17/01/2024 Non, Zoom-nature ne déraille pas : nous allons bien parler d’insectes qui jouent, vraiment ; quant au roule-ta-bille, c’est un mot que j’ai inventé pour décrire l’activité à laquelle ils se livrent dans ce cas particulier.

Rassurez-vous : moi aussi quand j’ai découvert cette publication, tout ce qu’il y a de scientifique, j’ai cru à une blague : comme la plupart d’entre vous j’imagine, je croyais que l’activité du jeu était limitée aux mammifères et aux oiseaux, et encore pas tous. Cela en dit long sur notre méconnaissance du Vivant et notre difficulté à imaginer que, non, nous ne sommes pas, nous Humains, les seuls à avoir de tels comportements : vous savez le vieux mythe des « propres de l’Homme » comme le rire ou la compassion ! Puisse cet exemple passionnant faire voler définitivement en éclats ces barrières qui nous empêchent de voir l’ensemble du Vivant tel qu’il est vraiment. Allons donc voir jouer les Bourdons … avec des billes de bois !  

Cérébraux

Avant d’aborder l’histoire du jeu, il faut avoir en tête que les Bourdons (comme bien d’autres insectes sociaux notamment) développent des capacités cognitives qui vont bien au-delà des simples comportements stéréotypés auxquels on les confine traditionnellement. Non, ce ne sont pas des petits robots pré-programmés : ils sont capables d’apprendre et de mémoriser comme le révèlent les deux études qui suivent.

On a démontré (1) que les Bourdons peuvent exprimer des états de l’ordre de l’émotion positive. Dans une expérimentation, on les a entraîné à recevoir une récompense sucrée associée à un signal précis. Ensuite, après leur avoir offert d’abord la récompense, ils se montrent nettement plus réactifs et efficaces face à des situations problématiques pour eux. L’état d’émotion positive généré par la récompense influe sur les décisions que prend l’animal. Si on applique un antagoniste de la dopamine, un neurotransmetteur, cet effet disparaît : preuve que des circuits neuronaux se sont mis en place.

Une autre étude (2) a été réalisée par une équipe finno-anglaise qui travaille sur les bourdons terrestres. Ils ont élevé en laboratoire des colonies de Bourdons dans un nichoir équipé de dispositifs permettant d’observer, relié par un large tunnel transparent à une arène fermée où de la nourriture (nectar/pollen) est mise à disposition.

Dispositif d’étude (extrait de 3Biblio) ; nid colonie en gris ; tunnel en bleu ; arène de nourrissage en rose ; en blanc, la zone avec les billes et le chemin central dégagé ; P = pollen ; S = sucrose, équivalent du nectar.

Ces chercheurs ont entraîné les Bourdons à interagir avec des billes en bois pour obtenir une récompense de manière à évaluer leurs capacités cognitives (apprentissage et mémoire). Ils ont placé donc ces billes dans le tunnel de jonction et les bourdons étaient entraînés à déplacer ces billes dans une certaine direction pour obtenir une récompense (sucrée !). Les Bourdons ouvrières qui apprenaient en voyant un modèle artificiel de bourdon déplacer une bille apprenaient bien plus efficacement que celles qui voyaient la bille se déplacer via un aimant. Elles montraient à cette occasion une remarquable flexibilité cognitive comme par exemple choisir la bille la plus proche de la cible récompense même s’il était d’une couleur différente de celle avec laquelle elles s’étaient entraînées !

Autrement dit, les Bourdons sont loin d’être « limités du cerveau » comme on a trop tendance à le penser vis-à-vis des insectes en général, autre anthropomorphisme majeur (le syndrome du « gros cerveau mammalien »).

Roule-ta-bille

Il me faut expliciter cette expression mystérieuse : elle vient du dispositif expérimental mis en place (3) par l’équipe de chercheurs à l’origine de cette découverte, la même qui a réalisé la seconde étude ci-dessus.

Entre deux séries d’expériences, les chercheurs laissaient en place des billes de bois qui avaient servi pour l’entraînement des Bourdons.

Et, c’est là qu’ils ont commencé à observer des comportements inattendus de la part des ouvrières et des mâles allant et venant entre le nichoir et l’arène : bien que le tunnel soit suffisamment large et dégagé, les bourdons semblaient souvent marcher sur les billes en place et même rouler avec elles, sans raison apparente. Ceci a donc motivé une nouvelle étude centrée sur cette interaction avec une question centrale : est-ce une activité de jeu ? Bel exemple de sérendipité : faire par hasard une « découverte » inattendue qui ouvre la voie vers de nouvelles connaissances.

En tout cas, les chercheurs n’ont pas eu l’idée initiale de proposer des billes aux Bourdons pour voir s’ils allaient jouer avec : personne n’y aurait pensé auparavant ! On ne connaissait jusque là guère que deux exemples de jeux avérés chez les insectes : un jeu social chez les Fourmis rousses et chez de jeunes Guêpes polistes (chronique). Dans les deux cas, il s’agissait de simulacres de bagarres. Mais on n’avait pas d’exemple de jeu avec des objets inanimés.

Le jeu, c’est sérieux en science

Je vous ai prévenu : nous sommes ici dans un contexte scientifique, en éthologie, la science des comportements. Là, on ne qualifie de jeux que les comportements qui répondent à cinq critères précis devant être validés expérimentalement. Voici ces 5 critères, sachant que nous allons les reprendre ci-dessous en détail dans le contexte précis des Bourdons.

Critère 1. Le comportement observé n’a pas de fonction évidente, au moment où il est effectué : il n’a pas de fonction adaptative immédiate. Ainsi, il ne doit pas être mis en œuvre pour obtenir de la nourriture, les faveurs d’un partenaire sexuel (eh oui, la drague lourde et insistante n’est pas un jeu … surtout pour celui-celle qui la subit !) ou un abri par exemple. Attention, cela ne veut pas dire pour autant que cette activité n’a pas une valeur adaptative : elle peut apporter des bénéfices en termes de survie et de succès reproductif mais de manière décalée dans le temps et dans des domaines sans lien direct avec l’activité de jeu. Nous verrons que c’est pleinement le cas pour les Bourdons.

Critère 2. Cette activité doit être volontaire, spontanée et constituer une récompense en elle-même.

Critère 3. Les activités motrices mobilisées au cours des moments de jeu doivent être différentes de celles utilisées par exemple pour la recherche de nourriture ou de séduire un-e partenaire (non immédiatement fonctionnel : voir le critère 1).

Critère 4. Le jeu est répété mais jamais stéréotypé ce qui le distingue des tics d’habitude ou de comportements effectués au hasard une fois

Critère 5. Le stress peut empêcher de jouer temporairement ou même arrêter complètement le jeu : autrement dit, le jeu doit être une activité agréable pour l’exécutant dans un état de non-stress, « relax ». Un contre-exemple illustre tristement ce critère : les animaux en cage ou en enclos qui vont et viennent en permanence en suivant toujours le même circuit, avec le même nombre de pas, ne jouent pas du tout … même si souvent ça « amuse » le public !

Par ailleurs on distingue trois grands types de jeu :

  • dans un contexte social comme les interactions entre jeunes animaux qui se « bagarrent pour de rire »
  • avec une activité locomotrice intense et soutenue mais sans avoir un besoin apparent de le faire (voir critère 1)
  • en interaction avec un objet inanimé comme le Chien qui joue avec un bâton.

Expérimentation

Les chercheurs (3) ont donc mis en place un nouveau protocole d’étude avec le même type de montages (voir ci-dessus). Le passage central dans le tunnel est maintenu dégagé mais 18 billes de différentes couleurs sont placées de part et d’autre ; les unes sont simplement posées et donc mobiles et les autres sont fixées, non déplaçables. Les bourdons sont marqués individuellement, sexés et on connaît leur âge. Tout est fait pour recréer un environnement le plus proche d’une situation naturelle de manière à limiter les risques de stress ; le cycle quotidien est reconstitué via l’éclairage artificiel. De la nourriture est fournie ad libitum et on recharge même les cellules à miel dans la colonie.

Les passages dans le tunnel et les interactions avec les billes sont toutes filmées et les trajectoires des billes déplacées reconstituées (orientation, distance parcourue, vitesse, …).

Séquence de roule-ta-bille de 4 secondes (extraite de 3 Biblio)
a) l’ouvrière s’approche ; b) elle touche la bille avec ses pattes antérieures ; c) elle s’accroche ; d-e-h : elle roule avec la bille ; i) elle arrête mais a déplacé la bille entre temps.

Finalement, les chercheurs vont disposer de 910 actions filmées de « roule-ta-bille » ; elles concernent 45 Bourdons différents, des deux sexes (ouvrières et mâles) : chacun d’eux a déplacé une bille entre une et 44 fois sur une journée et entre 1 et 117 fois sur la durée totale de l’expérimentation.

Il ne « restait plus » qu’à faire subir l’épreuve de vérité à la masse de données collectées : oui ou non, les activités de roule-ta-bille observées répondent- elles aux cinq critères nécessaires pour déclarer qu’il s’agit bien d’un jeu. Nous allons les passer successivement en revue : ceci est un bel exemple de la démarche scientifique avec l’analyse critique des résultats obtenus avant de conclure.

Recherche de nourriture ?

C’est le critère 1 (voir ci-dessus) : est-ce que cette activité répond à un besoin immédiat lié à la survie (donc fonctionnel) ? On peut envisager plusieurs possibilités.

Est-ce une forme de recherche de nourriture ? Dans la nature, quand les Bourdons recherchent leur nourriture (pollen et nectar) et qu’ils ont localisé une source de nourriture (des groupes de fleurs), ils volent directement de la colonie vers celle-ci. Ici, dans le dispositif, ils doivent passer par le tunnel avec le chemin central dégagé et les billes sur les côtés. Quand ils partent vers l’arène de nourrissage ou en reviennent, ils ne découvrent les billes qu’au dernier moment, en passant. Et pourtant, ils s’écartent en passant et viennent vers les billes et roulent avec, même en revenant chargés de pollen et nectar. Donc, ils ne semblent pas prendre ces billes pour de la nourriture.

Chez les ouvrières, on note une relation entre leur âge et l’intensité de l’interaction avec les billes. On sait qu’une ouvrière passe par plusieurs stades d’activité au cours de sa vie . Tant qu’elles ne sont pas en phase de récolte de nourriture pour ravitailler la colonie, elles « roulent » beaucoup puis cette activité diminue avec l’âge croissant et le passage au stade de récolte.

Chez les mâles, la relation avec l’âge est encore plus nette. On sait qu’ils ne vont se nourrir que pour eux-mêmes et ne récoltent rien pour la colonie. Or, ils « roulent » très fortement dans les huit premiers jours qui suivent leur émergence : autrement dit, une activité concentrée chez les « jeunes ». 

D’autre part, si ces billes étaient perçues et roulées en croyant que c’est de la nourriture, on devrait observer des comportements identiques à ceux observés quand ils butinent : or, on ne voit aucune extension de la langue ni tentative de morsure comme ils le font sur les corolles pour accéder plus vite au nectar (bourdons tricheurs !).

Toutes ces données suggèrent donc très fortement qu’il ne s’agit pas d’une activité de type recherche de nourriture et qu’elle est surtout le fait de jeunes individus, ce qui la rapproche nettement du jeu tel qu’on le connaît chez les Mammifères.

Faire le ménage ? S’accoupler ?

Toujours avec le critère 1, on pourrait supposer que les Bourdons déplacent les billes parce qu’ils ont l’habitude (les ouvrières) de faire le ménage : évacuer tout ce gêne les déplacements ou les déchets accumulés (cadavres, débris, …). Or, les billes ont été placées hors du chemin et ne gênent aucunement le passage. De plus, dans l’étude antérieure (voir ci-dessus) les chercheurs avaient montré que les Bourdons contrôlaient la direction dans laquelle ils faisaient rouler les billes : or, ici, ils déplacent des billes dans toutes les directions, y compris vers le chemin central ! Donc, clairement, ils ne font pas le ménage.

Dernière possibilité : les mâles prennent les billes pour des reines ou ouvrières et tentent de s’accoupler en montant dessus ? L’observation rapprochée montre que les mâles en position de chevauchement ne sortent pas leurs pièces génitales de l’abdomen comme ils le font lors d’un accouplement réel. Sur 16 tentatives d’accouplement (avec sortie des génitalias), toutes concernaient des ouvrières.

Finalement, on peut valider le critère : ce roule-ta-bille n’a pas de fonction apparente immédiate. Il rappelle le cas bien connu des jeunes macaques qui jouent en tenant en main un caillou (un objet comme la bille) ou les jeunes loutres qui jonglent avec des cailloux. Les pierres sont là aussi manipulées de manière répétée et sans récompense immédiate.

Critères 2 à 5 ?

Comme le chemin central est libre, le fait d’aller chercher les billes prouve qu’il y a intentionnalité. De plus, les Bourdons montrent une nette préférence pour les billes de la zone où elles sont mobiles (voir dispositif) : plus que le contact, c’est donc bien le déplacement qu’ils recherchent. D’autre part, si on les conditionne avec un passage d’une couleur donnée et quand on leur offre ensuite la possibilité de deux passages de couleurs différentes, ils préfèrent celui avec la couleur où ils ont été initiés. Le roule-ta-bille semble donc bien être une récompense en elle-même : critère 2 validé.

Dispositif d’entraînement avec deux couleurs de chambres possibles

Rouler un objet comme ici ne correspond à aucune des manipulations qu’ils font pour se nourrir ou se reproduire ou même pour défendre la colonie. Ainsi, quand les ouvrières chevauchent les billes, elles n’émettent pas de bourdonnement défensif ni ne sortent leur dard. Donc, rien à voir avec des activités habituelles.

Le suivi des individus montre que la vitesse d’exécution du roulage de billes n’augmente pas ; l’activité n’est pas orientée vers une amélioration pour être plus efficace. Critère 3 validé.

Contrairement au comportement stéréotypé d’animaux captifs stressés, ici on observe de nettes variations dans les durées, les distances de déplacements ainsi que d’un jour à l’autre pour un individu donné ou toute la colonie. Rien donc de stéréotypé. Critère 4 validé.

Nous avons vu que tout le dispositif et les interventions des chercheurs avaient été pensées pour limiter au strict minimum le stress des Bourdons ; ils ont en plus de la nourriture tant qu’ils veulent, sont libres de circuler et non isolés. Critère 5 validé.

Age et sexe

Ici, les jeunes ouvrières ont plus de chances de faire du roule-ta-bille entre 3 et 7 jours d’âge. Ensuite, l’activité baisse avec l’âge comme les jeunes Mammifères.

On a émis pour ces derniers l’hypothèse que cette concentration de l’activité jeu serait en lien avec une phase critique de développement du cerveau (dont le cervelet, partie très plastique) : le jeu faciliterait la mise en place de nouvelles connexions nerveuses (synapses) et le développement des capacités motrices. Dans le cas des Bourdons, on sait que certaines zones du cerveau responsables du traitement des informations sensorielles (les « corps- champignons » mushroom bodies) montrent le plus de plasticité (organisation des synapses) vers le 7ème jour. 

Par rapport au lien avec le sexe, on observe que les mâles roulent les billes sur de plus longues distances que les ouvrières. Or, ils ne participent pas au ravitaillement de la colonie ; en plus, ici, il n’y a pas de jeunes reines à aller chercher dans la nature pour s’accoupler. On peut donc penser que ce désœuvrement relatif les incite plus à jouer ! Ah, ces mâles : ils ne pensent qu’à jouer diront certains (ou plutôt certaines !).

Reste à savoir si ces jeux améliorent les performances des activités ultérieures, une fois adultes comme manipuler les fleurs pour récolter sa nourriture et/ou celle de la colonie ou s’accoupler avec les reines pour les reines ? De même, on ne sait pas, si, dans la nature, les Bourdons pratiquent ce jeu avec des objets comme des cailloux ou des noyaux : il faut dire que jusqu’ici, peu de gens auraient pensé à prêter attention à de tels comportements. Probablement que s’ils ont été vus auparavant, cela a dû être considéré comme anecdotique et sans intérêt !

Finalement, par rapport à ce comportement de jeu, entièrement validé par cette étude, on ne voit plus bien de différences entre les Bourdons et les Mammifères, bien que ces derniers soient érigés en modèle suprême et unique.

Bibliographie

1)Unexpected rewards induce dopamine-dependent positive emotion–like state changes in bumblebees CWYN SOLVI , LUIGI BACIADONNA, AND LARS CHITTKA. SCIENCE 2016 Vol 353, Issue 6307 pp. 1529-1531

2) Bumblebees show cognitive flexibility by improving on an observed complex behavior. Science, Loukola, O. J., Perry, C. J., Coscos, L., & Chittka, L. (2017). 355(6327), 833e836.

3) Do bumble bees play? Hiruni Samadi Galpayage Dona et al. Animal Behaviour 194 (2022) 239e251