Picidae

08/04/2022 De qui allons-nous parler avec ce titre nébuleux ? Contre toute attente, il ne s’agira pas d’animaux assoiffés de sang mais d’oiseaux amateurs de sève d’arbre : des pics ! S’ils sont bien connus pour se nourrir de larves et d’insectes qu’ils vont chercher en piochant dans le bois, ils peuvent par ailleurs, selon les différentes espèces, exploiter une large gamme d’autres ressources dont des graines et des fruits secs (cônes, noisettes, noix, …), des fourmis terrestres comme pour le pic vert qui se nourrit essentiellement au sol (voir la chronique), des oisillons ou des œufs d’autres oiseaux et, pour quelques espèces, la sève des arbres. Ils exploitent cette dernière ressource d’une manière très spéciale en provoquant son écoulement (d’où saigneur) via des séries de trous forés en cercles autour des troncs (d’où les anneaux). Chez nous, cette pratique est le plus souvent ignorée alors que certaines espèces dont le très commun pic épeiche la pratiquent couramment. 

Puits de sève 

Dans la suite de cette chronique, nous utiliserons l’appellation informelle de « suceurs de sève » pour les espèces de pics qui exploitent de manière assez régulière cette ressource alimentaire sans qu’elle soit pour autant leur ressource principale sur l’année. En effet, aucune espèce de pic dans le monde ne se nourrit exclusivement ou de manière quasi exclusive de sève d’arbre. Il n’existe pas chez les pics d’équivalent des nectarivores (colibris, souï-mangas, sucriers, dicées, …) dont le régime se compose essentiellement de nectar de fleurs. 

Puits de sève sur un aulne

La technique ne varie guère d’une espèce à l’autre chez les pics suceurs de sève. Ils creusent à coup de bec de petits trous ouverts, peu profonds (0,5 à 1,5cm), régulièrement espacés (de 0,5 à 1,5cm) dans l’écorce du tronc ou des grosses branches de la couronne de certains arbres vivants. Typiquement, ils forent une série disposée en rangée horizontale qui peut faire le tour de l’arbre ou se limiter à une face ; ensuite, ils attaquent une seconde série un peu au-dessus et ainsi de suite ce qui donne un motif de pointillés régulièrement organisés en anneaux ou ceintures superposées. Parfois, ces lignes amorcent une courbe en spirale. Comme un même arbre peut être exploité plusieurs années de suite (voire des décennies), progressivement, cette mosaïque de trous peut garnir une bonne partie de l’écorce du tronc et des grosses branches ce qui rend son repérage assez facile même si l’ensemble reste malgré tout assez discret. Au fil du temps, ces traces cicatrisent et se transforment (voir ci-dessous l’impact sur les arbres) mais restent visibles très longtemps ; elles se trouvent souvent accompagnées de nouvelles traces plus récentes. 

Anneaux irréguliers sur un tilleul en forêt

Plus rarement, certaines espèces de pics enlèvent même l’écorce entre les points de forage et semblent prélever un peu tissu frais en dessous (cambium), très nutritif, créant ainsi des anneaux continus. 

Arbres à sève 

Ces trous peu profonds visent à atteindre la couche en-dessous de l’écorce surnommée aubier (voir la chronique sur l’écorce des arbres) dans laquelle circule, dans les vaisseaux d’un tissu nommé phloème, la sève élaborée (voir la chronique sur cette sève), riche en sucres et en protéines, acides organiques, sels minéraux et acides aminés. Dans les secondes qui suivent le forage, la sève s’écoule et le pic lèche ce liquide avec sa langue rétractile ; on les surnomme de ce fait des puits de sève. Il y revient plusieurs fois par jour et creuse de nouveaux puits ou ravive ceux récemment forés. Il peut aussi ingérer à l’occasion des petits insectes attirés par cet écoulement sucré dont des fourmis. De même sur les conifères, il peut aussi récolter de la résine fraîche (notamment sur l’épicéa)

Sur un tilleul qui doit être utilisé depuis plusieurs années !

Sous nos climats, ce prélèvement se fait presque toujours au printemps au moment où l’activité interne des arbres reprend et où la sève se remet à circuler de manière intense avec le débourrement du feuillage qui commence la photosynthèse ; il coïncide avec une période souvent critique pour les pics : les ressources alimentaires classiques sont souvent épuisées ou maigres à la sortie de l’hiver et les oiseaux se préparent à se reproduire ce qui implique de fortes dépenses énergétiques (défense du territoire, parades, accouplements, creusement d’une cavité, ponte, …). Mais sous d’autres climats, l’activité peut aussi avoir lieu en été et en automne comme chez le pic maculé (Sphyrapicus varius) en Amérique du nord : la sève et l’aubier constituent alors l’essentiel de son alimentation avant son départ vers les sites d’hivernage plus au sud. Le pic à nuque rouge (S. nuchalis) de l’ouest du continent américain consomme de la sève toute l’année. En Californie, en pleine période estivale, le pic glandivore (Melanerpes formicivorus) dépend fortement de la sève des arbres (climat méditerranéen accentué). 

Tilleul dans une hêtraie de moyenne montagne

Les essences exploitées sont nombreuses, aussi bien des conifères que des feuillus. En Europe, on a recensé au moins 40 essences différentes concernées. Pour les conifères : l’épicéa ; le sapin pectiné ; les mélèzes ; les pins sylvestres et noirs ; le pin cembro ou arole en montagne ; l’if ; en région méditerranéenne des cyprès et des pins d’Alep ; pour les feuillus : les tilleuls très recherchés ; divers chênes dont les chênes rouges américains introduits ; les ormes ; le lierre (observation personnelle) ; des érables ; le hêtre ; le charme ; les bouleaux ; … 

Vieux lierre ponctionné

En Sicile, où le pic épeiche était auparavant rare, on a observé une expansion géographique de ce pic suceur de sève à la faveur des nombreuses plantations d’eucalyptus exotiques qu’il « saigne » régulièrement ; il ne le fait que sur certaines des espèces d’eucalyptus plantés, celles dont l’écorce est discontinue et se détache en plaques. Dans un arboretum en Tchéquie, sur les 1200 essences d’arbres présents, seules 4 d’entre elles font l’objet de tels prélèvements sève (par le pic mar, une espèce proche du pic épeiche) : des tilleuls et des virgiliers jaunes, arbres ornementaux originaires d’Amérique du nord. 

Arbres attractifs 

Pour une essence donnée, qu’est-ce qui détermine les pics à choisir tel ou tel individu sur lequel ils tendent à se concentrer préférentiellement ? On ne dispose guère, à ce propos, que de données établies en Amérique du nord où ce comportement est plus répandu chez plus d’espèces de pics et, en tout cas, y a été étudié depuis longtemps. Les espèces de pics suceurs de sève se répartissent dans au moins quatre genres différents dont les Melanerpes connus là-bas sous l’appellation significative de sapsuckers.  Les études montrent des différences significatives dans les choix exercés selon les espèces.

Ainsi, le pic maculé qui hiverne dans les bois de pins des marais du sud-est des USA y choisit des pins avec un diamètre supérieur à la moyenne des troncs disponibles (40cm versus 25cm) et la majorité des trous percés se trouvent sur des faces nord. Quand il revient dans sa zone de nidification plus au nord, il choisit significativement des arbres avec des blessures sans préférence par contre cette fois pour un diamètre particulier. La sève doit s’accumuler en amont de ces blessures quand elle redescend des feuilles où elle est fabriquée. Peut-être les écoulements de résine (pour les conifères) associés aux blessures servent-ils de repères visuels pour ce pic. 

Pic maculé et ses anneaux sur un bouleau

Le pic à tête blanche (Leuconotopicus albolarvatus) des montagnes Rocheuses est spécialisé sur une essence, le pin jaune (Pinus ponderosa) dont les graines forment son régime de base en automne et en hiver. Le printemps venu, alors que ces ressources s’épuisent, il exploite alors activement la sève de ces pins. Contrairement à son cousin ci-dessus, il choisit des arbres jeunes de petit diamètre qu’il pique sur toute leur longueur : sans doute est-ce lié à ses piètres capacités de « piocheur » qui le poussent à forer des pins à écorce plus fine, même s’ils donnent moins de sève. D’autre part, les trous sont percés très nettement sur les faces des pins exposées au sud-ouest en lisière : ces arbres font circuler plus tôt leur sève dès que la température dépasse les 0°C ; cette capacité est spécifique des conifères qui ont un feuillage persistant. La consommation de sève se limite au printemps jusqu’au moment de la naissance des jeunes pics ce qui confirme le rôle de supplément nutritif indispensable pour mener à bien la reproduction. 

Dans l’arboretum étudié en Tchéquie (voir ci-dessus), les ornithologues ont testé les virgiliers « saignés » : leur taux de transpiration n’est pas plus élevé que les arbres non exploités ce qui infirme l’idée d’un choix associé à une détection de la quantité de sève circulante. Les pics semblent faire des essais car on trouve des trous isolés (sans suite) sur de nombreux arbres : quand un arbre intéressant est détecté, il est mémorisé et revisité ensuite de manière très régulière. 

Pics européens 

Si historiquement ce comportement a surtout été étudié et médiatisé aux USA (voir ci-dessus), il a été à l’inverse complètement occulté ou négligé en Europe en dépit de la présence d’un certain nombre d’espèces de pics suceurs de sève. Sept espèces sont répertoriées comme pratiquant au moins un peu la récolte de sève : pic épeiche, pic mar, pic tridactyle pic épeichette, pic noir, pic à dos blanc et pic vert ; les trois premiers semblent être les plus adeptes de cette pratique. Les forestiers spécialistes arrivent d’ailleurs plus ou moins à différencier ces espèces au vu de leurs ouvrages. Ainsi, le pic à dos blanc (espèce rarissime localisée dans les Pyrénées en France) creuse des puits à sève sur un seul côté et sans les grouper ; les traces du pic épeiche seraient plutôt espacées et désordonnées alors que le pic tridactyle (très rare en France dans les forêts du Jura et de Savoie) trace des lignes très rapprochées, souvent presque continues et parallèles entre elles. 

Pic épeiche

Le pic épeiche, espèce très commune, exploite régulièrement cette ressource au printemps sur des feuillus dont les tilleuls ou les chênes rouges d’Amérique plantés mais aussi des conifères en montagne. L’importance de cette ressource dans le cycle de vie de l’épeiche ou du pic mar reste largement méconnue et probablement sous-estimée, au moins pour les populations montagnardes et/ou nordiques de ces espèces. 

Le pic tridactyle a été plus particulièrement étudié en Finlande où cette espèce boréale (relictuelle en France) est plus abondante dans les vieilles forêts. Cette espèce est très spécialisée dans l’exploitation des insectes sous l’écorce des arbres morts : scolytes et leurs larves, larves de longicornes, … Mais dans son environnement nordique au rude climat, cette ressource connaît de fortes variations saisonnières avec un creux manifeste en fin d’hiver et d’une année à l’autre au gré des épisodes de mortalité des arbres. Dans ce contexte, la sève devient une ressource plus prédictible et accessible justement au moment le plus critique, le printemps, avant la reproduction. Le pic tridactyle ponctionne aussi bien des feuillus que des conifères. Au printemps, il passe près du tiers de son temps de recherche de nourriture à cette récolte active : le maximum est atteint début mai puis décline fortement et cesse début juin avec les naissances de nichées. Il creuse de nombreuses rangées de nouveaux trous chaque printemps : sur 17 arbres, près de 400 rangées ont été comptées sur un seul territoire ! Il choisit surtout des arbres sur des lisières exposées au sud à l’instar de son cousin américain le pic à tête blanche (voir ci-dessus) lui aussi habitant de forêts montagnardes. Dans les Alpes suisses, on estime que certains arbres sont utilisés ainsi depuis près d’un siècle par des pics tridactyles !

Impacts 

Une telle activité aussi concentrée et répétée doit logiquement avoir un certain effet sur les arbres touchés. Au fil du temps, ces anneaux de perforations se transforment en bourrelets de cicatrisation annelés qui persistent très longtemps. Sur les chênes rouges d’Amérique en plantations, les perforations se transforment progressivement en marques losangiques. P. Legrand dans son article sur les traces des pics cite l’exemple d’une plantation de chênes rouges de 15 ans dont un tiers des jeunes troncs portaient des perforations ; dans un taillis de châtaignier voisin de 11 ans, 25% des tiges étaient touchées sur les trois quarts de la circonférence de l’arbre et répartis sur les deux tiers supérieurs. 

Cicatrices de prélèvements de sève (peut-être ?) sur un tronc de chêne d’Amérique

Les arbres ceinturés par ces anneaux voient leur croissance en diamètre diminuée : on a mesuré une perte de gain de diamètre de 1cm sur 10 ans soit 46% de l’accroissement global sur cette période. On suppose aussi que ces actions modifient les niveaux d’auxine, l’hormone de croissance, ce qui agit sur le nombre de branches produites et la forme de la couronne, même si ces effets restent très difficiles à évaluer. 

Sur les conifères à écorce plus épaisse et demandant donc sans doute des perforations plus profondes, les traces finissent par évoluer en bourrelets annulaires, parfois réactivés plusieurs années après leur abandon initial. Sur les chênes sessiles et pédonculés, ces anneaux peuvent donner naissance à un chancre qui affecte ensuite la croissance en diamètre. Des champignons opportunistes peuvent s’introduire via cette blessure ou des moucherons gallicoles peuvent y pondre leurs œufs ; ces anneaux évoluent alors vers des nécroses chancreuses. Tous ces effets n’affectent qu’assez peu la vie de l’arbre si on n’adopte pas un point de vue purement « productiviste » et il faut mettre en balance ces effets non désirés des forestiers avec les effets bénéfiques de la prédation des mêmes pics sur les insectes xylophages. 

Certains auteurs ont supposé que les arbres blessés ou en mauvaise santé étaient attaqués prioritairement ; auquel cas, leur exploitation pour la sève participerait à l’accélération de leur élimination en favorisant les attaques de champignons ou d’insectes. 

D’autre part, ces écoulements de sève nourrissent aussi toute une foule d’insectes, des petits mammifères comme des loirs ou des mulots, d’autres oiseaux tels que des mésanges, des fauvettes parulidés, des jaseurs et des colibris en Amérique du nord. Il se pourrait que localement ces arbres perforés deviennent ainsi des ressources clés ; les pics via cette activité, joueraient alors le rôle de pourvoyeurs de nourriture tout comme ils sont essentiels dans la fourniture de cavités pour la reproduction de nombreuses espèces (voir la chronique sur les réseaux de cavités). 

En tout cas, cet exemple illustre très bien la complexité des interactions entre espèces animales et végétales au sein des écosystèmes forestiers. Il pointe aussi notre méconnaissance dans nos propres environnements de tels comportements, de leur importance et de leurs conséquences. Comme quoi il y a encore beaucoup à découvrir dans des domaines accessibles à de simples observateurs : donc, désormais, ouvrez l’œil et dès que vous voyez de telles traces, ayez le réflexe de les prendre en photos et d’identifier l’arbre porteur via ses feuilles et/ou ses bourgeons. 

Attention : ne pas confondre avec des traces de recherche d’insectes dans un arbre mort sur pied ; noter que les trous sont dispersés et l’écorce s’est décollée

Bibliographie 

Des pics et des arbres Philippe Legrand – Michel Bartoli Rev. For. Fr. LVII – 6-2005 

Tree sap as an important seasonal food resource for woodpeckers: the case of the Eurasian three-toed woodpecker (Picoides tridactylus) in southern Finland. Timo Pakkala et al. Ann. Zool. Fennici 55: 79–92 2018 

The colonisation of great spotted woodpecker (Picoides major L.) in eucalypt woods and poplar cultivations in Sicily. T. La Mantia et al. Ecologia mediterranea. 2002

Birds Girdling Activity on Exotic Tree Species as a Form of Adaptive Behavior? Ivana Tomaskova et al. Contemporary Problems of Ecology, 2017, Vol. 10, No. 2, pp. 193–202. 2017. 

Characteristics of Sap Trees Used by Overwintering Sphyrapicus varius (Yellow-bellied Sapsuckers) in an Old-growth Pine Forest J. MORGAN VARNER et al. 2006 SOUTHEASTERN NATURALIST 5(1):127–134 

CHARACTERISTICS OF TREES USED BY WHITE-HEADED WOODPECKERS FOR SAP FEEDING IN WASHINGTON J. M KOZMA NORTHWESTERN NATURALIST 91:81–86 2010