comme chez le séneçon fausse-cacalie ou le tussilage. A maturité, du tube basal qui porte la languette, émerge le pistil qui déploie ses stigmates au sommet, encadré par les anthères des étamines formant un étui autour du style. 

Chaque languette dentée au sommet correspond à une fleur qui porte un pistil et des étamines

Dans cette tribu, outre les laitues, on trouve de nombreux autres genres très connus : pissenlits, épervières, piloselles, crépides, picrides, lapsanes, chicorées, prénanthe, porcelles, laiterons, liondents, … La majorité d’entre elles sont des plantes à capitules jaunes sauf quelques genres ou espèces à capitules bleus ou violacés dont la laitue de Plumier (et quelques autres espèces de laitues) : ses capitules bleu clair ressemblent fortement à ceux de la chicorée sauvage, bien différente par ailleurs au niveau du feuillage et du port. 

Elle a tout d’une grande

La laitue de Plumier fait partie des « grandes plantes herbacées » i.e. celles qui dépassent allègrement les 1m pouvant atteindre 2,50m de haut au moment de la floraison : elle ne passe donc pas inaperçue. 

Colonie formée de pieds disjoints issus chacun d’une souche différente

Bien que pouvant former de grandes colonies, cette vivace n’a pas pour autant de souche rampante : ces groupes fournis sont formés de pieds élémentaires indépendants issus chacun d’une souche dense produisant en général une seule tige très robuste ou une touffe. 

Fin septembre en Auvergne : les tiges sont fanées mais les rosettes de l’an prochain sont là

Chaque automne, toutes les parties aériennes sèchent sur pied ; rapidement, la souche souterraine persistante élabore une grosse rosette de feuilles basales amples, étalées, d’un beau vert franc qui tranche souvent au printemps avec la végétation herbacée ; le dessous présente une teinte plus claire, blanchâtre : glauque disent les botanistes. Ces feuilles molles sont découpées en segments triangulaires contigus avec un segment terminal un peu plus grand. A ce stade, cette seule rosette reste suffisamment typique pour identifier l’espèce. 

Puis la rosette élabore une tige dressée, glabre, un peu sillonnée, à surface cireuse ; bien que robuste, elle n’en est pas moins fragile car creuse ; ainsi, le bétail qui pâture tend souvent à casser ces tiges par son simple passage en force. 

Les feuilles moyennes et supérieures alternent au long des tiges ; elles embrassent celle-ci par deux oreillettes arrondies et larges. Plus on va vers le haut, plus les feuilles tendent à être de moins en moins découpées devenant presque entières ou simplement lobées. Les feuilles moyennes sont profondément divisées comme les basales mais avec au moins quatre segments presque égaux. Si on fait abstraction de leur grande taille, ces feuilles ne sont pas sans rappeler celles des laiterons ; d’ailleurs, autrefois, on a classé un temps la laitue de Plumier dans ce genre (Sonchus) ce qui explique son ancien nom de laiteron de Plumier, désormais obsolète. Les anglo-saxons maintiennent cet ancien usage avec le nom commun de hairless bleu sow-thistle, soit laiteron bleu glabre. 

En début d’été, la tige commence à se ramifier au sommet et annonce l’inflorescence. Des petites feuilles accompagnent chaque nouvel axe latéral et prennent le statut de bractées (voir la chronique sur ces organes). 

Feu d’artifice bleu ciel 

L’inflorescence opulente et très ramifiée se compose d’une multitude de pédoncules eux-mêmes divisés et qui se terminent chacun par un capitule, i.e. un groupe de fleurs élémentaires ligulées très serrées. Chaque pédoncule est sous-tendu par une bractée à sa base. Comme les pédoncules tendent à s’écarter les uns des autres, l’ensemble donne une inflorescence lâche très volumineuse mais avec des capitules qui, plus ou moins, se retrouvent malgré tout à peu près au même niveau : on parle donc d’inflorescence corymbiforme. 

Les fleurs élémentaires de chaque capitule sont enchâssées dans une coupe ou involucre, faite de petites feuilles triangulaires (bractées) de longueur inégale, glauques et teintées de violacé pâle aux extrémités. De juillet à août (selon l’altitude), les capitules se déploient et révèlent ainsi leurs fleurs élémentaires qui les composent : chaque languette ou ligule correspond à une fleur et donc, potentiellement, à un futur fruit. On a alors droit à un superbe festival de bleu ciel du plus bel effet, très doux mais néanmoins lumineux. L’émergence des pistils et étamines, bleus eux aussi mais avec des nuances foncées et claires, apporte une ultime touche seyante. Le pollen, « ramoné » par le style qui passe au milieu du cercle des anthères, forme des efflorescences blanchâtres : il se trouve ainsi présenté et facilement accessible aux pollinisateurs.

Mouche en train de butiner les fleurs d’un capitule

Les massifs de laitues de Plumier attirent effectivement des foules de butineurs qui y trouvent, outre ce pollen, du nectar au fond des tubes. On y observe surtout des mouches de toutes sortes dont des espèces à trompe allongé, des petits bourdons et des abeilles solitaires ainsi que des papillons de jour. Comme les capitules s’ouvrent progressivement, les uns après les autres, une plante donnée reste longtemps fleurie ce qui prolonge l’attractivité sur une longue période à l’échelle d’une colonie.

Une profusion de fleurs sur une longue période

Les fleurons élémentaires des capitules qui ont été fécondés se transforment en fruits secs ou akènes : la graine grisâtre de forme ovale aplati, unique, est surmontée d’une aigrette de soies blanches rayonnantes. Très légers, ces akènes, une fois mûrs, vont se détacher sous l’effet du vent et être emportés plus ou moins loin : l’aigrette sert alors de parachute qui ralentit la chute et augmente la probabilité d’être déporté au loin (voir la chronique sur les salsifis). 

Les abondantes floraison et fructification, plus la dispersion par le vent (anémochorie) dans des milieux le plus souvent ouverts procurent à la laitue de Plumier un fort potentiel de colonisation de nouveaux sites (notamment des coupes ou des clairières). 

Parentés 

Longtemps, on a classé cette laitue dans un genre à part Cicerbita, du nom latin qui désignait dans l’Antiquité une chicorée ou un laiteron : on les séparait des laitues à cause de leurs fruits presque sans bec porteur d’aigrette versus le long bec des laitues. Dans ce genre francisé en cicerbite, outre la laitue de Plumier (qu’on appelait donc alors cicerbite de Plumier), on plaçait une autre espèce montagnarde assez commune : la laitue des Alpes (alors cicerbite des Alpes). Les deux espèces se côtoient souvent et fréquentent les mêmes milieux (voir ci-dessous). 

Jeune colonie de laitue des Alpes

La laitue des Alpes se distingue aisément de la laitue de Plumier par un ensemble de critères : la tige supérieure, les rameaux de l’inflorescence et les involucres des capitules sont nettement poilus glanduleux (poils bruns) versus glabres et lisse ; les feuilles moyennes sont découpées sur le même mode mais en 2 à 3 paires de segments latéraux (versus plus de 4) avec un segment terminal très développé ; l’inflorescence n’est pas étalée mais resserrée et dense ; les capitules sont d’un bleu nettement violacé qui n’a rien à voir avec le bleu clair ; enfin, la souche est rampante si bien que la laitue des Alpes forme des colonies clonales très serrées. Elle est présente dans les mêmes massifs montagneux que la laitue de Plumier mais occupe une tranche d’altitude plus « resserrée vers le haut » : de 1400 à 2400m versus 600-2000 pour la laitue de Plumier. 

Colonie fleurie de laitue des Alpes

On a aussi classée un temps ces deux laitues dans un autre genre Mulgedium, francisé en mulgédie ; ce nom est dérivé d’un verbe latin qui signifie traire, une belle allusion au latex abondant. 

Finalement donc, notre laitue de Plumier, comme la laitue des Alpes, a fini par trouver sa place au sein des laitues ce qui leur donne un nom quand même moins abscons. Les analyses génétiques récentes ont démontré que la laitue des Alpes n’était pas étroitement apparentée à la laitue de Plumier alors que cette dernière a pour parent le plus proche la laitue du Canada nord-américaine ce qui soulève des questions quant à son origine géographique. Elle a aussi parmi ses proches parentes au sein des laitues une espèce bien plus basse qui vit dans les zones rocheuses et les pelouses de plaine et de montagne : la laitue vivace (L. perennis) aux belles fleurs d’un bleu un peu plus foncé que celui de la laitue de Plumier. 

Montagnarde de l’ouest 

En France, la laitue de Plumier occupe les grands massifs montagneux : Vosges, Alpes du nord, Massif Central jusqu’au Morvan et au Beaujolais, Cévennes et Pyrénées aux étages montagnard et subalpin. Elle peut descendre bien plus bas que la laitue des Alpes : au moins jusqu’à 600m notamment en descendant ponctuellement long de vallées encaissées. En Auvergne où elle est localement assez commune, elle est régulière sur les zones volcaniques autant que granitiques. 

En Auvergne, elle peut être localement abondante comme ici dans le massif du Sancy

Si on élargit le champ, on découvre que son aire se limite aux chaînes de l’ouest de l’Europe en Espagne, dans l’extrême ouest de la Suisse et en Forêt Noire ; on la qualifie donc d’orophyte (oro, montagne et phyto, plante) occidentale. 

Colonie installée dans une vielle plantation d’épicéas à la faveur d’une trouée engendrée par des chablis

Elle habite des sites relativement ouverts ensoleillés à mi-ombragés sur des sols riches, plus ou moins caillouteux avec une bonne réserve en eau. Son habitat principal, comme la laitue des Alpes, se trouve dans les formations humides de très hautes herbes ou mégaphorbiaies dans les hêtraies et forêts résineuses d’altitude. Là, elle côtoie d’autres grandes herbes comme les adénostyles à feuille d’alliaire, les pétasites blancs, les épilobes en épi, les séneçons de Fuchs et fausse-cacalie (voir la chronique), …Dans l’étage subalpin, elle s’aventure dans les landes à genêts ou les zones de gros éboulis humides. A plus basse altitude, elle se retrouve en colonies dispersées le long des allées sur les talus humides dans des hêtraies sur versant nord. 

Avec les adénostyles (grosses feuilles arrondies), les framboisiers, les fougères dans une mégaphorbiaie à 1300m d’altitude en Auvergne

Plumier 

Avant de quitter cette belle aux grands yeux bleus, il nous reste à expliquer l’origine de son épithète latin plumieri. Il lui a été attribué en l’honneur du père Charles Plumier (1646-1704) : ce religieux, excellent peintre et dessinateur, s’est spécialisé en botanique à l’occasion d’un séjour dans un monastère en Italie. De retour en France, il va herboriser dans le Midi aux côtés de grands noms de la botanique française comme P.J. Garidel. Il se spécialise dans l’étude de la flore des Antilles ainsi qu’à la faune (dont les poissons) ; il effectue plusieurs voyages et explorations aux Caraïbes dont à St Domingue. Puis vers la fin de sa vie, il va devenir la référence sur la flore d’Amérique avec notamment un ouvrage paru en 1693 Description des plantes de l’Amérique. Comme il est amené à établir de nouveaux genres, il généralise l’usage consistant à bâtir ces nouveaux noms à partir de noms de botanistes ; ainsi, on lui doit les genres Begonia (de M. Bégon), Fuchsia (L. Fuchs), Lobelia (M. de l’Obel), Magnolia (P. Magnol) ou Dioscorea (Dioscoride). 

Passiflore exotique : illustration de C. Plumier

Réciproquement, plusieurs botanistes vont ensuite honorer sa mémoire en utilisant son nom pour bâtir soit un nom de genre, Plumiera (les frangipaniers tropicaux), soit des épithètes d’espèce comme pour la laitue de Plumier mais aussi la cardamine de Plumier (Corse et Alpes) ou la durante de Plumier, une verbénacée tropicale surnommée vanillier de Cayenne.

Frangipanier : Plumeria en l’honneur du botaniste

Bibliographie 

Plantes des montagnes F. Le Driant et al. 2022 Ed. Biotope p 879. Voir la présentation de cet excellent ouvrage expert dans la chronique sur le séneçon fausse-cacalie.

Flora Gallica. JM Tison et B. De Foucault. 2014 Ed. Biotope.