Pour assurer leur reproduction, les plantes à fleurs doivent transférer le pollen sur le pistil par le processus de la pollinisation pour réaliser la fécondation des ovules par les grains de pollen. Une écrasante majorité d’entre elles ont recours à deux stratégies majeures pour ce faire : pratiquer l’autofécondation possible du fait du caractère hermaphrodite des fleurs ou recourir à des êtres vivants comme agents de transport du pollen. Les insectes constituent l’essentiel de ces auxiliaires majeurs dans le cadre de la pollinisation dite entomophile (entomo = insecte). Mais, 10% des plantes à fleurs et la grande majorité des conifères et apparentés pratiquent une troisième voie : l’anémophilie, où le vent sert d’agent de dispersion de leur pollen. Nous avons consacré une chronique entière aux « fleurs du vent », les plantes pollinisées par le vent  (anémophiles) de nos régions tempérées: les « arbres à chatons » tels que noisetiers, bouleaux, aulnes, charmes, chênes, ou dans les milieux herbacés (prairies, marais, pelouses, steppes) les graminées et leurs parentes, joncs, laîches, massettes, … Traditionnellement, y compris dans la communauté scientifique spécialisée, on considère que ces plantes anémophiles n’ont pas d’interactions avec les insectes pollinisateurs ; dans le secteur agricole on n’évoque les insectes pollinisateurs et les mesures pour leur conservation que par rapport à des cultures entomophiles (tournesol, arbres fruitiers, luzernes et trèfles, cultures légumières) et on considère que pour les céréales par exemple, réputées anémophiles, les pollinisateurs n’importent nullement. Est-ce si sûr et ne commet-on pas ici une grosse erreur d’appréciation liée à notre tradition de tout catégoriser de manière rigide  et de n’envisager les interactions que de manière univoque ? 

Revue de presse ciblée 

Afin d’explorer cette question, un chercheur australien vient de réaliser (2018) un exercice bien connu du monde scientifique,  la « revue de presse », qui consiste à scanner tous les articles scientifiques déjà publiés et dans lesquels apparaissent des mentions en lien avec le thème choisi. Pour ce faire, on utilise des mots-clés pour extraire les articles pertinents a priori (comme anémophilie, insecte entomophile, …) ; ensuite, vient le laborieux travail consistant à éplucher ces articles pour en dégager les informations et les classer. La tâche se fait à l’échelle mondiale et donne ainsi une vue synthétique du « déjà connu » mais pas forcément perçu de la communauté scientifique parce que très ponctuel ou dispersé dans le temps et sur plusieurs continents. 

Ici, le chercheur a donc cherché toutes les mentions d’interactions entre des plantes anémophiles supposées ou avérées et des pollinisateurs entomophiles. Il s’est focalisé plus particulièrement sur deux grands groupes d’insectes pollinisateurs connus pour être des pollinisateurs majeurs : les abeilles domestiques et solitaires et bourdons (Apoïdes ; « bees » en anglais ; voir la chronique sur les abeilles solitaires) et les syrphes (mouches floricoles : voir la chronique consacrée à ces pollinisateurs).  Ces deux groupes dépendent des fleurs pour leur alimentation que ce soit au stade adulte (syrphes) ou aux stades adulte et larve pour les « abeilles ». Enfin, la recherche a été axée entre autres sur les agrosystèmes et leurs réseaux de pollinisateurs ainsi que sur les mesures de conservation en faveur des pollinisateurs dans ces environnements cultivés. 

En janvier-février, la floraison des chatons mâles du noisetier attire les abeilles déjà sorties, surtout avec le réchauffement climatique : elles récoltent activement du pollen pour nourrir le premier couvain

Vision biaisée 

L’obstacle numéro un tient à l’état des connaissances actuelles sur les communautés de pollinisateurs dans les agrosystèmes, fortement centrées autour des cultures entomophiles, dépendant des insectes pollinisateurs pour leur production. Toutes les recommandations quant à l’amélioration des habitats pour soutenir les populations locales de pollinisateurs en fort déclin dont les bandes et jachères fleuries très médiatisées se focalisent sur des plantes à fleurs attractives pour les pollinisateurs par leur nectar : aucune mention n’est faite de l’usage de plantes anémophiles (dont des arbres et arbustes) pourtant grosses productrices de pollen, une des ressources alimentaires clé des pollinisateurs. 

Ce biais profond se retrouve dans les nombreuses études scientifiques sur les interactions plantes/pollinisateurs où les plantes anémophiles ne sont que très rarement prises en considération. La majorité des études empiriques sur ces relations sont réalisées avec des protocoles standard centrés sur les plantes à fleurs entomophiles et se déroulent au moment de leurs pics de floraison ; elles ne suivent pratiquement jamais ce qui se passe en dehors de ces périodes. Or, l’activité de production de pollen de nombre de plantes anémophiles se déroule souvent tôt au printemps dans nos régions tempérées à la faveur de l’absence des feuillages qui facilite la dispersion de leur pollen comme le cas des noisetiers en fleurs en janvier ou les buis en février-mars. Les observations se font aussi au moment des pics d’activité des insectes pollinisateurs des fleurs entomophiles i.e. en fin de matinée ou dans l’après-midi ; or, on vient par exemple de découvrir que des abeilles solitaires halictides visitent activement les épis de graminées réputées exclusivement anémophiles pour y récolter le pollen mais dans les premières heures qui suivent le lever du soleil. 

Tout se passe donc comme si les conditions idéales se trouvent réunies pour, de toutes façons, ne pas détecter la moindre interaction pollinisateurs/plantes anémophiles si elle existe puisque l’on se positionne massivement hors de leurs périodes potentielles de manifestation ! 

Le châtaignier, proche parent des chênes et hêtres, a des chatons mâles typiquement anémophiles mais très visités par des butineurs surtout que la floraison a lieu en début d’été

Ajoutons que pour nombre d’espèces aux structures florales peu voyantes, on considère par tradition qu’elles doivent être anémophiles. Or, récemment, des études spécifiques ont révélé que des plantes proches des graminées étaient en fait entomophiles comme un jonc alpin en Chine ou les cycas de la famille des Zamiacées. De même, on a toujours globalisé la majorité des Conifères et plantes apparentées comme des anémophiles alors que l’on observe communément des collectes de pollen par des insectes sur ces plantes comme sur les thuyas ou les éphédras par exemple ou même les ginkgos ! Il y a donc de grosses lacunes dans notre connaissance réelle des modes de pollinisation effectifs de nombreuses espèces de plantes classées arbitrairement comme anémophiles. 

Nouvelle vision 

Globalement, cette revue de presse démontre que les « abeilles » et les syrphes récoltent en fait du pollen sur une large gamme de plantes anémophiles et dans divers milieux. Près de la moitié des données concerne des régions tempérés ce qui semble logique vu la prédominance connue des plantes anémophiles dans ces environnements et qui s’explique d’un point de vue évolutif. On a aussi plus de données dans des milieux naturels ou semi-naturels que dans des sites urbanisés ou cultivés. On a à cette occasion dénombré au moins dix espèces de plantes cultivées réputées strictement anémophiles et qui sont visitées activement par abeilles et syrphes.

En bordure d’un champ de céréale, floraison d’une graminée (vulpin) et chénopode anémophile couvert de pucerons, susceptible d’attirer les syrphes notamment

Ces insectes ne visitent pas les plantes anémophiles que pour le pollen même si celui-ci constitue une ressource critique comme source de protéines soit pour les adultes femelles et la fabrication des œufs, soit pour le développement des larves : on a coutume de dire que le pollen est le « bifteck » des larves d’abeilles domestiques. Elles peuvent aussi y récolter d’autres ressources non florales : le miellat émis par les pucerons qui parasitent ces pantes (voir la chronique sur ce sujet) ; des résines ou des secrétions résineuses ou sucrées des feuilles et des tiges. Pour divers pollinisateurs, ces plantes peuvent aussi servir de sites de développement pour leurs larves (comme les larves prédatrices de pucerons de certains syrphes) ou comme source de matériaux pour construire des nids. Ainsi, on a montré que plusieurs genres de xylocopes ou abeilles charpentières dépendent d’arbres anémophiles pour creuser leurs galeries d’élevage ; ainsi le xylocope de Californie semble inféodé aux séquoias géants et aux séquoias toujours verts. 

Donc, il faut bien prendre en compte les plantes anémophiles dans la gestion des paysages comme ressource alimentaire a minima d’un certain nombre de pollinisateurs majeurs.

Interaction 

Cette exploitation du pollen des plantes anémophiles soulève la question de la nature de cette interaction (voir la chronique sur le classement des interactions) : profite t’elle aux deux partenaires impliqués (mutualisme +/+ : voir la chronique sur les mutualismes), en procurant une certaine part de pollinisation efficace pour la plante ? Ou bien s’agit-il de commensalisme : avantage pour les insectes et sans effet pour la pante, ni négatif, ni positif (+/0) ? Ou bien peut-on parler d’antagonisme si la plante y perd tant de pollen que cela devient négatif pour elle (+/-), comme une forme de prédation du pollen ? 

La majorité des plantes anémophiles produisent énormément de pollen par rapport au nombre d’ovules compte tenu des pertes élevées liés à la dispersion complètement au hasard ; on sait que de ce fait, dans les habitats fragmentés disjoints, la quantité de pollen peut devenir un facteur essentiel pour la réussite de la pollinisation. Par ailleurs on sait que certaines espèces bénéficient de ces visites des insectes dont des pantes cultivées (voir le paragraphe ci-dessous). Donc selon les contextes, du côté des plantes, on doit probablement se situer entre les trois types d’interactions mentionnés ci-dessus. 

Du côté des insectes pollinisateurs, on sait que dans les régions tempérées, la majorité des arbres anémophiles fleurissent tôt voire très tôt en saison et fournissent donc une ressource pollinique essentielle au début du printemps bien en amont du premier pic de floraison des fleurs entomophiles. La survie de diverses espèces d’abeilles solitaires à émergence précoce dépend étroitement de ces arbres ; même les abeilles domestiques en profitent fortement pour ravitailler le premier couvain dès que la reine rentre en activité (de plus en plus tôt avec le dérèglement climatique). A ce propos, dans cette étude, beaucoup de données proviennent d’analyses de pollen de ruches ou de miels d’abeilles domestiques. On pourrait arguer qu’il s’agit peut-être de pollen soufflé par le vent sur les autres fleurs non anémophiles et récolté incidemment par les abeilles. Mais des observations chiffrées montrent que les taux de pollen de plantes anémophiles ne correspondent pas avec leur fréquence dans l’environnement immédiat des ruches ; des études sur des abeilles solitaires démontrent aussi qu’elles exploitent effectivement aussi bien des plantes entomophiles qu’anémophiles dans leur environnement. 

Syndrome tempéré ? 

Nous avons beaucoup insisté sur les régions tempérées mais, dans cette revue de presse, les milieux tropicaux et subtropicaux viennent juste après les régions tempérées quant à l’exploitation des plantes anémophiles. Pourtant, on sait que l’anémophilie est bien moins répandue dans les biomes tropicaux notamment dans les forêts tropicales où les conditions climatiques ne s’y prêtent guère et où règne l’entomophilie. Plus de la moitié (55%) des données recueillies sur ces milieux concernent des plantes du groupe des graminées et cypéracées (Poales), les « herbes ». Issues de 33 études différentes, la plupart relèvent d’analyses de miels ou de pollen de ruches sans indication d’habitat et le reste recouvre des milieux ouverts de type savanes ou forêts galeries clairsemées. La majorité se situe dans des environnements semi-naturels sur des plantes cultivées. Cet aspect n’est pas anodin et pointe peut-être que dans ces milieux perturbés par l’homme, les plantes anémophiles deviendraient encore plus importantes pour la survie des pollinisateurs. 

On a suggéré que cette prééminence des graminées tropicales serait liée au fait qu’une certaine proportion d’entre elles présente des épis floraux avec des couleurs contrastées. Ainsi, « l’herbe mille-pattes » (Eremochloa ophiuriodes) originaire d’Asie tropicale présente des épis tachés de rougeâtre et des anthères très voyantes violettes ; aux USA où elle est naturalisée, elle reçoit les visites des abeilles domestiques et deux espèces d’abeilles solitaires qui collectent activement son pollen. Cependant, au final, le pourcentage des graminées dans ces collectes sur plantes anémophiles se situe au même niveau en régions tempérées comme en régions tropicales et subtropicales : ce serait donc une pratique répandue et largement sous-estimée. 

Entre deux 

Depuis longtemps, on a mis en évidence chez certaines espèces de plantes un syndrome de pollinisation mixte (nommé ambophilie) associant à la fois dissémination du pollen par le vent et par des insectes, preuve que la séparation des deux modes n’est pas nette et tranchée. On en connaît des exemples dispersés dans des familles très différentes : les pigamons chez les renonculacées, certains saules (salicacées), des crucifères comme l’alysson épineux des sierras andalouses, des plantes aquatiques, …. Chez le buis des Baléares par exemple (très proche du buis commun et souvent cultivé), des expériences montrent que le vent agit comme un agent efficace de dispersion du pollen comme le suggèrent ses fleurs nues aux anthères très serrées et exposées. Mais il reçoit aussi de nombreuses visites d’abeilles attirées entre autres par le nectar et le parfum marqué : l’abondance et la nature de ces visiteurs dépend du créneau temporel de la floraison brève et des populations de buis. On n’arrive pas à déterminer en général s’il s’agit d’une stratégie stable et flexible ou d’un stade de transition dans une évolution de l’entomophilie vers l’anémophilie. La variabilité de la part des deux modes plaide en faveur d’une sorte d’assurance à la reproduction qui permettrait de compenser la rareté ou l’absence temporelle ou locale de pollinisateurs (notamment lors d’épisodes météorologiques défavorables). Là encore, dans le contexte de fort déclin des pollinisateurs dans les milieux cultivés notamment, il se peut que cet aspect prenne une importance majeure. 

Parfois, l’activité des pollinisateurs pourrait servir de facilitateur indirect comme chez les plantains. Abeilles et syrphes visitent activement par exemple les épis floraux du plantain lancéolé aux fleurs nues typiquement anémophiles ; d’ailleurs, quand on fait des analyses polliniques de sédiments tourbeux passés, basées sur des pollens transportés par le vent, les pollens de plantain servent de marqueur fiable d’ouverture des milieux par les activités humaines. Or, on a récemment démontré que les propriétés mécaniques des filets des étamines facilitent la libération du pollen sous l’effet des turbulences  aériennes (entrée en résonance) ce qui provoque des lâchers brusques de pollen ; les visiteurs s’activant sur ces fleurs pourraient donc eux aussi induire ce processus et favoriser la libération du pollen emporté ensuite par le vent. 

Tout ceci confirme combien nous sommes encore très ignorants de la subtilité et de la diversité des modes de pollinisation tant au niveau des espèces mais aussi des populations selon les contextes environnementaux. 

Production agricole 

On sait que les syrphes au moins fréquentent assidument les champs de céréales à la fois pour y récolter du pollen et du miellat produit par les pucerons installés. Par ailleurs, la présence éventuelle d’adventices fleuris attire aussi des abeilles qui en profitent pour collecter du pollen des céréales. Récemment, on a démontré que sur au moins deux cultures, le colza et le café robusta, réputées soit autofécondes ou anémophiles et indépendantes des pollinisateurs, ces derniers apportaient un plus non négligeable dans la production de graines ; voir la chronique sur le colza et les pollinisateurs sauvages.

Or, les stratégies de conservation des pollinisateurs en milieu agricole se concentrent d’une part à proximité des cultures entomophiles et d’autre part sous la forme de bandes fleuries à base de plantes entomophiles. On retrouve la même tendance en milieu urbain avec les types de fleurs préconisés dans les espaces verts ; par contre, on ne parle jamais des graminées notamment dans les pelouses urbaines où les tontes répétées empêchent toute possibilité de floraison. On sait par ailleurs que ces types d’aménagements fleuris ne profitent guère aux populations locales de pollinisateurs qui préfèrent les milieux naturels ou semi-naturels encore présents (comme des pelouses calcaires ou des talus herbeux). Il serait donc bien plus intéressant de développer les surfaces de ces éléments naturels dans lesquels se développerait aussi une part de plantes anémophiles et de promouvoir les plantations de haies comprenant une part d’arbustes et arbres anémophiles (et pas seulement des arbustes à fleurs classiques). 

Abeille sur colza : un rôle majeur longtemps sous-estimé

Il reste aussi beaucoup à découvrir à propos des activités réelles des pollinisateurs sur le terrain notamment hors des périodes classiques et dans les milieux transformés : les sciences participatives (avec par exemple des prises de vue de pollinisateurs en action) pourraient en la matière apporter de précieuses informations et compléter notre vision tronquée des relations plantes/pollinisateurs. En tout cas, pour ceux qui possèdent un jardin, il faut désormais cesser de ne penser qu’en terme de « fleurs à insectes » et raisonner plus globalement en incluant les « fleurs du vent » … mais avec néanmoins un frein majeur, les risques d’allergies polliniques associés à certaines plantes anémophiles ! 

Epis mâles de maïs

Bibliographie 

Insect pollinators collect pollen from wind-pollinated plants: implications for pollination ecology and sustainable agriculture. MANU E. SAUNDERS Insect Conservation and Diversity (2018) 11, 13–31 

Spatio-temporal variation in the pollination mode of Buxus balearica (Buxaceae), an ambophilous and selfing species: mainland-island comparison. Amparo Lazaro and Anna Traveset ECOGRAPHY 28: 640􏰀/652, 2005 

Turbulence- induced resonance vibrations cause pollen release in wind-pollinated Plantago lanceolataL. (Plantaginaceae). Timerman D, Greene DF, Urzay J, Ackerman JD. 2014J. R. Soc. Interface 11: 20140866.