Auricularia mesenterica

04/03/2024 Le grand public ne s’intéresse le plus souvent aux champignons que sous un seul angle : ça se mange ou pas ? Si ça ne se mange pas, on passe et on oublie ou, pire, on l’écrase d’un coup de pied rageur. Or, les champignons sont des êtres extraordinaires, différents et des végétaux et des animaux et méritent largement qu’on s’intéresse à eux pour ce qu’ils sont vraiment, quel que soit leur éventuel intérêt culinaire.

Pour ma part, j’ai un grand faible pour les champignons mangeurs de bois, les parasites et/ou décomposeurs du bois tant pour leur apparence souvent spectaculaire (voir les polypores) que pour leur rôle écologique majeur . Je poursuis donc mon parcours au pays de ces elfes du bois mort pour mieux les faire connaître et les reconsidérer ; aujourd’hui, nous allons rencontrer un champignon mangeur de bois original par sa consistance gélatineuse : l’auriculaire mésentérique.

Auriculaire

Le nom vernaculaire, dérivé du nom de genre Auricularia, traduit l’aspect des fructifications (carpophores) qui ont (le plus souvent) un chapeau en forme d’oreille (auricula). Par contre, il n’y a pas de pied (stipe) et le champignon est « plaqué » sur son support. Le chapeau dépasse en avant du support de de 3 à 7cm, prenant la forme d’une console en éventail perpendiculaire à son support.

Mais, en pratique, on a bien du mal à distinguer les carpophores individuels car l’auriculaire forme presque toujours des colonies de carpophores, plus ou moins confluents et imbriqués entre eux, qui courent le long des troncs couchés, parfois sur plusieurs mètres, ou se superposent en étages sur les troncs verticaux. De ce fait, on a du mal à repérer clairement cette forme d’oreille ; elle est bien plus apparente et nette chez sa proche cousine, l’oreille de Judas aux carpophores plus individualisés.

La surface de ces « oreilles » ou consoles est très irrégulière, ondulée, d’un gris brun à gris ou blanchâtre avec des zones concentriques plus ou moins marquées, feutrées de poils grisâtres et de teintes variables. Sur les colonies bien humidifiées, ces consoles peuvent prendre des coloris assez bariolés et du plus bel effet, rivalisant avec celles du tramète versicolore, réputé pour son esthétique. Le rebord du chapeau, bien délimité et un peu rabattu, dessine une ligne claire et sinueuse quand on regarde de face. elle mérite bien son surnom d’oreille poilue … quand elle est dans cet état frais.

Cette description concerne des auriculaires fraîches et bien développées. Mais l’aspect change considérablement selon l’âge et l’humidité. Quand elle émerge, l’auriculaire se présente sous une forme gélatineuse comme des sortes de boutons bruns pourpres étalés sur le support. Quand elle est « adulte » et fraîche, elle a une consistance caoutchouteuse et élastique : sa chair est mince (moins de 5mm). Mais elle sèche très rapidement dès qu’il n’y a plus de pluie ou si elle est très exposée : les colonies se racornissent, se recroquevillent et deviennent cassantes et dures. Elles ressemblent alors à divers autres champignons mangeurs de bois comme la stérée pourpre (Chondrostereum pupureum) elle aussi violacée dessous (voir ci-dessous).

Souvent, sur les carpophores âgés, des algues vertes microscopiques colonisent le feutrage des chapeaux qui virent ainsi au verdâtre. Mais il ne s’agit pas alors d’une symbiose avec ces algues comme dans les lichens mais d’un exemple de commensalisme : une espèce qui vit sur une autre sans lui nuire ni lui apporter a priori de bénéfice.

Mésentérique

Chez la majorité des carpophores des champignons, il y a une face stérile, le chapeau, et une face fertile, l’hyménium, qui produit les spores : l’hyménium correspond par exemple aux lamelles sous le chapeau des agarics ou des amanites ou les pores sous les chapeaux des bolets ; classiquement donc, l’hyménium est orienté vers le bas (ainsi les spores tombent à maturité) et le chapeau vers le haut assure la protection et le soutien.

Chez l’auriculaire, c’est plus compliqué ! L’hyménium n’a ni pores, ni lamelles : il se distingue à son aspect gélatineux (quand il est frais et humide) et à sa teinte d’un beau brun-pourpre. Il est parcouru de plis et de grosses « veines » reliées entre elles. En période de production de spores (microscopiques et blanches), il prend un aspect pruineux, c’est-à-dire recouvert d’une fine poussière qui s’efface quand on passe le doigt.

Mais contrairement à la situation classique évoquée ci-dessus, cet hyménium peut se retrouver orienté aussi bien vers le bas, sous les chapeaux avancés en surplomb que vers le haut quand elle s’étale sur le support. Les mycologues utilisent le qualificatif de semi-résupiné : c’est-à-dire qu’une partie du champignon est étalée directement sur le support, la face fertile (hyménium) tournée donc vers l’extérieur tandis qu’une autre forme se détache en chapeaux. Résupiné vient de supinus, retourné sur le dos et se retrouve dans le mot supination, le mouvement qui tourne les paumes des mains vers le ciel.

L’aspect de l’hyménium fait penser à la paroi intestinale d’où le surnom de champignon tripe (tripe fungus en anglais) et l’adjectif mésentérique qui vient de mesenterion, l’intestin moyen. Attention, ces veines en relief ne sont pas absolument pas des vaisseaux conducteurs mais des renflements en lien avec la production des spores. On a aussi comparé cet aspect à celui d’un cerveau avec le nom populaire anglais de Grey brain fungus.

Saprotrophe

L’auriculaire est globalement assez commune et vit avant tout sur le bois mort qu’elle décompose activement via son mycélium, son réseau de filaments innombrables qui s’infiltrent dans la masse du bois. Elle y induit une pourriture dite blanche car elle décompose aussi la cellulose que la lignine : ainsi, le bois colonisé devient tout mou et très léger, vidé de l’essentiel de son contenu. Il lui arrive de s’installer en parasite sur des arbres encore vivants mais affaiblis ou en fin de vie : elle s’introduit via ses spores sur d’anciens sites de blessures ou des parties où l’écorce a été enlevée. On la trouve très souvent sur des troncs couchés, tombés au sol, ou encore debout, sur des grosses branches, sur des bûches, … presque toujours en colonies de nombreux carpophores alignés (voir ci-dessus).

Comme les autres champignons à consistance gélatineuse, elle préfère les sites ombragés humides qui lui permettent de rester active longtemps : les forêts riveraines sont de ce point de vue des sites idéaux pour elle. Si elle n’est pas ombragée, elle se dessèche en dehors des périodes pluvieuses. Les carpophores secs se regonflent alors très vite : l’auriculaire se comporte donc en organisme reviviscent. De ce fait, elle peut persister très longtemps une fois installée.

Elle se montre très éclectique dans ses choix d’essences même si elle a une forte préférence pour les ormes. Lors de l’émergence de l’épidémie de graphiose dans les années 60, elle a largement profité des nombreux ormes morts sur pied ; par contre, ensuite, elle s’est raréfiée après l’effondrement généralisé de l’espèce. Sinon, on l’observe fréquemment sur divers feuillus : hêtre, érables, peupliers, saules, …

Colonie sur un orme mort tué par la graphiose (noter les galeries de scolytes)

Ses carpophores peuvent émerger toute l’année mais surtout en hiver et au début du printemps. Elle tolère très bien les épisodes froids avec du gel et reprend son activité dès le dégel !

Confusions

Plusieurs autres champignons mangeurs de bois peuvent être confondus avec l’auriculaire. Dans tous les cas, il faut bien regarder le champignon dessus et dessous.

L’hyménium caoutchouteux teinté de brun pourpre se retrouve chez sa proche cousine (même genre : voir ci-dessous), l’oreille-de-Judas qui fréquente essentiellement les bois morts de sureaux noirs. Cette dernière a des carpophores nettement plus grands, bien individualisés même s’ils peuvent être serrés ; mais surtout, le dessus et le dessous sont de la même couleur, critère très facile à observer.

Le tramète versicolore a aussi des chapeaux consoles zonés mais l’hyménium sous les chapeaux ne déborde que peu sur le substrat : il est tout blanc et criblé de pores par où s’échappent les spores. La surface du dessus est plus lisse moins velue et plus colorée.

Les stérées (Stereum) sont des champignons très communs notamment sur le bois coupé laissé au sol : ils forment eux aussi des colonies linéaires très nombreuses et denses mais leurs carpophores sont nettement plus minces (presque sans chair) et très coriaces (comme de l’écorce). Là aussi, l’hyménium est radicalement différent : très lisse, d’une couleur unie jaune sans ride ni veine et sans pores non plus.

Nous avons déjà signalé la stérée pourpre assez ressemblante par son port général mais plus petite et l’hyménium teinté de pourpre est lisse.

La chair caoutchouc et insipide, sans odeur particulière, de l’auriculaire la rendent sans intérêt pour la consommation même si elle est supposée non toxique et comestible. Laissons la tranquille faire son travail de décomposeur au long terme ! Par ailleurs, dans les environnements pollués, elle a le potentiel comme de nombreux autres champignons de concentrer les métaux lourds présents éventuellement dans l’environnement.

Auriculariales

Des études moléculaires récentes ont démontré qu’en fait il s’agit plutôt d’un complexe d’espèces très proches : au sens strict, A. mesenterica n’existe qu’en Europe et Asie centrale ; ailleurs dans le monde, elle est remplacée par d’autres espèces jumelles.

Du point de vue classification, l’auriculaire mésentérique s’inscrit dans un ordre de champignons, les Auriculariales caractérisé par la structure particulière de son hyménium.

Nous avons vu dans son genre Auricularia l’espèce oreille-de-Judas. On trouve dans cet ordre d’autres genres représentés en région tempérée qui partagent avec elle le caractère gélatineux des carpophores :

  • Exidia : avec au moins deux espèces assez communes et surnommées beurre de sorcières noir
  • Pseudohydnum gelatinosum, le faux hydne gélatineux, est très charnu, en forme de spatule avec des aiguillons courts sous son hyménium ; il se développe sur du bois mort de conifères.
Faux-hypne gélatineux (Cliché Björn S. C.C. 2.0)

Attention : tous les champignons gélatineux ne sont pas des Auriculariales, loin s’en faut. Ce caractère se retrouve notamment sur un champignon très commun et très voyant avec le même adjectif : la trémelle mésentérique ; ses carpophores entièrement gélatineux jaune vif et tout plissés se développent sur des branches mortes tombées au sol. Pour autant, ce champignon se place dans un autre ordre, les Trémellales ; de plus, il n’est pas « mangeur de bois » mais parasite divers champignons décomposeurs de bois du genre Peniophora.

Bibliographie

Les champignons d’Europe tempérée. T. Laessoe ; J. H. Petersen; traduit par G.Eyssartier. Ed. Biotope. De mon point de vue, le meilleur ouvrage sur les champignons (ce n’est pas un guide mais deux gros volumes très richement illustrés) qui couvre vraiment tous les champignons, y compris de très petites espèces absentes de la plupart des autres ouvrages.

Introduction to fungi. Webster and Weber. Cambridge University Press. 2007