Bombus

Nous avons présenté qui étaient les bourdons et maintenant nous allons explorer leur cycle de vie riche en originalités qui n’ont rien à envier à leurs proches cousines très médiatisées, les abeilles domestiques. Le cycle de vie des bourdons peut se résumer ainsi : 1) la reine dominante qui émerge en début de saison établit d’abord un nid avant de pondre des œufs ; 2) les larves qui éclosent sont nourries par la reine fondatrice jusqu’à la nymphose ; 3) ces larves donnent la première génération, toutes des femelles stériles formant la caste des ouvrières ; 4) finalement, si la colonie prospère et s’agrandit, des mâles et des femelles fertiles (reines filles) sont élevées ; 5) Ils-elles émergent du nid, cherchent un(e) partenaire et les jeunes reines sont fécondées ; 6) s’ouvre alors une période de conflit ouvert entre ouvrières et avec la reine fondatrice, avec des tentatives de ponte de la part des ouvrières : cette compétition conduit finalement au déclin et à l’extinction de la colonie ; 7) seules survivent les reines fécondées qui entrent en hibernation et vont émerger au printemps de l’année suivante, assurant la pérennité du cycle.

Reine de bourdon terrestre butinant des fleurs de tilleul (Cliché Ivar Leidus ; C.C. 4.0.)

Devant le foisonnement de détails surprenants à propos de ce cycle plein de surprises méconnues, nous allons lui consacrer deux chroniques successives. Dans cette première chronique, nous allons parcourir les trois premières étapes jusqu’à l’émergence des premières ouvrières.

Annuel

Les bourdons, en excluant les espèces cleptoparasites, dites « bourdons-coucous, sont des insectes sociaux vivant en colonies tout comme leurs parents, abeilles et guêpes. Ils sont caractérisés par un cycle strictement annuel : tous les individus (sauf les reines) meurent en fin de saison : chaque colonie ne vit individuellement qu’une saison.

La majorité des bourdons vivant dans des régions tempérées à froides, leur vie sociale est claquée sur le rythme des saisons avec, surtout, l’épreuve de survivre à l’hiver. En général, ce sont les reines filles qui assurent la relève si bien que le cycle de vie commence au printemps et doit être bouclé avant l’installation de l’hiver suivant.

Récemment, sans doute à cause du changement climatique en cours, on a commencé à observer dans des régions tempérées des colonies de bourdons restant actives même en hiver. On sait aussi que certaines espèces peuvent réaliser deux cycles consécutifs au cours d’une saison favorable.

Compte tenu de la grande diversité des bourdons et de l’étendue de leur aire de répartition globale, leurs cycles de vie et mœurs sociales associées varient considérablement selon les espèces et les habitats.

Une des difficultés majeures avec les bourdons, concernant leur vie sociale, vient de la quasi-impossibilité à observer directement une bonne partie du cycle vu que la plupart des nids sont souterrains. Une des seules manières de contourner cet écueil consiste à leur faire adopter des nichoirs conçus pour permettre l’observation sans les perturber.

Émergence

La période d’émergence des reines, seules survivantes de la génération précédente, de leur longue hibernation varie fortement selon les espèces. On peut voir des reines de B. terrestre visiter des chatons de saules ou des fleurs précoces des jardins dès février alors que celles du B. grisé émergent seulement en mai voire en juin. La majorité des espèces des régions tempérées émergent ainsi graduellement au cours de la fin de l’hiver et du printemps. Dans les régions froides arctiques ou subarctiques, compte tenu de la brièveté de la « belle saison », les espèces présentes émergent de manière synchrone dans les 24 heures qui suivent la floraison des premiers chatons de saules !

La priorité vitale pour ces reines émergentes est de reconstituer leurs réserves de graisse fortement entamées par la longue période d’hibernation. Dès que la météo le permet, elles se nourrissent de manière opportuniste sur les premières floraisons. Leur préférence va aux chatons de saules ; puis, au fur et à mesure des vagues de floraisons, ce sont les lamiers blancs et pourpres ou bien les pissenlits, l’épine noire ou prunellier, les ficaires et de nombreuses fleurs de jardins (herbacées et arbustes comme les crocus, les bruyères ou les céanothes, les arbres et arbustes fruitiers, …). Les reines alternent des épisodes de recherche active de nourriture avec des bains de soleil sur des feuilles bien exposées ou des surfaces nues réfléchissant la lumière comme des pierres de murs ou des pavés.

La nuit et quand la météo devient défavorable (pluie, vent, froid), les reines se cachent soit dans des tas de de feuilles mortes ou des mousses dans des prairies ou des pelouses à grandes herbes. Il se pourrait que certaines rejoignent leur ancien site d’hibernation ; parfois, plusieurs d’entre elles se regroupent en des sites ponctuels favorables comme un talus bien abrité, voire dans des fleurs qui se ferment la nuit !

Les émergences s’échelonnent au cours du printemps selon les espèces et toutes ne sont pas précoces. Ainsi, les reines du B des pierres sortent début avril et celles du groupe du bourdon des champs en le font qu’en mai-juin. Dans le cas du B. des mousses, habitant de zones humides marécageuses, les floraisons naturellement tardives des fleurs de ces milieux imposent un calendrier centré sur la fin du printemps. D’autres comme le B. variable ou le B. grisé semblent avoir une physiologie qui ne les rend opérationnels qu’avec des températures assez élevées.

Prospection

Une fois les réserves reconstituées, les reines adoptent un nouveau comportement en alternance avec les phases de nourrissage et de bains de soleil. Elles effectuent des vols exploratoires très près du sol au-dessus de prairies négligées, le long des haies ou des talus bien végétalisés ; elles font le tour de toutes les irrégularités du terrain et se posent pour entrer dans des cavités, des trous au pied de grosses touffes d’herbe drue ou sous des buissons. Le plus souvent, elles en ressortent rapidement et reprennent leur exploration méthodique avant de s’élever et disparaître au loin. Elles prospectent ainsi des sites favorables à l’installation de leur futur nid.

Là aussi, le choix des sites de nid au niveau des habitats retenus varie considérablement entre espèces. Ainsi, en Grande-Bretagne, les jardins (entretenus à l’anglaise et pas à la française !) hébergent des densités très fortes de nids de bourdons avec une moyenne de 36 nids/ha. Dans les paysages ruraux, les infrastructures linéaires telles que haies, clôtures, lisières, bandes en friche, … accueillent bien plus de nids de bourdons (20 à 37 nids/ha) que les éléments non linéaires comme les bosquets ou les prairies semi-naturelles (11 à 15 nids/ha).

L’emplacement et le type de microhabitat sélectionné pour installer le nid varie beaucoup entre espèces mais aussi au sein d’une espèce donnée car les espèces communes se montrent très adaptables dans le choix du site de nid.

Les reines des B. des forêts, terrestre et des pierres nichent presque systématiquement en souterrain en utilisant des cavités existantes dans le sol, le plus souvent d’anciens terriers occupés auparavant par des petits mammifères (rongeurs).

Nid découvert (par un animal : blaireau ?) de bourdons (groupe B. des champs)

Les bourdons du groupe du B. des champs s’installent au niveau du sol ou juste en dessus, dans de grosses touffes d’herbes ou de végétation dense et tendent à utiliser d’anciens nids abandonnés en surface. Ainsi, le B. des champs, l’espèce la plus adaptable de ce groupe niche volontiers dans les jardins dans les tas de compost ou sous un tas de branches.

Colonie de B. des mousses à l’entrée de son nid dans une cavité d’arbre (Cliché Orangeaurochs ; C.C. 2.0.)

Quelques espèces comme le B. des prés se montrent très opportunistes dans leur choix exploitant une grande diversité de sites de nid aussi bien sous qu’au-dessus du sol dont des nids d’oiseaux ou d’écureuils abandonnés. Le B. des mousses préfère quant à lui les trous dans les arbres, utilisant notamment les nichoirs à oiseaux. Son expansion géographique récente et son installation en Grande-Bretagne doivent sans doute beaucoup à la disponibilité croissante de nichoirs dans les jardins urbains.

Construction

La reine relie la chambre d’installation du nid à la surface du sol en creusant un tunnel d’accès étroit à sa taille ce qui limite l’accès d’éventuels prédateurs. La reine peut aussi rétrécir l’entrée à l’aide de terre ou de sable.

La propension des bourdons à occuper d’anciens nids de vertébrés tient justement au fait que ceux-ci offrent, sur place, des matériaux permettant de construire un nid en boule, aux propriétés isolantes. : plumes, crins et poils, herbes sèches, radicelles, mousses, feuilles, … La reine arrange ces matériaux variés en une boule cohérente au centre de laquelle elle ménage une chambre centrale avec une seule entrée. Or, les bourdons ne vont pas récolter ces matériaux ailleurs, ni les transporter en vol. Ils doivent donc les trouver dans l’environnement immédiat et la reine les traîne au sol : d’où l’avantage certain d’occuper un ancien nid ! Plus tard en saison, les ouvrières l’agrandiront ou le répareront en cas de dommages.

Le B. variable et le B. grisé qui font leurs nids au sol dans des herbes hautes en touffes dispersées ont besoin d’une bonne quantité de litière de feuilles mortes et de mousses disponibles au sol.

La disponibilité en sites de nids adéquats s’avère cruciale : elle semble dépendre entre autres des populations de petits mammifères créatrices de cavités souterraines.

L’importance des sites de nid se mesure à l’aune du temps passé par les reines au printemps à les chercher et à en choisir un : cela peut leur prendre plus d’un mois ! La météo printanière influe aussi : des épisodes pluvieux peuvent rendre impropres (ennoiement) temporairement des sites favorables.

L’impossibilité de trouver un site favorable, ou la compétition et les conflits avec les autres reines, peut conduire à l’épuisement et la mort des reines. Ce facteur de mortalité s’ajoute à d’autres : l’absence ou l’insuffisance de floraisons nutritives adaptées aux besoins des reines ; une météo froide et pluvieuse qui bloque les déplacements ; la prédation directe des oiseaux (dont les mésanges) ; … Beaucoup de reines (jusqu’à 70%) sont par ailleurs victimes des infestations par des parasites dont un nématode spécifique qui modifie leur comportement et inhibe leur comportement nidificateur. Ainsi, au total, on estime que plus de 80% des reines émergentes au printemps mourront sans avoir pu installer leur nid.

Fondation

Depuis le stade de construction du nid, nous sommes entrés dans la « boîte noire » de la vie des bourdons, hors de vue de l’observateur lambda. Une fois le nid élaboré dans sa cachette, la reine tapisse l’intérieur de matériaux très fins et construit la première cellule de ponte en forme de coupe avec la cire excrétée entre les plaques des segments abdominaux (chronique)

Observer des reines portant des boulettes de pollen sur leurs pattes arrière indique qu’elles ont entamé ce processus de fondation d’une nouvelle colonie. Auparavant, le pollen récolté était directement consommé comme ressource énergétique. Désormais, la plus grande part du pollen collecté est mélangé avec le nectar régurgité avant d’être regroupé sur les corbicules des pattes arrière et va être rapporté au nid.

Au début, arrivée au nid, soit (selon les espèces) la reine moule la boulette de pollen en un paquet autour duquel elle construira ensuite la cellule ; soit, elle bâtit d’abord la cellule et la comble de pollen ensuite.

Sur ce pollen accumulé, elle va pondre sa première série d’œufs : généralement entre 8 et 16. Blancs, en forme de saucisse, ils mesurent de 3 à 4 mm de long. La reine recouvre le tout d’une couche de cire mêlée à du pollen.

Elle va ensuite entamer l’incubation de sa ponte en se mettant à cheval sur sa cellule remplie, la face ventrale contre la ponte. Nous verrons dans une autre chronique à venir que les bourdons ont la capacité de thermoréguler : ils peuvent produire de la chaleur et maintenir leur corps à une température constante supérieure à celle du milieu ambiant. Dans le nid, le corps de la reine se maintient à 37-39°C si bien que la ponte se trouve à une température confortable de 30-32°C alors que la température externe n’est souvent encore que d’une à deux dizaines de degrés. Le transfert de chaleur se fait via l’abdomen, étiré et aplati contre la ponte. En cela, les bourdons font presque jeu égal avec les oiseaux lors de l’incubation des œufs sauf qu’ils ne sont pas des vertébrés à « sang chaud » !

Juste à côté de la cellule de ponte initiale, la reine a aussi construit un « pot à miel » en cire dans lequel elle régurgite du nectar récolté au cours de ses sorties ultérieures. Placé juste devant elle, ce pot lui permet de se ravitailler en énergie pour produire la chaleurincubatrice, sans perdre le moindre contact physique avec sa couvée. Néanmoins, elle doit sortir régulièrement pour regarnir cette réserve, laissant temporairement la ponte sans « chauffage ». Pour les espèces précoces (voir ci-dessus), cette période est critique : tôt au printemps, la météo capricieuse et parfois défavorable ainsi que la rareté des floraisons disponibles, souvent dispersées dans l’espace, rendent la survie de la reine très précaire.

Premier couvain

Les œufs éclosent en 4 à 6 jours et les jeunes larves en forme d’asticots consomment la masse de pollen qui a servi de couveuse. Désormais, la reine, toujours seule en scène, va devoir les ravitailler en pollen en augmentant ses sorties butinage.  Cette période semble être de loin la plus critique dans le cycle de vie, tant pour la reine elle-même qui doit assurer seule l’élevage des larves que pour celles-ci, très voraces compte tenu de leur croissance rapide.

On distingue deux groupes de bourdons selon la manière dont les larves sont nourries ; on les qualifie chacun avec un nom anglais même dans la littérature française : les « pocket-makers » et les « pollen-storers ».

Chez les premiers, les larves ne sont pas nourries une à une : un sac (pocket) de stockage de pollen est déposé près d’elles pour les ravitailler collectivement. Ce sac cireux rempli de pollen frais est poussé sous la masse de pollen de la couvée ; quand les larves ont progressé dans leur développement et épuisé la masse initiale, la reine perce des trous dans l’enveloppe du sac et régurgite un mélange de pollen et de nectar sur les larves.

Chez les seconds, les pollen-storers, la masse initiale se déchire et les larves s’y creusent individuellement une cellule avec de la cire et de la soie : elles y vivent et vont s’y nymphoser, une fois arrivées au bout de leur développement. Elles sont nourries individuellement avec un mélange de pollen/nectar régurgité.

Curieusement, on constate que toutes les espèces élevées commercialement comme auxiliaires agricoles en pollinisation sont des pollen-storers ; les autres sont réputées être quasi impossibles à élever ! Ceci peut s’expliquer par la compétition entre larves engendrée par ce mode de ravitaillement selon leur position par rapport à cette poche ajoutée ; ainsi, les ouvrières issues de ces larves vont varier considérablement en taille selon qu’au stade larve elles ont eu un accès facile ou pas à la poche. Il se pourrait que cette stratégie un peu surprenante (mise en compétition à l’intérieur de la descendance) soit en fait une manière de produire des ouvrières différentes pour assurer différentiellement les tâches de la colonie !

Premières ouvrières

Durant tout le développement de cette première génération, la reine ne cesse de « couver » la cellule initiale et l’agrandit au fur et à mesure que les larves grandissent. Elle incube donc aussi les larves et ensuite les nymphes. Cependant, comme l’ensemble devient de plus en plus grand, son corps ne réussit pas à tout couvrir ; ainsi, les larves au centre vont devenir plus grandes, grandir plus vite et émerger un peu plus tôt que celles de la périphérie. Encore une forme de différenciation morphologique de la descendance.

Les larves passent par quatre stades successifs avec à chaque fois une mue de croissance. Au bout de 10 à 14 jours, après la 4ème mue, elles se tissent un cocon de soie dans lequel elles se métamorphosent en nymphe immobile. Au moment de cette transformation, elle rejette les déchets accumulés avec la peau du dernier stade ; dans ceux-ci, on trouve du pollen qui a servi à la nourrir : les scientifiques arrivent ainsi à savoir au moins en partie le pollen de quelles fleurs a servi à les nourrir !

Deux semaines plus tard, les nymphes éclosent à leur tour et donne la première génération engendrée par la reine : que des femelles stériles, des ouvrières, nettement plus petites que la reine. Cette première vague va aussitôt s’attabler à sa tâche …

La suite de l’histoire dans la seconde chronique : acte 2.

Bibliographie

Deux excellents livres (en anglais) très didactiques que nous conseillons vivement et que nous avons consciencieusement « pillés » !

Bumblebees. T. Benton. The New Naturalist Library. Ed. Collins 2006

Bumblebees. Behaviour, ecology and conservation. D. Goulson. Ed. Oxford U. P. 2010