01 05 2022 Pour une plante à fleurs, s’appeler d’un aussi joli nom que raiponce attire immanquablement l’attention sur vous ; mais quand, en plus, vos fleurs affichent une forme très intrigante qui évolue au cours de la floraison, alors vous suscitez des questions : à quoi peuvent bien servir ces étranges fleurs serrées en épi dont les pétales s’écartent pour former une sorte de cage ajourée unique en son genre ? 

Raiponce 

Ce nom populaire original est attesté dès 1455 sous la forme response puis raiponce en 1564. Ce mot résulterait du croisement de l’ancien français raïs pour racine ou rave (repris dans le nom du raifort ou « racine forte ») avec l’italien raponzo ou raponzolo utilisé en Toscane depuis au moins le 14ème siècle via le latin ancien rapuncium lié à rapa, la rave. On retrouve cette filiation dans le nom anglais rampion ou allemand rapunzel. Cela dit, dans ses premiers usages, raiponce était parfois aussi associé à une « plante que l’on mange en salade » et a d’ailleurs été utilisé comme synonyme de mâche ce qui éloigne donc du rapprochement avec la racine de rave ; de même, en Occitanie, on appelle respounchous les jeunes pousses des tamiers consommées comme des asperges (voir la chronique). Rabelais et Ronsard vantaient sa racine comme un mets raffiné ; on lui attribuait des propriétés galactogènes et digestives ou urinaires (contre la gravelle, i.e. les calculs). Néanmoins, on n’a jamais vraiment réussi à la cultiver de manière continue sans doute à cause de ses exigences écologiques (voir ci-dessous) et de son développement assez lent.

Effectivement, la raiponce en épi possède un appareil racinaire épais et charnu, verdâtre ou rougeâtre extérieurement se teintant en brun avec l’âge. Dès le stade plantule, la jeune racine se renfle et évolue ensuite vers une forme en fuseau ou en petit navet mais le plus souvent irrégulière. Selon l’acidité du sol, elle pousse de manière différente : en sol acide, elle tend à se développer horizontalement et peu en profondeur de manière à exploiter la couche superficielle avec un peu plus de nutriments et moins d’acidité ; en milieu non acide, au contraire, elle se développe en profondeur et pousse alors verticalement. Elle renferme de l’inuline, un sucre propre à quelques familles de plantes dont les composées (voir le topinambour ou l’inule aunée) et les campanulacées, la famille à laquelle appartient la raiponce (voir ci-dessous). On retrouve de telles racines charnues chez plusieurs campanules dont la campanule fausse-raiponce parfois cultivée comme légume sauvage. Le nom latin du genre Phyteuma qui signifie « plante vigoureuse ou plante qui pousse » renvoie à la « puissance » de cette souche. 

Rosettes 

Rosettes de raiponce en épi en sous-bois

Cette racine renflée permet à la raiponce en épi de persister longtemps. A partir d’écailles au sommet de cette souche, chaque printemps, elle élabore une rosette de feuilles qui fanera en fin de saison en laissant une cicatrice sur la souche ; au fil des années, la souche, en prenant de l’ampleur, élabore plusieurs rosettes qui peuvent donner l’illusion de plusieurs pieds mais ils ne sont distants que de quelques centimètres. Il ne s’agit pas d’une multiplication végétative même si en culture on peut obtenir plusieurs pieds en tronçonnant une souche en morceaux. La souche ne commence à produire des tiges et à fleurir souvent qu’à partir de la troisième année après la naissance de la plantule.

Les rosettes formées de deux à six feuilles étalées apparaissent tôt au printemps voire en fin d’hiver en plaine. On peut les identifier assez facilement à leur forme nettement en cœur à la base et au pourtour doublement et grossièrement denté. De une fois et demi à deux fois plus longues que larges, elles portent assez souvent une tache noire étendue en plein milieu ce qui attire l’attention. A noter aussi leur pétiole de 4 à 15 cm de long. 

Les tiges dressées qui émergent au centre des rosettes portent elles aussi des feuilles qui s’espacent de plus en plus vers le haut. Elles conservent peu ou prou la forme des feuilles basales mais tendent à devenir de plus en plus petites et étroites vers le haut des tiges qui peuvent dépasser le mètre de hauteur (mais plutôt autour de 25-50cm). Au pic de la floraison, la rosette basale tend à faner et disparaître avant la fin de la saison de végétation où les tiges fructifiées fanent à leur tour. Elles peuvent persister sèches une bonne partie de l’hiver, apportant alors au printemps un indice supplémentaire d’identification des rosettes émergentes au vu des restes de fruits (voir ci-dessous). 

Un air de composée 

La floraison s’étale de début mai à juin en plaine et en juillet-août en montagne. Les fleurs apparaissent au sommet des tiges robustes dressées, sur de longs pédoncules (3 à 9cm), en groupes très denses de 30 à 100 boutons floraux serrés (record de 170 fleurs), directement fixées sur l’axe (sessiles). A la base, on note une collerette (involucre) de bractées étroites, atténuées en pointe et étalées qui dépassent un peu les fleurs du bas mais restes plus courtes que l’ensemble.

Involucre de bractées à la base de l’épi

Puis, rapidement, cette inflorescence compacte s’allonge pour devenir cylindrique et atteindre 3 à 8cm de long ce qui tend à espacer un peu les fleurs. Quand les fleurs fanent et se transforment en fruits, l’axe s’allonge de nouveau. 

On qualifie cette inflorescence d’épi (voir l’épithète latin spicatum) mais en fait sa structure (involucre, fleurs serrées sessiles) le rapproche plus du capitule des composées : rien d’étonnant à cela car la famille des campanulacées est une proche parente de celle des composées ou astéracées justement caractérisées par leur inflorescence en capitule. D’ailleurs, on retrouve une inflorescence en capitule typique d’une part dans d’autres genres de la famille des campanulacées : chez les jasiones, chez certaines campanules comme la campanule agglomérée et chez d’autres espèces de raiponces dont la raiponce hémisphérique des hautes montagnes ou la raiponce orbiculaire des pelouses sèches de plaine et de montagne. 

La raiponce en épi possède deux variants colorés : soit des fleurs blanc jaunâtre à blanc pur comme c’est le cas le plus souvent en plaine, soit des fleurs bleu ciel à peine violacées comme très souvent en montagne mais aussi localement en plaine. Si vous voyez une raiponce à fleurs blanches, pas de problème, c’est une raiponce en épi de la forme « blanche » (d’où le surnom d’épi de la Vierge). Par contre, si vous voyez une raiponce à fleurs bleues alors tout se complique, surtout en montagne car la raiponce en épi peut y cohabiter avec sept autres espèces (bien plus rares et localisées pour la plupart) à inflorescences en épis allongés de fleurs bleues à violacées. Il faut, pour les distinguer, bien observer les feuilles basales et l’arqure plus ou moins prononcée des boutons floraux (voir ci-dessous) et utiliser une flore « experte » comme Flora Gallica. 

Fleurs intrigantes  

L’inflorescence complètement épanouie accroche le regard de loin par son élégance et son éclat lumineux compte tenu des nombreuses fleurs serrées ; mais, il faut impérativement s’approcher très près pour découvrir la complexité inattendue de ces fleurs qui sont de véritables petits bijoux de finesse et de fragilité. 

Les boutons floraux interrogent d’emblée par leur corolle en forme de tube recourbé vers le haut de 7 à 10mm de long. La floraison se fait de manière séquentielle au fur et à mesure de l’allongement de l’épi : donc du bas vers le haut. La corolle délicate commence à se fendre en long toute en restant fermée au sommet, révélant ainsi les cinq pétales très étroits accolés qui la composent. Les bords écartés des pétales se bombent vers l’extérieur formant une sorte de cage ajourée du plus bel effet. 

A l’intérieur, on peut voir le style qui grandit, coiffé de ses stigmates non déployés, porteur d’un paquet de pollen qu’il a récolté dès le stade bouton au contact des anthères des étamines insérées sur le tube. Ainsi le style agit un peu comme un piston poussant devant lui le pollen : c’est le processus de la présentation du pollen typique des campanulacées et de leurs proches cousines les astéracées (voir la chronique générale sur les campanulacées) : les stigmates à ce stade ne sont pas fonctionnels et le pollen qu’ils portent ne peut donc pas germer sur eux pour l’instant. 

Début phase femelle : les stigmates au bout du style qui a traversé la corolle se déploient

Le style finit par traverser le sommet de la corolle qui ne reste plus soudée qu’à sa pointe et offre ainsi aux visiteurs le pollen bien en vue : on parle de phase mâle de la floraison, i.e. que seules les étamines (organes mâles) sont fonctionnelles. Au bout de quelques jours, quand les insectes butineurs ont récolté le pollen présenté et que les étamines sont fanées, les pétales se séparent complètement, prenant un aspect échevelé du fait de leur finesse (d’où le surnom de cheveux d’évêque). A ce moment, les stigmates se déploient et deviennent fonctionnels (phase femelle) i.e. capables de capter du pollen qui ne pourra désormais venir que d’autres fleurs. Finalement, les pétales sèchent et l’épi brunit progressivement tout en s’allongeant encore plus. 

Epi aux fleurs toutes complètement « ouvertes » ce qui lui donne un air échevelé

Pollinisation croisée 

Cette évolution complexe de chaque fleur individuelle constitue un dispositif anti-autofécondation en séparant dans le temps les deux phases de la maturation sexuelle des fleurs : mâles d’abord puis femelles (protandres, de pro, premier et andro, mâle).

Des expériences d’ensachage des épis floraux pour empêcher les visites d’insectes éclairent sur l’efficacité de ce dispositif : la majorité des fleurs ainsi isolées ne produisent pas de graines mais une à deux par épi réussissent quand même à donner une ou deux graines : autrement dit, la raiponce en épi est fortement auto incompatible (non fécondable par son propre pollen) mais conserve un tout petit potentiel d’autofécondation possible. De même, si on dépose manuellement du pollen de fleurs au sein d’une même inflorescence, entre 0,17 et 1,18% des ovules mûrissent soit moins de 0,4 graines par fruit contre au moins trente en moyenne en situation « ouverte » aux insectes. Ainsi, cette incapacité d’autofécondation s’étend même aux fleurs voisines de l’épi très proches génétiquement (géitonogamie).

Quand les raiponces poussent en colonies avec des voisines proches, la fécondation croisée assurée par les insectes permet de produire jusqu’à cinquante graines par capsule ; par contre, les pieds isolés situés à au moins 90 mètres d’une colonie plus fournie ne produisent aucune graine, preuve de l’efficacité de ces dispositifs.

Les fleurs attirent les pollinisateurs en produisant du nectar au fond du tube de la corolle via un disque nectarifère ; la taille et l’éclat des épis doit participer à l’attraction. Les visiteurs les plus courants sont des bourdons et des syrphes (voir la chronique sur ces mouches floricoles). Les bourdons ont l’habitude de progresser sur les inflorescences en partant du bas : ainsi, les chances de déposer du pollen « étranger » sur les fleurs les plus en avance augmentent nettement ; en remontant, ils récoltent le pollen des fleurs fraîchement ouvertes qu’ils pourront transporter vers l’inflorescence suivante. 

Dispersion limitée

Les fleurs fécondées deviennent des capsules sèches à trois loges s’ouvrant au sommet par deux pores (capsule poricide) selon le mode classique des campanulacées (voir la chronique générale). Les pores s’ouvrent par temps sec et se ferment par temps humide ; ils s’agrandissent progressivement avec la maturation de la capsule assurant ainsi la dispersion des graines projetées hors du fruit à l’occasion de coups de vent. 

Epis en cours de fructification

La dispersion commence fin juillet et jusqu’en août après quoi les feuilles et tiges sèchent entièrement. Comme la raiponce vit souvent en milieu forestier abrité, il faut des vitesses de vent assez fortes (supérieures à 6cm/s) pour projeter les graines hors des capsules. La majorité des graines atterrissent à moins d’un mètre et quelques-unes pourraient réussir à atteindre les … sept mètres ! Ainsi, la raiponce tend à former des colonies denses à partir des graines tombées des pieds initiaux. En Grande-Bretagne, on a mesuré une moyenne de 27cm entre pieds voisins avec plus de la moitié des plantes partageant des voisines à moins de 20cm. On pressent tout de suite qu’un tel mode de dispersion limité risque de poser des problèmes à l’échelle des populations en cas de fragmentation (voir la conservation) ! 

La raiponce compense ce handicap par une production intense de graines de qualité via la fécondation croisée quasi obligatoire : un épi produit entre 500 et 1750 graines. La moyenne par capsule est plus élevée pour les inflorescences se développant plus tôt. Au pic de floraison, les épis les plus hauts produisent plus de graines par capsule : elles doivent sans doute recevoir plus de visites du fait de leur attractivité supérieure ce qui assure un meilleur taux de fécondation des ovules. Or, on sait que la taille des épis est corrélée avec l’âge de la plante (et la quantité de réserves accumulées dans la racine charnue) : ainsi, dans une population donnée, il se peut que quelques plantes plus âgées participent de manière disproportionnée à la production de graines et donc au recrutement de nouvelles plantules. 

Les graines tombées au sol germent en fin d’hiver ou début de printemps suivant ; une partie peut survivre dans la banque de graines du sol alternant des périodes de dormance et de capacité à germer. 

Forestière 

En plaine et moyenne montagne, la raiponce en épi se cantonne dans des milieux forestiers aux sols riches et frais ; elle évite les sols très humides car l’engorgement fait pourrir sa racine ou les sols trop secs même si elle réussit à survivre à la sécheresse via sa souche profonde. Elle se montre assez indifférente au substrat pourvu que le sol soit profond pour y enfoncer sa racine. On la considère comme sub-océanique, i.e. recherchant des climats régionaux assez arrosés et pas trop froids. Elle peuple divers boisements de feuillus ou mixtes : chênaies-charmaies, chênaies-hêtraies, bois sur ravins à frênes et érables, hêtraies ou forêts alluviales. Souvent elle se cantonne le long des allées forestières dans des sites herbeux.

Sous-bois de feuillus en plaine

Si elle recherche des sites semi-ombragés, elle ne semble pas moins sensible à une fermeture excessive des boisements comme après l’abandon de toute gestion forestière : la pratique des taillis avec des coupes fréquentes devait la favoriser autrefois. En Grande-Bretagne, où elle est devenue rare et très localisée, sur un site connu pour abriter historiquement plusieurs colonies, une visite en 1986 n’avait trouvé qu’une colonie restante dans une clairière engendrée par une trouée de chute d’arbres ; dix ans plus tard, cette dernière colonie avait disparu après la recolonisation de la clairière par les ronces et arbustes. Des expériences ont été réalisées en semant des graines sur des sites colonisés par la fougère-aigle très recouvrante, éclaircis ou pas au printemps en coupant les frondes émergentes ; deux ans après le semis, 32 % des plantules avaient survécu (soit 3% des graines semées) dans les sites éclaircis contre aucune dans les sites non coupés ! 

Elle monte en altitude jusqu’à 2300m et à la faveur des précipitations croissantes, et peuple alors des milieux bien plus ouverts : peuplements humides de très hautes herbes (mégaphorbiaies) ou prairies montagnardes humides. Dans ces milieux, elle côtoie plusieurs autres espèces de raiponces strictement montagnardes évoquées ci-dessus.

Au milieu des grandes herbes dans une pessière subalpine

En Europe, elle monte au nord jusqu’en Norvège où elle aurait été introduite avec du fourrage par des campements militaires allemands au moment de la seconde guerre mondiale et au sud jusque dans le nord de l’Espagne. 

Déclin et conservation 

Dans divers pays ou régions on note un certain déclin de la raiponce en épi lié avant tout à des transformations de ses habitats. Aux Pays-Bas, son aire de répartition s’est rétrécie de 25 à 50% et elle est désormais classée en liste rouge des espèces menacées ; par rapport à une espèce proche, la raiponce noire, elle semble bien plus sensible aux interventions humaines et la raiponce noire tend à supplanter la raiponce en épi quand par exemple des bois anciens sont convertis en prés. En Angleterre, elle a disparu de la majorité des sites où elle était historiquement connue dans ses deux habitats : des bois gérés traditionnellement et des accotements. Dans les deux cas, il semble bien que ce soit l’arrêt des interventions humaines (coupes dans les bois et fauche) qui ait causé son déclin très marqué. En Île-de-France, on attribue sa régression à la rudéralisation des bois, i.e. leur enrichissement excessif en éléments nutritifs (nitrates notamment) engendré par la pollution aérienne et l’agriculture intensive à proximité mais aussi aux coupes intensives de grande ampleur. 

Au vu de ces constats, on comprend que la conservation de la raiponce en épi requiert une gestion conservatoire bien préparée dans laquelle on dose les interventions humaines à un seuil précis. Il faut lui fournir les conditions qui favorisent la persistance des floraisons, une forte production de graines et l’installation des plantules. L’ombrage porté par le couvert arboré en forêt ou la strate herbacée en milieu prairial ne doit pas devenir trop dense vu qu’un faible éclairement réduit la floraison et augmente la mortalité des plantes. Inversement, la création de clairières, d’ouvertures ponctuelles, le non reboisement immédiat de trouées engendrées par des chutes d’arbres, l’entretien d’allées herbeuses favorisent le développement de ses populations. Pour que de nombreuses plantules prennent pied, il faut des plages de sol nu non loin des colonies existantes qui soient maintenues pendant deux ans, le temps de la recolonisation. En appliquant de telles mesures très dosées conduites de manière parcimonieuse, on a réussi à regonfler les effectifs des populations en déclin dans le sud de l’Angleterre. Pour combattre les effets de la fragmentation et de l’isolement de certaines petites populations, on a même réalisé des pollinisations manuelles avec du pollen récolté dans d’autres populations distantes afin de rétablir des échanges génétiques évitant les effets délétères de la consanguinité. En fait, tout repose sur des interventions humaines régulières mais légères et non intensives ou brutales sur de grandes surfaces. 

Bibliographie

BIOLOGICAL FLORA OF THE BRITISH ISLES List Br. Vasc. Pl. (1958) no. 478, 2 Phyteuma spicatumL. BELINDA R. WHEELER ; MICHAEL J. HUTCHINGS Journal of Ecology 2002 90, 581–591 

Flora Gallica Ed. Biotope 2014

Reduced reproductive success and offspring survival in fragmented populations of the forest herb Phyteuma spicatum ANNETTE KOLB Journal of Ecology 2005 93, 1226–1237