Dans une première chronique (acte 1 !), nous avons évoqué le début du cycle annuel des bourdons : l’émergence des reines qui ont hiberné, les seules survivantes des colonies de l’an passé ; leur remise en état en butinant les premières fleurs du printemps avant d’entreprendre une longue prospection méthodique à la recherche de sites de nid favorables ; la construction du nid à l’intérieur d’une cavité ou dans l’herbe ; la première ponte de la reine qui « couve » ses œufs puis ses larves ; l’émergence de la première génération d’ouvrières, des femelles stériles.

Ces premières étapes nous ont déjà permis d’appréhender la grande originalité du cycle de vie des bourdons par rapport à celui des abeilles ultra-connu et top souvent considéré comme seul modèle unique et parfait de colonie d’insectes sociaux.

Dans cette chronique où nous allons parcourir les étapes suivantes jusqu’à l’entrée de l’hiver, nous allons découvrir d’autres singularités surprenantes propres aux bourdons qui, décidément, cachent bien leur jeu.

L’armée des ouvrières

Nous avons quitté la première chronique au moment où les ouvrières allaient émerger de leurs cocons. Elles déchirent le cocon de l’intérieur pour s’en extraire : à leur sortie, elles sont entièrement blanches et leur coloration définitive n’’apparaît progressivement qu’au bout de 24 heures.

Nid de bourdon (Cliché TimmusLev ; C.C. 4.0.) ; une reine en haut à gauche et des ouvrières

Pendant les quelques jours qui suivent l’émergence de ces premières ouvrières, la reine fondatrice poursuit ses sorties de collecte de nectar avant de cesser complètement cette activité et de se cantonner strictement dans son nid-colonie. Comme elle seule peut pondre, sa survie est cruciale pour l’avenir de la colonie.

Désormais, elle se concentre sur une seule activité : pondre de nouveaux œufs pour permettre le développement de la colonie. Les ouvrières fraîchement écloses ont pour charge de récolter la nourriture pour les nouvelles générations de larves à venir, les nourrir, en prendre soin et entretenir le nid et la colonie.

Nid de B. des champs installé dans une pelouse : ouvrières (Cliché Panoramedia ; C.C. 3.0.)

A partir de ce stade, la croissance de la colonie s’accélère : le poids du nid peut être multiplié par dix en trois ou quatre semaines. Ceci est permis par les vagues de pontes successives de la reine qui engendrent autant de nouveaux bataillons d’ouvrières. La durée de vie de ces ouvrières varie d’une dizaine de jours à un mois et demi selon les espèces et aussi selon le type d’activité des ouvrières : celles qui sortent pour butiner ont une durée de vie plus courte que celles qui restent à l’intérieur.

Ravitaillement

Les larves sont nourries avec un mélange de nectar et de pollen. Ce dernier représente la base essentielle du régime des larves car il apporte les protéines indispensables au développement. Le nectar fournit les sucres, sources d’énergie, et l’eau indispensable, surtout dans l’atmosphère chaude du nid souvent proche des 30°C (voir la chronique à venir sur la thermorégulation).

Sur la lavande, les bourdons recueillent essentiellement le nectar

Les adultes (ouvrières et reine pour l’instant), de leur côté, se nourrissent presque exclusivement de nectar. Et les ouvrières ont de gros besoins énergétiques puisque désormais elles assurent la récolte du nectar et du pollen en allant butiner les fleurs. Une partie du nectar collecté sert donc à les nourrir. Elles dépensent aussi de l’énergie pour maintenir la température du nid à un niveau constant élevé.

Les ouvrières sont des butineuses très efficaces, plus que les abeilles domestiques à bien des égards. Ainsi, elles peuvent voler et butiner même par temps assez froid, sous une pluie faible et tard le soir via leur extraordinaire capacité de thermorégulation (voir la chronique à venir). Leur estomac peut contenir jusqu’à 90% du poids de leur corps en nectar. Elles ont développé des capacités cognitives très élaborées pour identifier les espèces florales intéressantes, les sites favorables et des capacités sensorielles leur permettant de « lire » les traces laissées par d’autres butineurs.

Sur le tournesol, les bourdons récoltent le nectar (langue) et le pollen (grains qui s’accrochent dans la « fourrure »)

Pour le pollen, les ouvrières se montrent très sélectives dans leur choix de fleurs à visiter et savent détecter les sites où se concentrent certaines plantes riches en cette ressource ; parmi leurs plantes préférées figurent : les trèfles (dont le trèfle des prés) et d’autres légumineuses comme les vesces ou sainfoins, les lamiers blancs et pourpres (au printemps), les framboisiers, les ronces, … Les ouvrières s’adaptent aux successions de floraisons qui accompagnent le printemps et le début de l’été de manière à apporter la bonne nourriture au bon moment dans la colonie selon son évolution et sa composition.

Pelote de pollen en cours de formation sur les pattes arrière : dans mon jardin sur un Phlomis de Russell, excellente plante à bourdons !

Évidemment, tout ceci ne vaut que si les bourdons trouvent dans leur environnement local (ils ne circulent pas à une très grande échelle spatiale) une succession continue de floraisons abondantes et si les conditions météo permettent leur activité de butinage. Ce point trivial en soi renvoie néanmoins à l’un des graves problèmes auquel sont confrontés les bourdons : la raréfaction des ressources florales dans les paysages ruraux notamment.

Partage des tâches

Dans la société des bourdons, comme dans celle bien connue des abeilles domestiques, on observe un partage des tâches entre ouvrières au sein de la colonie.

Ainsi, outre les butineuses, une autre partie des ouvrières reste à l’intérieur du nid et y assure des tâches « ménagères » : nourrir le couvain (les larves) en croissance ; réchauffer les œufs et larves (incubation) ; prendre soin des larves ; nettoyer les cocons vides pour les recycler en poches de stockage de nourriture ; bâtir une couverture de cire qui englobe les nouvelles larves ; réparer le nid et l’agrandir avec des matériaux collectés autour (voir acte 1) ; maintenir la température globale du nid à un niveau constant et élevé ; défendre la colonie contre des intrus ou des prédateurs ; …

Nid de bourdon terrestre (W. Jardine ; D. P.)

Il semble bien que les ouvrières changent souvent de tâche et passent de l’une à l’autre au cours de leur vie, même si elles tiennent un rôle donné pendant plusieurs jours d’affilée.

Dans une étude sur le B. des champs, on a montré que la plupart des ouvrières émergentes commençaient d’abord par des tâches ménagères, restant donc dans la colonie. Certaines y resteront toute leur vie (brève !) tandis que d’autres se mettent par intermittences à sortir pour récolter nectar et pollen. 30% des ouvrières ne montrent aucune spécialisation claire ! Plus elles sont grandes (voir dans acte 1 les variations de taille), plus elles ont tendance à commencer le butinage précocement.

Cette relative souplesse dans la répartition des tâches renforce l’efficacité de la colonie car elle permet des réactions adaptatives très rapides en cas de variations brusques des conditions de vie (ressources florales, météo, …) ; ceci est à mettre en perspective avec le fait que les bourdons colonisent surtout des régions tempérées à froides, au climat saisonnier marqué. 

Ainsi, dans le cas des B. des champs ci-dessus, la souplesse s’exprime quant aux moments où un individu passe d’une tâche à une autre. Expérimentalement, sur des nids en élevage, si on enlève des butineuses, nombre de ménagères qui n’étaient jamais encore sorties le font. De même au sein des butineuses, il y a des basculements entre récolter du nectar ou récolter du pollen, deux tâches qui requièrent des compétences bien différentes : ainsi, la colonie s’adapte aux besoins des larves selon leur stade de développement.

Voilà les mâles !

Quand la colonie atteint une taille suffisante, dans le printemps ou en été, selon les espèces, la colonie va entrer dans sa phase « sexuée » : désormais, la reine va pondre des œufs différents qui donneront soit des mâles, soit de nouvelles reines qu’on nomme reines-filles. Pour le B. terrestre, le seuil de basculement se situe quand la colonie compte autour de 350 ouvrières. L’apparition de ces individus sexués fertiles est cruciale pour l’avenir de la colonie car seules les jeunes reines fécondées survivront à l’hiver et assureront donc la pérennité de l’espèce. En général, dès que des sexués commencent à apparaître, la production de nouvelles ouvrières cesse.

Schéma des cellules dans la colonie avec les nymphes (Pu), les larves (La), les « pots de miel » (Ho) … (Humler ; C.C. 3.0.)

Le déterminisme de ce basculement vers la phase sexuée dépend de multiples facteurs dont le climat local mais aussi selon les espèces et notamment la longévité moyenne des nids : en Europe, les colonies de B. des prés et des jardins durent en moyenne 14 semaines versus 25 pour le B. des champs, dans les mêmes régions. Le facteur clé semble être avant tout la densité d’ouvrières dans le nid ou le ratio ouvrières/larves, sous le contrôle de la reine.

Les larves des futures reines réclament plus de nourriture sur une plus longue période que celles des ouvrières : leur élevage suppose donc que la colonie dispose d’assez d’ouvrières pour assurer le ravitaillement et de ressources alimentaires adéquates. Or, quand on s’approche de l’été, avec l’augmentation des périodes sèches, les ressources florales peuvent devenir bien plus clairsemées ce qui impacte les chances de réussite des colonies. Ceci explique que nombre de colonies échouent « près du but ».

La fondation des nids (donc le début de la colonie) s’étale, pour une espèce donnée, sur une longue période selon que les reines fondatrices trouvent plus ou moins vite un site favorable (voir acte 1). Pour autant, le moment du basculement en phase sexuée semble approximativement synchronisé pour une population donnée : les nids fondés tardivement basculent en mode sexué plus tôt dans leur développement, en même temps que ceux démarrés en amont.

Révolte sexuelle

Comme chez les autres hyménoptères sociaux, contrairement aux femelles ou reines diploïdes, les mâles sont haploïdes, avec un seul lot de chromosomes dans chacune de leurs cellules ; ils proviennent d’ovules non fécondés. C’est la reine qui a stocké des spermatozoïdes dans ses voies génitales qui contrôle pour chaque ovule libéré s’il sera fécondé ou pas au passage avant d’être pondu.

Mais de ce fait, les ouvrières, qui sont des femelles, peuvent, elles aussi, pondre des œufs non fécondés qui donneront obligatoirement des mâles. Or, justement, au moment de la bascule de la reine en mode sexué, des ouvrières de la colonie peuvent pondre des œufs car elles échappent temporairement au contrôle hormonal qu’exerce sur elles la reine. Ainsi dans les colonies de B. à queue noire (Amérique du nord), 19% des mâles viennent d’œufs pondus par des ouvrières ; par contre, chez le B. des mousses, tous les mâles viennent de la reine.

En fait, ceci se produit surtout dans les colonies qui tardent à basculer en mode sexué. Les tentatives de pontes par des ouvrières engendrent alors une atmosphère d’agressivité car la reine et les autres ouvrières non pondeuses cherchent à s’y opposer. Les ouvrières qui ont pondu doivent défendre leurs cellules de ponte car les autres cherchent à dévorer ces œufs !  Inversement, ce sont parfois des groupes d’ouvrières pondeuses qui s’en prennent carrément à la reine, allant jusqu’à la tuer ou à la chasser du nid. On ne s’attend pas du tout à de tels comportements de la part de ces insectes aux allures débonnaires !

Selon les cas, la proportion de mâles issus d’ouvrières varie beaucoup. Une étude sur le B. terrestre montre que seulement à peine 4% des mâles viennent d’ouvrières.

On bascule donc curieusement d’un stade de coopération active à un conflit ouvert … pour une histoire de sexe. C’est en quelque sorte une révolte des ouvrières qui doivent sacrifier leurs intérêts reproductifs en faveur de la survie de la colonie.

La grosse différence entre ces deux types de mâles, c’est que les uns viennent de la même mère (la reine) et les autres de mères différentes. Les implications évolutives de tels comportements sont passionnantes mais ne seront pas abordées ici.

Parade amoureuse

Revenons vers les mâles et les jeunes reines produits à partir de ce point de bascule. Ils-elles restent deux à quatre jours dans le nid après leur éclosion, le temps de sécher et durcir leur tégument. Ils-elles peuvent même parfois participer alors au nourrissage des larves.

Les jeunes reines sortent pour aller se nourrir et reviennent à la tombée de la nuit mais ne rapportent pas de nourriture pour la colonie. Elles sont entrain de maturer leurs ovules et de constituer des réserves de graisse abdominale, capitales pour avoir des chances de survivre à l’hiver.

Les mâles restent eux aussi un temps sans rien faire si ce n’est participer au réchauffement du nid ; puis, ils quittent le nid et n’y reviennent plus. Ils vont ensuite passer toute leur activité à butiner et à chercher des reines.

Il existe trois grandes manières pour les mâles de localiser des reines et de chercher à s’accoupler : se rassembler autour de l’entrée du nid et se ruer sur les jeunes reines fraîches qui sortent ; se poster sur un perchoir fixe depuis lequel ils interceptent les reines de passage ; reste une troisième technique très originale et pratiquée chez de nombreuses espèces : les patrouilles.

Tôt le matin, les mâles circulent le long d’un circuit en volant bas et en déposant régulièrement des phéromones sur des feuilles, des pierres qui dépassent, des piquets de clôtures, des troncs d’arbres. Ensuite, ils patrouillent le long de ce sentier odorant selon un circuit régulier en vol, à plus ou moins grande hauteur selon les espèces. Dès 1865, C. Darwin avait décrit ce comportement étonnant et intrigant. Plusieurs mâles peuvent marquer le même sentier amoureux si bien qu’on observe alors un « flux » continu de mâles qui défilent !

Ces phéromones sont produites par une glande de la langue et sont un mélange de nombreuses substances odorantes ; chaque espèce a son mélange.  Il paraît qu’avec l’habitude on peut détecter avec notre odorat cette piste odorante ? Pour autant, même les chercheurs assidus et très connaisseurs n’ont observé qu’exceptionnellement des accouplements le long de ces chemins !

Accouplement et hibernation

Faute d’observer les accouplements, on peut avoir des informations sur son déroulement en analysant le génome des descendants de chaque reine : le plus souvent, elle ne s’accouple qu’une fois. Mais chez le B ; des mousses, on a mis en évidence la polyandrie : une reine peut s’accoupler avec jusqu’à quatre mâles différents.

Une fois fécondées, les jeunes reines se nourrissent encore un peu pour peaufiner leurs réserves mais se mettent surtout en recherche d’un site d’hibernation. Comme pour les sites de nid au printemps (acte 1), cette quête est laborieuse. En Grande-Bretagne, la plupart des espèces semblent préférer des talus orientés au nord avec un sol meuble dans lequel elles vont se creuser une galerie terminée par une chambre ovale. Dans les jardins, elles choisissent souvent la terre meuble des pots de fleur et dans les prés, elles ciblent les taupinières.  

Elles s’y installent en entrent en hibernation profonde. Leur survie dépend entièrement de leurs réserves de graisse accumulées dans leur abdomen extensible (chronique de présentation des bourdons). Chez le B. terrestre, une reine doit avoir au moins 0,6gr de réserves pour espérer survivre. Chez certaines espèces précoces, cette phase peut commencer dès … la fin du printemps ; il vaut mieux alors parler de vie ralentie ou de diapause.

Pendant ce temps, la colonie d’où sont parties mâles et reines dégénère rapidement. Les ouvrières deviennent presque endormies et la reine meurt, complètement épuisée et avec des ailes très abimées. Ces nids « morts » vont faire le bonheur de toute une petite faune de parasites et de commensaux qui vont consommer tous les débris et les cadavres.

Ainsi s’achève « tristement » le cycle de vie annuel d’une colonie de bourdons. Mais il faut penser aux reines endormies, gages de renaissance de l’espèce au printemps suivant, quand elles se réveilleront de leur longue hibernation et entameront un nouveau cycle (acte 1).

Nous avons volontairement survolé certains aspects et comportements liés à ce cycle car chacun d’eux demanderait au moins l’espace d’une chronique comme le partage des tâches ou le basculement en phase sexuée ou le confit ouvrières/reine. La vie des bourdons est décidément passionnante, tout autant que celle des abeilles domestiques qui les ont largement occultés. Leur vie sociale, longtemps qualifiée de primitive et simple, s’avère en fait bien plus complexe qu’il n’y paraît, toutes en nuances, et avec une capacité d’adaptation à l’environnement très avancée.

Bibliographie

Deux excellents livres (en anglais) très didactiques que nous conseillons vivement et que nous avons consciencieusement « pillés » !

Bumblebees. T. Benton. The New Naturalist Library. Ed. Collins 2006

Bumblebees. Behaviour, ecology and conservation. D. Goulson. Ed. Oxford U. P. 2010