Scène ordinaire mais pas si banale qu’on veut le faire croire !

25/11/2021 Si les effets directs des pesticides s’observent assez bien sur les plantes et sur les invertébrés dont les insectes (voir le cas des néonicotinoïdes), ils restent souvent indétectables sur les vertébrés dont les oiseaux, tant que l’on n’utilise pas de hautes doses. D’ailleurs, ceci devient souvent un argument des pro-pesticides pour en souligner l’innocuité : « de bons produits qui ne font pas de mal aux oiseaux » ; la preuve est implacable : on ne retrouve pas d’oiseaux morts ! C’est oublier les effets à long terme de l’exposition permanente à de petites doses qui ne sont jamais évalués, y compris pour les autorisations de mises sur le marché (voir la chronique sur ce sujet) ; elles ne provoquent pas de mortalité directe mais peuvent néanmoins avoir des conséquences subtiles et graduelles sur ce qu’on appelle les traits d’histoire de vie : le nombre et la taille des descendants, la chronologie de la reproduction, l’âge et la taille à la maturité sexuelle, la croissance, la longévité, … Si plusieurs de ces traits se trouvent altérés, cela aura des conséquences sur la survie individuelle à moyen terme et donc sur le maintien des populations d’espèces déjà très sérieusement impactées par les autres modifications induites par l’agriculture intensive. Une étude innovante vient d’être conduite sur des perdrix grises par une équipe française et les résultats sont glaçants, avec des effets allant bien au-delà de ce que l’on imaginait. 

Traitement herbicide dont il restera forcément des résidus

Bio versus conventionnel 

La plupart des oiseaux qui vivent dans les zones cultivées consomment soit des graines en hiver, soit des insectes au printemps et en été notamment pour nourrir leurs nichées. Ils se trouvent donc ainsi potentiellement exposés aux résidus de pesticides utilisés en conventionnel qui persistent immanquablement dans ces ressources alimentaires (tout comme nous d’ailleurs quand nous consommons des produits agricoles !). Même si les doses incriminées restent faibles, la consommation régulière de graines ou insectes contaminés finira par entraîner une accumulation dans le corps des oiseaux, notamment via leur stockage dans les graisses corporelles. Démontrer les effets nocifs éventuels de ces résidus sur les traits d’histoire de vie s’avère un sacré challenge car il faut pouvoir disposer de témoins n’en consommant pas sur une certaine durée car, logiquement, les effets, s’ils existent, seront à moyen terme et graduels a priori. D’où l’idée de comparer des oiseaux agricoles se nourrissant dans des cultures conventionnelles où l’on applique chaque année divers pesticides avec ceux se nourrissant dans des cultures conduites en agriculture biologique où tout usage de pesticides et d’engrais minéraux est banni. 

Même les cultures intermédiaires destinées à retenir les nitrates sont traitées au final

Mais une telle étude comparative ne peut être menée directement sur le terrain avec des oiseaux en pleine liberté car cultures en bio et cultures conventionnelles différent par ailleurs par d’autres facteurs susceptibles d’affecter en même temps les oiseaux. Ainsi, on sait que les cultures en gestion bio peuvent fournir aux oiseaux des ressources plus continues et plus abondantes sur toute une année car l’arrêt d’usage des pesticides induit une augmentation des adventices et de leurs graines et des insectes associés aux cultures. Les exploitations en bio ont bien plus souvent une plus grande diversité de cultures que les conventionnelles avec une proportion d’éléments semi-naturels (haies, bosquets, murets, bandes herbeuses, prairies,  ..) plus élevée qui permettent le maintien de populations d’auxiliaires des cultures entre autres. Il fallait donc trouver un protocole expérimental rigoureux qui ne soit pas biaisé par ces autres effets secondaires des cultures en bio mais qui permette de disposer d’un groupe témoin sans pesticides pour comparer. 

Les grains enrobés sont une source majeure de contamination directe

Groupe témoin 

L’espèce test retenue a été la perdrix grise pour diverses raisons pratiques : elle s’élève très facilement sous abri (élevages pour les lâchers de gibier) ; c’est une espèce sédentaire qui donc consomme toute l’année des ressources alimentaires prélevées directement dans les cultures, son unique habitat, et de ce fait se trouve potentiellement très exposée aux résidus des pesticides ; enfin, cette espèce a connu un terrible déclin de ses populations de près de 90% en 50 ans en Europe. Si une multitude de facteurs peuvent être invoqués pour expliquer ce déclin impressionnant, celui de la contamination par des résidus de pesticides n’a été que très peu exploré ou considéré comme négligeable. 

Perdrix grises dans un labour

L’expérimentation mise en place a donc consisté à élever des couples de perdrix grises sous des cages installées en plein air en les nourrissant de grains de céréales issues soit de fermes biologiques ou soit de fermes conventionnelles où on utilise classiquement des pesticides. Ainsi, on recréé les conditions d’alimentation « naturelles » de manière réaliste. L’expérience a été réalisée deux années de suite : avec 20 couples en 2017 et 19 autres en 2018. Après une période d’installation de trois semaines où elles sont toutes nourries avec des grains issus d’agriculture biologique, on affecte la moitié des couples à un traitement « bio » en les nourrissant de grains issus de cultures biologiques et l’autre moitié en traitement conventionnel avec des grains issus de cultures classiques. Chaque année, l’expérience dure six mois pendant lesquelles on effectue un suivi de divers traits d’histoire de vie de ces oiseaux ; le fait d’avoir constitué des couples permet entre autres d’explorer les impacts sur la reproduction. Les deux séries (bio versus conventionnel) reçoivent les mêmes types de grains de céréales, en mêmes quantités et au même rythme journalier. L’analyse de ces grains a montré que quelle que soit leur origine (bio versus conventionnel) ils fournissaient les mêmes apports énergétiques et le même contenu de protéines clés pour la croissance. 

Autrement dit, les deux lots de perdrix, chaque année, ne diffèrent que par le contenu en résidus de pesticides dans les grains distribués. Le dosage de ces résidus a montré qu’ils étaient absents de ceux d’origine biologique mais bien présents dans les grains d’origine conventionnelle : des doses de 0,048 mg/kg pour le blé à 2,9 mg/kg pour le maïs ont été détectées ; les auteurs ajoutent que ce sont des « valeurs habituelles » …. Brrr ! Les sources d’approvisionnement en grains conventionnels ont changé d’une année sur l’autre : en 2017, on a trouvé des charges en résidus plus élevées de quatre sortes de pesticides (sur les 23 utilisés dans les exploitations sources … re brrrr !) contre une seule sorte en 2018 sur les « seulement » 11 épandus. Belle illustration d’une situation tristement banale qui en dit long sur l’état de contamination des terres en agriculture intensive ! 

La simple lecture d’une étiquette de pesticide classiquement utilisé donne déjà de bonnes indications sur la toxicité potentielle de ces substances

Perte de sex-appeal

Les chercheurs ont observé en détail l’évolution d’un certain nombre de traits d’histoire de vie pendant les deux épisodes expérimentaux : les taux sanguins de caroténoïdes et l’intensité de la coloration de certains caractères sexuels secondaires ; l’immunocompétence, i.e. la capacité du corps à produire une réaction immunitaire normale en présence d’un antigène ; la condition physique générale ; le comportement lié à la reproduction ; l’investissement reproducteur via les œufs pondus, leur nombre et leur qualité. Dès la dixième semaine d’élevage, des divergences significatives sont apparues entre les deux groupes tests pour chacun des traits suivis et sont amplifiées jusqu’à la fin de la période de suivi (six mois au total). Nous allons maintenant analyser ces réactions en lien avec la seule différence de régime alimentaire avec ou sans résidus de pesticides couramment employés en agriculture intensive. 

Commençons par les caroténoïdes, ces pigments (voir la chronique consacrée aux caroténoïdes chez les oiseaux) qui donnent les couleurs jaunes, orange ou rouge de diverses parties externes du corps des oiseaux servant notamment de signaux de reconnaissance et de caractères sexuels secondaires. Ils ont la particularité de ne pas être synthétisables par l’organisme et proviennent donc obligatoirement de la nourriture consommée. Mais ces caroténoïdes ont d’autres fonctions majeures chez les oiseaux : ils augmentent les réponses du système immunitaire et éliminent les radicaux libres oxydatifs très délétères pour l’organisme. Du fait de ce double rôle, de la limitation imposée par leur approvisionnement depuis la nourriture, et du coût énergétique de leur métabolisation, ils font l’objet d’un compromis permanent entre part allouée à l’ornementation (et à l’activité sexuelle) et à l’immunité et la détoxification. On sait par exemple que les concentrations de caroténoïdes circulantes dans le plasma sanguin sont affectées en cas d’exposition à des métaux lourds ou à des polluants organiques persistants. 

Ici, chez les perdrix nourries de céréales conventionnelles, la concentration plasmatique en caroténoïdes est plus basse que chez celles nourries de grains bio alors que, rappelons-le, la composition nutritive est la même. Ceci a une conséquence directement observable : les mâles des perdrix « conventionnelles » ont la peau nue autour de l’œil avec une coloration rouge bien moins intense que chez les perdrix « bio ». L’ingestion de résidus de pesticides suscite des processus de détoxification engendrant des radicaux libres qui sont neutralisés par les caroténoïdes circulant dans le sang ; ceci dégarnit le stock circulant au détriment de la coloration du tour de l’œil. Bof, direz-vous, pas bien grave ! Sauf que ce caractère sexuel secondaire (tour de l’œil rouge intense) joue un rôle clé dans l’attractivité des mâles envers les femelles. Or, justement, les chercheurs ont observé un comportement bien plus actif et agité des mâles conventionnels qui doivent compenser ce manque d’attrait pour solliciter l’intéressement des femelles. Dans la nature, un tel processus peut conduire rapidement à une baisse de la formation de couples et donc un. Déclin de la population ; de plus, les mâles plus actifs et stressés deviennent des proies plus voyantes et plus faciles : or, la prédation naturelle est un facteur limitant majeur pour cet oiseau essentiellement terrestre. 

Stress physiologique 

Pour évaluer l’état physiologique des perdrix, on a utilisé comme indicateur l’hématocrite, une mesure que vous avez déjà vu voir sur vos prises de sang : c’est la proportion de globules ou hématies dans le sang que l’on apprécie après avoir centrifugé un tube de sang pour regrouper les hématies au fond. Ici, chez les perdrix conventionnelles, l’hématocrite est devenu significativement plus bas ce qui est un signe d’une certaine anémie, i.e. un manque chronique de globules rouges. On sait par exemple que les néonicotinoïdes provoquent cet effet chez les oiseaux qui en ingèrent.  En retour ce stress interne chronique a un effet stimulant sur le système immunitaire qui montre une plus forte réponse lors de tests avec des antigènes bactériens et une augmentation des globules blancs ou leucocytes, les cellules chargées des défenses immunitaires. Là encore, cet effet a déjà été observé lors d’intoxication au mercure chez l’homme par exemple. Ce haut niveau d’expression du système immunitaire (une réaction adaptative de protection) et le stress physiologique associé ont un coût énergétique élevé et peuvent impacter la survie individuelle via notamment des maladies ou des parasites. Or, chez les perdrix conventionnelles, on a constaté une nette augmentation de la charge intestinale en coccidies (parasites unicellulaires digestives responsables de coccidioses) par rapport aux perdrix « bio » restées indemnes ; ceci confirme cette fragilisation générale induite. 

Œufs impactés 

Poussins et femelle de perdrix grise

Si les mâles conventionnels sont impactés via leur comportement sexuel (voir ci-dessus), les femelles le sont d’une autre manière : elles pondent autant d’œufs par ponte mais ils sont plus petits ce qui diminue sensiblement les chances de survie des poussins nidifuges (quittant le nid dès l’éclosion). Les pesticides sont connus pour perturber les hormones clés de la reproduction en agissant comme perturbateurs endocriniens. Ils agissent par exemple sur la sécrétion d’hormones sexuelles stéroïdes qui affectent la production d’ornements sexuels (voir le cas des mâles) et/ou la motivation à se reproduire ; certains pesticides imitent l’action des hormones femelles œstrogènes induisant une baisse de la fertilité. De tels effets ont déjà largement été documentés chez la proche cousine de la perdrix grise, la perdrix rouge en milieu naturel.

Les pesticides organochlorés sont également célèbres pour provoquer un amincissement de la coquille des œufs ce qui les rend fragiles et sujets à la casse pendant la couvaison : ces pesticides inhibent les systèmes membranaires qui font passer le calcium et ils réduisent le transport du carbonate de calcium (l’élément qui durcit les coquilles) du sang vers la coquille. Or, ici, on observe l’inverse : les œufs tout en étant plus petits ont une coquille plus épaisse en conventionnel qu’en bio ! Ce résultat surprenant peut s’expliquer par un mécanisme de compromis entre taille de l’œuf et épaisseur de la coquille : un œuf plus petit peut permettre d’investir plus dans une coquille de meilleure qualité. 

C’est donc tout l’ensemble de la reproduction qui se trouve affecté de manière très insidieuse avec des effets en cascade qui, au final, aboutissent à une baisse de la production de descendance et peuvent potentiellement participer au déclin des populations. 

Effet paradoxal 

Par contre, les perdrix grises élevées avec des grains conventionnels montrent au fil du temps une condition physique meilleure avec notamment un poids supérieur à celui des perdrix élevées avec des grains bio ! On s’attendrait à l’inverse au vu des exemples précédents ! On sait que chez des rats exposés à des polluants organiques persistants, il y a une perturbation de métabolisme des graisses qui conduit à un stockage de graisse et donc à une prise de poids. Dans le cas des perdrix grises, un poids plus élevé peut devenir un handicap potentiel relatif à l’envol vu la difficulté qu’ont ces oiseaux à décoller : ceci les rend donc plus vulnérables à la prédation. 

L’envol est « lourd » et les vols courts

Mais comment expliquer un tel effet quand même positif ? On invoque un processus bien connu en médecine et au nom mystérieux : l’hormèse (de horme, impulsion ou élan). A faible dose, des substances toxiques (ou des agents de stress majeur) peuvent engendrer des réactions positives inverses de celles induites avec des doses plus élevées ; on parle alors d’agents hormétiques. Ceci est largement documenté par exemple chez les souris avec une exposition à de faibles doses de rayons gamma ou de dioxine par exemple ; idem pour les métaux lourds ou les perturbateurs endocriniens. Il s’agirait d’un mécanisme adaptatif qui augmente le potentiel de survie quand un organisme entre dans un environnement stressant. De manière imagée, on pourrait dire que l’organisme apprend préventivement à se protéger tant que les doses restent faibles et gérables. 

Pour autant, dans ce cas, une exposition continue chronique à des résidus de pesticides dont certains ne sont pas éliminés mais s’accumulent finira par induire des effets négatifs. Et là encore, cette hormèse a un cout énergétique et il ne faut pas oublier que dans ces expériences les perdrix disposent de nourriture ad libitum ; dans la nature, ce n’est pas toujours le cas ! 

Lanceurs d’alarme 

Avec cet exemple, ces chercheurs ont agi comme de vrais lanceurs d’alarme même si ce n’était pas forcément leur objectif premier. Ils nous démontrent de belle façon, de manière scientifique rigoureuse incontestable, que les résidus de pesticides dans les produits agricoles peuvent, en dépit de leur faible dosage rassurant de premier abord, devenir des bombes à retardement en perturbant de nombreux traits d’histoire de vie des oiseaux vivant dans les milieux agricoles. Ces modifications subtiles, imperceptibles de l’extérieur sans protocoles d’observation et d’expérimentation comparatifs, peuvent à leur tout induire des risques de prédation plus élevés, un moindre succès reproductif ou une survie affaiblie. Tout ceci vient s’ajouter aux nombreux autres effets dévastateurs directs ou indirects induits par l’agriculture intensive et ses pratiques. Il y a urgence à intégrer ces effets à long terme non directement mortels dans les procédures d’évaluation des pesticides qui les négligent complètement.

Et que penser des effets des mêmes pesticides dans notre alimentation : nous aussi consommons tous ces produits agricoles avec leurs lots de résidus ; nous ne sommes pas des perdrix, certes, mais nous sommes comme elles des vertébrés à sang chaud avec des métabolismes pas si différents ! Il est urgent de changer de modèle de production agricole à la fois pour la sauvegarde de la biodiversité mais aussi pour l’avenir de l’espèce humaine (fertilité notamment) et sa santé. 

Bibliographie 

Feeding partridges with organic or conventional grain triggers cascading effects in life-history traits. Jerome Moreau et al. Environmental Pollution. 278 (2021) 116851