12/10/2020 Ils sont au cœur de l’actualité alors qu’on les croyait (très naïvement !) bannis définitivement : les néonicotinoïdes, ces insecticides systémiques utilisés essentiellement sous forme d’enrobage des graines lors des semis. Une dérogation soi-disant exceptionnelle mais qui court quand même sur trois ans vient d’être accordée aux betteraviers à cause de la jaunisse des betteraves, une maladie virale transmise par des pucerons incontrôlables par les autres pesticides. Or, plus de mille publications scientifiques indépendantes ont déjà alerté sur la dangerosité extrême de ces poisons, tant pour les abeilles domestiques que pour les autres insectes et y compris pour les mammifères dont les fœtus humains dans le ventre de leur mère. Un des arguments avancés par les autorités publiques tient au fait que les betteraves sucrières ne fleurissent pas pendant la production et que donc les abeilles ne seront pas contaminées en récoltant du pollen et/ou du nectar. Or, si on se restreint aux seuls pollinisateurs, outre la voie classique de contamination citée ci-dessus, il en existe une autre méconnue que des chercheurs canadiens ont mise en évidence : les flaques d’eau dans les champs cultivés et traités avec ces produits. 

Permis de tuer 

Sous le terme de néonicotinoïdes, on regroupe une dizaine de molécules chimiques biocides en cours d’homologation ou d’utilisation (ou d’interdiction !) ; en Amérique du nord (dont le Canada où a lieu l’étude de référence), les deux principales sont la clothiadinine et le thiaméthoxame, très utilisées comme insecticides sur le maïs et le soja notamment. Ces pesticides agissent par voie systémique, en circulant dans la sève de la plante et en rendant ainsi toute la plante, (i.e. tous ses organes que ce soit les tiges, les feuilles, les racines, les fleurs ou les fruits), « empoisonnés » notamment pour les insectes suceurs de sève tels que les pucerons ou ceux qui rongent les racines. La voie d’application la plus classique consiste à enrober les graines de ces produits au moment du semis : lors de la germination qui suit, une partie de cet enrobage va être absorbé par la jeune plantule et s’accumuler dans la plante en croissance. 

Le succès commercial de ces pesticides s’explique par leur redoutable efficacité liée à leur extrême toxicité : normal, ils ont été sélectionnés pour cela ! On savait d’ailleurs forcément dès leur conception qu’ils allaient affecter les pollinisateurs qui viennent récolter du nectar et/ou du pollen sur des plantes ainsi traitées. On a aussi découvert que la contamination se faisait aussi via la récolte du miellat rejeté par les pucerons (voir la chronique sur ce sujet). Pour la clothiamidine, on connaît bien la dose mortelle (létale) pour que la moitié des abeilles domestiques testées meurent (DL50) après 24 heures d’exposition à la molécule : elle varie de 22 à 44 nanogrammes/abeille (ng/ab) s’il s’agit d’une exposition par contact à 3 ng/ab en cas de consommation orale. Or, pour enrober un grain de maïs, on applique des doses allant de 0,25 à 1,25 mg/grain : au final un épi de maïs d’un pied issu d’une graine ainsi traitée renferme à lui seul suffisamment de composé actif pour anéantir … une ruche entière ! 

Les insectes possèdent une certaine capacité de lutte contre ces molécules chimiques qu’ils peuvent plus ou mois décomposer ou neutraliser ; d’ailleurs, d’ores et déjà, un certain nombre d’insectes bioagresseurs des cultures dont des pucerons ont développé des formes de résistance aux néonicotinoïdes via des processus de détoxification. Au passage, on notera que ceci risque fort d’arriver avec les pucerons des betteraves ! Mais, ces molécules, outre leur toxicité directe, possèdent par ailleurs la capacité de se fixer de manière irréversible sur des récepteurs (récepteurs à acétylcholine) de la zone centrale du système nerveux ; une fois fixés, ils deviennent « indélogeables » et induisent des effets variés sur le fonctionnement du système nerveux affectant notamment les comportements. 

Dispersion 

Outre cette voie par consommation de nectar/pollen, il existe d’autres voies de contamination pour les pollinisateurs et les autres insectes dont les prédateurs des bioagresseurs. On pourrait croire que l’utilisation de graines enrobées présente au moins l’avantage de ne pas répandre directement le pesticide dans l’environnement lors de l’épandage avec des rampes. Or, des études récentes démontrent que l’usage classique pour de telles graines de semoirs pneumatiques libère des particules de matière contaminée par ces produits dans l’environnement : l’atmosphère et le sol en surface  reçoivent ainsi au moment du semis une quantité appréciable de ces molécules. Or, ces dernières se caractérisent par une forte persistance : elles restent plusieurs mois, intactes ; compte tenu de la toxicité des doses mêmes infimes, on perçoit l’ampleur de ce problème. Des insectes, pollinisateurs ou pas, circulant dans ces espaces, au moment des semis et même après peuvent donc se contaminer par contact. 

Les études récentes démontrent effectivement de hauts niveaux de présence de ces molécules autour du matériel de semis et des plantes elles-mêmes. Les particules très fines libérées sont très sensibles à la dérive par l’air d’autant que les publicités pour les semoirs pneumatiques indiquent qu’ils sont très précis même en cas de vent ; autrement dit, on ne prend pas en compte le facteur vent pour semer contrairement aux épandages directs de pesticides (en principe !). Cette poussière aérienne représente 2% de la quantité totale de matériau d’enrobage mais se répartit sur tout le champ et s’accumule année après année. Pour le reste, 76 à 98% du matériau toxique resté autour de la graine enfouie ne va pas être absorbé par la plante en croissance et va donc passer dans le sol autour ! Ceci nous amène vers une autre voie indirecte de contamination. 

La troisième voie

Cette contamination de l’air et du sol via le semis et la plantation, engendre une autre voie de contamination des insectes pollinisateurs, méconnue, largement sous-estimée et très peu étudiée : celle de l’eau contaminée et absorbée par ces insectes. On sait que les abeilles notamment récoltent beaucoup d’eau (voire paragraphe suivant). Or, on a démontré que la rosée et les gouttes d’eau émises par les feuilles des plantes cultivées (processus dit de guttation, une sorte de sudation, répandu notamment chez les graminées) contenaient des traces de ces molécules du fait de leur contact ou origine depuis le feuillage, contaminé de l’intérieur par la circulation de la sève. Mais comme ces gouttes ne se forment que tôt le matin et tendent à s’évaporer très vite, à un moment de la journée où peu d’insectes sont en activité, on pense que ce risque de contamination serait limité. Mais il reste une dernière source oubliée jusqu’à cette étude : les flaques d’eau dans les champs après un épisode de précipitation (ou bien aussi suite à l’irrigation massive). Or, ces molécules sont très solubles et peuvent persister dans l’eau de 5 mois à … plus de 3 ans ! On en retrouve d’ailleurs dans les résidus d’eau d’irrigation, dans les rivières attenantes aux cultures ; et les doses présentes suffisent à impacter sérieusement les communautés d’insectes aquatiques. Si on relie ce point à la pollution associée aux semis, on saisit intuitivement qu’il y a là une source potentielle de contamination même si les abeilles ne butinent pas les plantes cultivées. 

Abeilles et eau

En fait, cet angle mort dans les études résulte de l’image prégnante des abeilles associées à la collecte du nectar et du pollen : en tant que pollinisatrices, elles bénéficient d’une forte image positive associée à cette récolte (voir la chronique sur les guêpes mal aimées versus les abeilles adulées). Mais on oublie que l’eau constitue un élément majeur dans la vie des abeilles domestiques. Elles en ont besoin pour leur propre fonctionnement (les ouvrières sont des hyperactives !) mais elles transportent l’essentiel vers la ruche, en la stockant dans leur jabot (partie antérieure du  tube digestif). Lors des épisodes chauds, on observe d’ailleurs facilement des abeilles attroupées autour de points d’eau peu profonds et effectuant de nombreuses allées et venues. Dans la ruche, l’eau régurgitée par les ouvrières va servir à diverses onctions : diluer le miel stocké ; maintenir un certain taux d’humidité dans la ruche pour permettre le bon développement des larves et des nymphes très sensibles ; assurer le refroidissement de l’intérieur (thermorégulation par évaporation) aux heures chaudes ou lors des épisodes caniculaires.

Abeilles récoltant de l’eau sur un mince filet par temps chaud

Chaque jour, on estime qu’une ouvrière peut effectuer de 50 à 100 voyages pour transporter de l’eau à raison de 0,03 à 0,06ml à chaque fois ; soit pour une journée une collecte d’eau de 1,5 à 6ml/ouvrière. Seule une infime fraction de cette eau bue sera réellement absorbée par les ouvrières elles-mêmes. Aucune forme de stockage d’eau n’existant dans la ruche, les ouvrières doivent donc chaque jour assurer ces apports. 

Elles ont tendance à aller chercher cette eau au plus près pour économiser de l’énergie ; on sait aussi qu’elles préfèrent les eaux troubles chargées en matière organique aux eaux claires ; elles recherchent aussi les eaux assez chaudes car sinon cela les refroidit intérieurement et diminue leurs capacités d’action (« animaux à sang froid » ectothermes). Après un épisode frais et pluvieux (donc générateur de flaques), les abeilles restées confinées semblent encore plus motivées pour collecter de l’eau.  Or, les flaques d’eau au milieu des champs cultivées près des ruches répondent quasiment à tous ces critères idéaux : proximité, turbidité, réchauffement rapide, … D’où l’hypothèse de recherche de l’équipe de chercheurs canadiens : ces flaques ne sont-elles pas une voie majeure de contamination des abeilles par les néonicotinoïdes ? 

Analyses 

Champ de maïs : les lignes du semoir sont bien visibles

Deux régions du sud du Québec ont servi de terrain d’investigation : là, on y cultive du maïs et du soja ;  depuis 2008, 100% des graines de maïs et les 2/3 des graines de soja sont enrobées de néonicotinoïdes. Des exploitations apicoles fonctionnent dans un rayon de moins de 1 km des champs échantillonnés, soit largement à portée de vol des ouvrières. Des prélèvements ont été effectués dans des flaques d’eau de pluie formées après une journée de précipitation en prenant soin de ne pas prélever le sédiment au fond des flaques qui, lui, n’est pas collecté par les abeilles. Des prairies situées à plus de 3km de ces champs traités ont servi de contrôles. Des prélèvements ont été effectués au moment des semis et dans la période qui suit avec l’émergence des jeunes plants. 

Le passage des engins agricoles entre les rangs provoque un tassement favorable à la formation de flaques temporaires après un épisode pluvieux

Evidemment, on retrouve des néonicotinoïdes dans ces flaques d’eau mais aussi un cocktail de fongicides et d’herbicides mais les néonicotinoïdes sont les seuls présents dans tous les prélèvements dans les champs traités sans doute à cause de leur haute solubilité dans l’eau et de leur persistance dans le sol. Les concentrations s’avèrent nettement plus fortes vers mi mai au moment des semis que vers fin juin ce qui confirme la pollution générée lors des semis. Les doses trouvées restent pour la plupart bien en deçà des DL50 (voir ci-dessus) des abeilles mais dans certaines flaques on s’en approche.

Pour autant, ces résultats ne conduisent pas à conclure à l’innocuité de cette eau contaminée, loin s’en faut. On sait par de nombreuses études que des niveaux très bas de ces molécules suffisent à engendrer des effets dits sublétaux , i.e. n’entraînant pas la mort mais perturbant sérieusement le comportement de ces insectes : réplication virale accrue (à partir de 0,0001ppb) ; diminution nourriture consommée (0,001) ; fécondité réduite (0,001) ; taille réduite glandes salivaires (hypopharyngéales) (0,002) ; comportement de recherche de nourriture altéré (0,0038) et taille réduite colonie et production reines (0,007). D’autre part, l’analyse révèle la présence des deux principales molécules citées en début de chronique : la clothiadinine et le thiaméthoxame. Or, elles agissent de manière bien différente et leurs effets s’ajoutent donc. 

On peut aussi minimiser ce risque en arguant que les abeilles ne font que transporter cette eau et en consomment très peu. Sauf que pour la transporter, elles la stockent dans leur tube digestif antérieur dont on sait que la paroi de cuticule est perméable aux néonicotinoïdes ; autrement dit, le temps que les abeilles atteignent la ruche et régurgitent leur chargement d’eau, ces poisons auront diffusé partiellement dans l’organisme et vont s’y accumuler. Enfin, ces flaques d’eau tendent à s’évaporer vite au soleil ce qui y concentre ces substances très résistantes : les flaques d’eau dans les champs sont donc doublement dangereuses compte tenu de leur attractivité potentielle pour les abeilles (voir le paragraphe sur l’eau). 

Donc on a là une voie de contamination sans doute majeure et très sous-estimée et méconnue, qui s’ajoute ne l’oublions pas aux risques forts d’exposition au pollen/nectar contaminés pourles cultures entomophiles (visitées par les pollinisateurs). Et que va t’il se passer avec le réchauffement climatique qui accentue et allonge les périodes où les abeilles ont besoin d’encore plus d’eau et que se passe t’il avec l’irrigation massive par aspersion qui peut générer de telles flaques d’eau ? 

Ecran de fumée

Terminons par un retour vers l’histoire de la ré-autorisation des néonicotinoïdes sur les betteraves sucrières. L’un des arguments mis en avant serait que ces plantes ne fleurissent pas la première année (bisannuelles) et qu’on les récolte avant la floraison. Donc, les abeilles ne visiteraient pas ces champs et ne seraient pas contaminées. Cette étude sur les flaques d’eau démontre le contraire par rapport à la recherche d’eau. D’autre part, cet argument ne prend en compte que les insectes pollinisateurs et n’intègre pas les innombrables autres insectes dont les prédateurs de pucerons, ceux là mêmes qui sont visés par ces traitements : larves de syrphes, guêpes, coccinelles, … Ces auxiliaires représentent d’ailleurs une des solutions au fameux problème « insurmontable » des pucerons mais évidemment à condition d’adopter de nouvelles techniques culturales et d’accepter des rendements un peu moindres ; certains agronomes estiment que des tels systèmes seraient viables économiquement. 

D’autre part, cet argument ne tient pas compte des adventices, les plantes sauvages compagnes des cultures, qui vont être contaminées via le sol (voir ci-dessus) et peuvent attirer les pollinisateurs ; certes, on les combat aussi par des applications d’herbicides ! Par ailleurs, régulièrement, dans les champs de betteraves, on voit des pieds de betterave fleurir dès la première année : l’ancêtre de la betterave cultivée, la betterave maritime sauvage du littoral est annuelle et ce caractère originel peut donc resurgir ce qui pose des problèmes compliqués dans certaines régions proches du littoral (pollution génétique). Certes, les fleurs des betteraves sont réputées être pollinisées par le vent mais on sait aussi qu’elles peuvent être visitées par des insectes pollinisateurs ; de toutes façons, on sait que les pollinisateurs s’intéressent aussi aux fleurs dites anémophiles (voir la chronique sur ce sujet). 

Finalement, on voit bien que les betteraves ne constituent en rien une exception justifiable quant à l’usage des néonicotinoïdes pas plus que « l’absence de toute autre solution » ; en fait, il faudrait dire « absence de toute autre solution pour poursuivre la fuite en avant, droit dans le mur » ! 

Parmi les adventices des champs de betteraves (comme les liserons des haies ici), figurent des plantes attractives pour les pollinisateurs

Bibliographie

Neonicotinoid-Contaminated Puddles of Water Represent a Risk of Intoxication for Honey Bees. Samson-Robert O, Labrie G, Chagnon M, Fournier V (2014) PLoS ONE 9(12): e108443.