03/09/2023 Naturellement, beaucoup de plans d’eau ou de rivières voient leur niveau baisser en été de manière durable ce qui découvre des espaces nus auparavant sous l’eau : des grèves (de grava, gravier) composées de vases, de sables ou de graviers. La crise climatique accentue fortement la formation de telles grèves en marge des plans d’eau, parfois de manière durable dans le temps alors qu’autrefois, en général, le niveau remontait en hiver.

A peine découvertes ces grèves voient émerger des foules de plantules qui poussent très rapidement : une végétation spécialisée dans la conquête de ces milieux éphémères s’installe et va prospérer durant la brève fenêtre de temps dont elle dispose avant la remontée de l’eau.

Nous allons ici illustrer ce processus de « vague verte » qui colonise les grèves avec un exemple un peu particulier : la retenue d’eau d’un barrage en Auvergne que je parcours régulièrement depuis des années.

Barrage de la Sep

Cette retenue d’eau, connue sous le nom de barrage de la Sep, se trouve en bordure des Combrailles auvergnates (chronique). D’une surface de 33 hectares, ce « lac » s’étale en longueur sur deux kilomètres et occupe l’emplacement de la vallée boisée du ruisseau de la Sep, un affluent de la Morge.

Le barrage a été construit en 1994 pour soutenir l’alimentation en eau de la Morge en été et permettre l’irrigation des cultures, essentiellement des maïs, dans la partie de la plaine de Limagne que traverse ensuite la rivière. Près de deux milles hectares sont ainsi arrosés tout l’été, même en plein jour sous un soleil de plomb (!), sur les terres de deux cents agriculteurs. Une sorte de méga bassine avant l’heure aussi désastreuse que ces dernières pour l’environnement !

Automne 2019 : la retenue « a touché le fond » !

Du fait de ces prélèvements importants et des épisodes récurrents de canicules et de sécheresses, la retenue d’eau connaît depuis une décennie de très fortes fluctuations du niveau d’eau : une baisse s’amorce souvent dès la fin du printemps et se prolonge tard en automne, selon les précipitations qui alimentent le bassin versant. En 2019, la retenue s’est ainsi retrouvée complètement à sec en été ce qui a suscité de l’émoi dans les médias y compris à l’échelle nationale.

La retenue début septembre 2023

En tout cas, désormais, presque chaque année, le niveau baisse d’au moins de moitié et libère ainsi de vastes grèves couvrant une bonne dizaine d’hectares. Ce paysage spectaculaire, complètement artificiel, va donc servir de cadre à la découverte de la végétation qui colonise ces grèves.

A noter que ce paysage constitue un très beau cadre de promenade et espace de découverte notamment avec des enfants (avec quelques précautions par rapport à la vase !). Ainsi, avec Tom, un de mes petits-fils, nous nous sommes essayés à du land’art animalier (très modeste) : des «œuvres » qui, normalement, devraient durer plusieurs années même si elles sont recouvertes chaque année.

Zonations

La retenue s’insère dans une vallée très encaissée, creusée dans des roches de type granitique qui s’érodent en sable grossier (arène) et en graviers. Les pentes raides ayant été déboisées et retaillées lors des travaux, les sols d’origine ont disparu et toute la partie supérieure de la retenue expose ainsi des sables, cailloux, gros rochers granitiques. Plus on se rapproche du fond de l’ancienne vallée, plus une vase épaisse noirâtre devient prédominante en surface : elle résulte des apports du ruissellement du bassin versant et de la descente des anciens sols des pentes. Ainsi se dessine une zonation latérale de haut en bas.

Sur les pentes, le retrait progressif de l’eau par à-coups (au gré des prélèvements d’eau) engendre des figures de strates très régulières qui suivent les courbes de niveau, véritable œuvre de land’art. Ces strates composées de sable et de graviers un peu triés reçoivent de fins dépôts vaseux qui s’insinuent entre les grains.

Ainsi, du fond au sommet, les futures plantes colonisatrices disposent, après la baisse du niveau, d’un terrain entièrement nu, sans compétition initiale, plus ou moins enrichi en matière organique issue de la sédimentation. Bien qu’exposés à la pleine lumière, ces terrains découverts bénéficient de plus de la présence d’eau souterraine infiltrée dans la roche naturellement très fissurée (diaclases) pendant toute la période d’immersion hivernale et printanière. Les plantes disposent donc de deux avantages décisifs permettant une croissance très rapide : de l’eau et des nitrates tout en étant en pleine lumière. L’eau restant dans la retenue entretient de plus une atmosphère humide au fond du vallon encaissé. Ceci explique la présence de grandes plantes (voir ci-dessous) dépassant le mètre en fin de saison bien que n’ayant qu’une fenêtre de temps limitée pour se développer. Un peu comme le maïs dans la plaine … les pesticides en moins !

A cette zonation spatiale, s’ajoute une zonation temporelle. Le niveau baissant progressivement, les terrains les plus en hauteur sont découverts les premiers et seront recouverts en dernier lors de la remontée progressive elle aussi. Les plantes « d’en haut » disposent donc de beaucoup plus de temps pour se développer même si elles ont moins d’eau et moins de sédiment nutritif. La composition et l’aspect de la végétation du haut des pentes diffère donc nettement de celle qui doit attendre parfois le mois d’août pour germer mais bénéficie de vasières gorgées d’eau et de nutriments.

Tsunami de persicaires

Le cadre étant posé, nous allons maintenant zoomer sur quelques plantes ultradominantes sachant que la diversité floristique n’y est pas très élevée du fait du contexte particulier.

La plus nombreuse et celle qui couvre le plus de surface reste, année après année, la persicaire à feuilles de patience. Ses effectifs, si la fantaisie prenait de les recenser, doivent se chiffrer au moins en centaines de milliers de pieds ! Elle s’installe dès la moitié supérieure et explose sur les fonds vaseux, formant des tapis quasi exclusifs.

Cette apparition massive et très rapide, dans les semaines qui suivent l’émersion, signifie qu’elle dispose d’un stock colossal de graines dormantes dans le sédiment et qui ont résisté à l’immersion prolongée. Effectivement, très vite, elle fleurit et chaque pied produit des dizaines d’épis composés eux-mêmes de dizaines de fleurs. On estime que 90% des fleurs s’autofécondent automatiquement ce qui assure une reproduction quai certaine quel que soit la météo automnale. Elle atteint la maturité avant les premiers froids et avant la remontée du niveau (en général) et libère ainsi ses fruits-graines noirs luisants (akènes) qui tombent au fond.

On note la présence de deux types d’épis : des blancs jaunâtres et des roses ; ceci fait partie de la variation naturelle de cette espèce éminemment variable et plastique, capable de s’adapter à de nombreux milieux. On note ainsi une forme aux feuilles recouvertes d’un fin tomentum blanc (surnommée persicaire pâle) qui tranche sur le fond vert du tapis végétal. Elle est la plus hygrophile des persicaires très communes et se retrouve comme adventice dans les champs cultivés aux sols humides. Ainsi, elle prospère souvent dans les champs de maïs, … surtout quand ils sont irrigués : beau pied de nez !

La plante Javel

Curieusement, dès que l’on commence à marcher sur ces grèves en cours de végétalisation naturelle, on perçoit de manière diffuse une nette odeur d’eau de Javel, comme dans une piscine chlorée ! Certaines fois, on la détecte dès les abords de la retenue, depuis les pistes qui suivent les berges. Il ne s’agit pas du tout d’une forme de pollution mais du « parfum » émis par le feuillage d’une plante très commune, elle aussi en vastes tapis : la corrigiole des rivages.

Sans cette odeur prenante, elle passerait facilement inaperçue en dépit de son extrême abondance. En effet, ses tiges sont plaquées au sol et portent de petites feuilles ovales toutes semblables d’un vert bleuté. Elle apparaît massivement sous forme de minuscules plantules du plus bel effet sur les vases sableuses ou les rides de sable qui ourlent les pentes (voir ci-dessus). La supposée ressemblance de ces tiges grêles avec des courroies (corrigia en latin) lui ont valu ce nom peu transparent de Corrigiole ; les anglo-saxons ont repris cette image sous le nom de strapwort, soit « herbe aux lanières ».

Sa floraison n’attire pas plus l’attention : des groupes de fleurs minuscules à cinq pétales blancs, très serrées entourées de feuilles. Elle appartient à la famille des Caryophyllacées.

Cette espèce est vraiment spécialiste des sables humides et exondés et se retrouve en nombre aussi sur les grèves des grandes vallées alluviales. Sa présence ici interroge un peu car, avant la création du barrage, nous étions ici dans une vallée boisée, très loin de ses habitats a priori. Mais, elle peut ausis coloniser des sables dénudés un peu humides le long des chemins et même dans des champs sableux cultivés. Ainsi, était-elle sans doute déjà présente auparavant mais en très petit nombre et a explosé avec l’ouverture de ces surfaces découvertes idéales pour elle.

On notera que tout comme la persicaire ci-dessus et celles qui vont suivre, il s’agit de plantes annuelles estivales à cycle court. Aucune plante terrestre exondée ne peut survivre ensuite à une immersion prolongée sous, ici, plusieurs mètres d’eau !

Cotonnière et micro-mousses

Sur les vases humides, qui tendent à se craqueler en mosaïques en se desséchant, on trouve une petite plante basse qui attire l’attention par son feuillage blanchâtre cotonneux sur les deux faces : le gnaphale des marais. En grec, gnaphalon désignait une plante qui servait à garnir l’intérieur des matelas ; cette allusion se retrouve dans son surnom de cotonnière (cottonweed en anglais).

Contrairement à la corrigiole ci-dessus, elle forme des touffes très ramifiées dès la base mais qui se redressent, comme des mini-buissons. Cette composée fleurit sous forme de têtes florales (capitules) très serrées, rappelant celles des génépis des hautes montagnes, de proches parents. Elle aussi est une spécialiste des sables et vases humides mais est bien plus répandue que la corrigiole.

En automne, sur les vasières les plus basses et si la météo reste humide, les « dalles » de vase craquelée peuvent se couvrir d’efflorescences vertes chatoyantes : des mini-mousses spécialistes de ces environnements éphémères. Il faut se coucher (sur la vase, pas facile !) et sortir la loupe à main pour en apprécier les détails et la beauté.

Si des lecteur(trice)(s) spécialistes de ces charmants êtres minuscules sont capables d’identifier les espèces, je suis preneur !

Bidents

Les grands maîtres des lieux sont bien les bidents, de grandes composées à capitules jaunes, entourés d’une collerette de bractées dentées, et au feuillage très découpé en folioles, d’où leur surnom de chanvre d’eau (comme l’eupatoire chanvrine). Deux espèces, hyper abondantes, peuplent les grèves depuis les hauteurs jusqu’au fond en peuplements considérables : le bident trifolié de taille moyenne et le bident feuillu qui peut atteindre presque deux mètres de haut. Ce dernier est une espèce originaire d’Amérique du nord en pleine expansion ; il se distingue de son cousin autochtone par ses feuilles médianes à segments portés par des pétioles (versus sans pétiole ou sessiles).

A partir d’octobre, les bidents feuillés virent au rougeâtre

Si vous ne savez pas ce que veut dire bident, je vous propose une expérience « inoubliable » : venez ici en automne, quand les capitules sont fructifiés, et circulez sans retenue au milieu des peuplements à perte de vue. A la sortie, examinez vos chaussures de marche et leurs lacets et vos bas de pantalons : ils seront criblés de dizaines de fruits sombres, fichés dans les tissus par deux harpons raides (les deux dents du bident !) très accrocheurs. Sous la loupe, on voit que ces deux dents sont armées de petites épines dirigées vers le bas ce qui explique leur pouvoir accrocheur. Surtout, ne venez pas ici avec un chien car il ressortira couvert de ces akènes harponneurs !

Cette capacité à s’accrocher constitue un dispositif efficace de dispersion via les animaux ou les humains (épizoochorie) qui leur permet de se propager à grande distance : si vous épluchez vos chaussures et vêtements une fois arrivés chez vous ils auront pu parcourir une certaine distance ! Ils peuvent aussi flotter et être transportés au fil de l’eau.

Grands bidents feuillés et bidents tripartites plus bas

Ces bidents à croissance très rapide représentent l’archétype des plantes nitrophiles spécialistes des vases exondées riches en matière organique (et en eau).

Haut de grève

Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre zonations, la partie supérieure des pentes, la plus sèche et exondée le plus longtemps, voire en continu quand le barrage ne se reremplit pas complètement en hiver).

Cette frange caillouteuse ou sableuse voit donc s’installer une autre végétation avec entre autres des bisannuelles ou des vivaces dans la mesure où elles ne sont pas submergées.

Les grandes vergerettes du Canada prolifèrent ainsi sur ces pentes, créant des paysages de mini-arbustes herbacés. D’autres composées les accompagnent comme des andryales venues des chemins rocheux juste au-dessus, des matricaires inodores, …. Des adventices des cultures opportunistes des espaces dénudés, peuvent occuper les secteurs un peu plus humides telles ces amarantes en masse ou bien des petites colonies d’ambroisies dans les zones sableuses (comme sur les grèves des rivières).

Quelques jeunes arbres réussissent aussi à s’implanter comme des peupliers noirs et des saules blancs dont quelques grands spécimens occupent les entrées de ruisseaux du bassin versant. Certains réussissent à se développer dans la mesure où ils supportent la submersion partielle.

Belle rose

Nous allons terminer ce tour d’horizon botanique avec une petite annuelle, pas facile à observer mais qui peut se montrer ici en grandes quantités ce qui la rend plus visible : la gypsophile des grèves. Haute de 5 à 15 cm au plus, cette petite plante grêle et ramifiée se pare de nombreuses fleurs veinées de rose, délicates et ravissantes, qui valent le détour en dépit de leur taille proportionnelle à la plante avec des pétales de 5mm de long ! Elle appartient à la famille des Caryophyllacées ce qui explique son surnom de petit œillet.

Spécialiste des sols argileux ou sablonneux frais, elle colonise les champs humides non traités et les grèves des étangs asséchés. On la croise sur les chemins dénudés humides en compagnie d’autres petites annuelles comme le jonc des crapauds ou la cotonnière des marais (voir ci-dessus). Assez commune en plaine, elle reste très discrète et passe le plus souvent inaperçue. Son épithète latin muralis (des murs) est bien malheureux car ce n’est pas du tout son milieu de vie ! Alors, nous l’avons rebaptisé gypsophile des grèves !

Elle fleurit en été et en automne : effectivement sur le barrage de la Sep, elle apparaît en masse à partir de mi-août, ponctuellement plutôt sur les grèves en haut du barrage.