27/10/2020 Les Rapaces nocturnes fascinent le grand public et ils ont même investi divers champs commerciaux et artistiques. Pour les scientifiques, ils représentent effectivement un groupe de parentés bien délimité (les Strigiformes) contrairement aux Rapaces diurnes dont on sait maintenant qu’ils se scindent en fait en deux grandes lignées non directement apparentées : faucons et caracaras d’une part (Falconiformes) et aigles, buses, milans, busards, vautours… d’autres part (les Accipitriformes) (voir la chronique Les rapaces ne sont plus ce qu’ils étaient). Ils comptent au moins 236 espèces actuelles ; leur apparence générale très homogène les rend identifiables en tant que rapaces nocturnes au premier coup d’œil. Ils combinent des caractères de prédateurs (le côté rapaces) et de spécialistes de la chasse nocturne, une niche écologique peu exploitée par les oiseaux en général qui leur a permis de conquérir presque tous les continents et de prospérer notamment dans les régions désertiques (moins chaudes la nuit !). Ils ont ainsi développé des caractères uniques très originaux notamment au niveau sensoriel (ouïe et vision) auxquels nous consacrerons des chroniques spécifiques. Ici, nous allons découvrir l’ensemble des caractères généraux de ces maîtres de la nuit.

Grand-duc : chez les rapaces nocturnes, le plumage souvent gonflé cache largement les contours réels du corps

Et la tête …

Face à une chouette ou un hibou, le regard humain se porte immédiatement sur la tête et plus particulièrement sur les yeux. Pourquoi cette accroche fascinante ? Les yeux des rapaces nocturnes sont effectivement remarquablement grands (ils représentent de 1 à 5% du poids du corps selon les espèces !) et surtout « plantés » très en avant, encadrant le bec au plus près. Il faut y ajouter un élément très original : le disque facial, une ligne de petites plumes serrées (voir chronique sur l’audition) qui délimite ainsi un véritable visage. Si on demande à un enfant de dessiner une chouette, il représentera presque systématiquement ce motif encadrant les yeux et le bec.  En cela, ils nous ressemblent beaucoup et peut-être qu’inconsciemment nous les considérons comme nos frères emplumés. Par ailleurs, la tête elle-même est très grande, large et presque ronde, par rapport au reste du corps ridiculement petit sauf les longues pattes fortes (voir ci-dessous) ; et encore, sur un oiseau vivant, le plumage très bouffant et souvent gonflé estompe largement ces disproportions ; mais une chouette sous forme de squelette monté a un air quasi ridicule avec son tout petit corps. 

Deux éléments du squelette du crâne participent à cette forme élargie de la tête ; outre les grandes orbites démesurées (voir la chronique sur la vision), on observe deux prolongements osseux originaux qui participent à l’effet « grosse tête ronde » : un en haut des orbites (processus supra-oculaire) et un autre très marqué près du bord arrière des orbites (processus post-orbital) en forme de doigt qui sert à la fixation de ligaments intervenant dans l’ouverture des mandibules. Ce dernier contribue à élargir latéralement la tête. D’autre part, des couches d’os spongieux prises en sandwich entre des parois osseuses épaississent la région frontale et latérale du crâne le « gonflant » un peu plus, tout en conservant sa légèreté mais aussi sa solidité. 

La position faciale des yeux bloqués dans leurs orbites (voir la chronique sur la vision) empêche les rapaces nocturnes de voir latéralement et en arrière, capacité accessible à de nombreux oiseaux aux yeux classiquement placés sur les côtés. Pour accéder à un champ de vision global, ils ont acquis une remarquable flexibilité du cou capable de tourner la tête à … 270° à droite ou à gauche depuis la position de face. Et non pas comme le croient nombre de gens à 360° ce qui est mécaniquement impossible ! Là encore l’examen du squelette permet de comprendre cette étonnante capacité, répandue par ailleurs chez les oiseaux : elle est indispensable notamment en vol pour voir ce qui se passe derrière et pour se nourrir faute de membres antérieurs capables de saisir et ici elle est poussée à l’extrême ici. Par rapport à nous humains, les rapaces nocturnes ont quatorze vertèbres cervicales, soit deux fois plus ; il n’y a qu’une articulation entre le crâne et la première vertèbre cervicale au lieu de deux ; les veines jugulaires du cou ont une disposition particulière qui ne bloque pas la circulation du sang quand la tête est tournée. 

Et le bec …

Tous les rapaces nocturnes possèdent le même type de bec crochu qui permet d’agripper et de déchirer la proie puis de la tuer en serrant. Comme chez les rapaces diurnes, la partie supérieure du bec est entourée d’une peau nue et molle, la cire dans laquelle s ‘ouvrent les narines ; mais les plumes la cachent en grande partie et on en voit souvent que les pointes des deux mandibules émergeant du plumage. En plus, les rapaces nocturnes tiennent leur bec non pas bien droit à l’horizontale comme chez un aigle ou une buse, mais penché vers le bas ce qui évite les interférences dans la réflexion des sons par le disque facial (voir la chronique sur l’ouïe). 

Harfang naturalisée : noter la position penchée du bec

Quand ces oiseaux capturent de petites proies, ils les avalent le plus souvent toutes entières, d’un coup, grâce à leur ouverture de bec particulièrement large ; seules les proies de grande taille sont dépecées avec le bec et avalées en morceaux. Contrairement à la majorité des oiseaux, les rapaces nocturnes ne possèdent pas de jabot où stocker temporairement la nourriture avalée ; celle-ci passe donc directement vers l’estomac en deux parties. Une première petite poche (proventricule) produit des sucs digestifs très puissants qui vont entamer la décomposition de la chair de la proie. Le trajet se poursuit vers la seconde poche musculaire plus grande (gésier) qui brasse et comprime les aliments. Ainsi, les éléments non digestibles tels que poils, plumes, griffes, os (aussi piquants des hérissons, carapaces d’insectes, écailles de poissons) se trouvent compressés en une boulette compacte appelée pelote qui prend la forme du gésier ; la chair déjà plus ou moins dissoute part vers l’intestin et finira d’être décomposée par les autres sucs digestifs. 

Pelote de Grand-duc

La pelote issue de ces proies successivement avalées remonte dans le proventricule et y reste une dizaine d’heures. A l’occasion d’une phase de repos, souvent sur un perchoir régulièrement utilisé, l’oiseau régurgite cette pelote qui l’empêche de manger de nouvelles proies ; on parle de pelote de régurgitation. Pour ce faire, le rapace étire son cou vers le haut et en avant, le bec ouvert : la pelote tombe naturellement hors du bec. On peut ainsi trouver des amas de pelotes sous ces perchoirs. Le grand public confond souvent ces pelotes noires avec des crottes par analogie avec les mammifères ; les vraies « crottes » des rapaces nocturnes sont des fientes blanches liquides comme chez tous les oiseaux où l’urine se mélange dans le cloaque avec les excréments. 

Contrairement à une croyance répandue, les plotes ne sont pas l’apanage des rapaces nocturnes ; tous les rapaces diurnes en font mais aussi nombre d’oiseaux consommant des proies avec des éléments durs et non digestes y compris la caparace des insectes : les martins-pêcheurs, les hérons, cigognes, divers passereaux dont les pie-grièches, … Par contre, les pelotes des rapaces nocturnes renferment plus de restes identifiables notamment des os car leur suc gastrique moins acide détériore moins les os et parce que souvent ces oiseaux ne dépècent pas leurs proies. 

Et les pattes …

Après le bec crochu, on se doit d’évoquer tout de suite l’autre élément clé partagé avec les rapaces diurnes en tant que prédateurs : les serres. Au premier abord, elles se ressemblent fortement : des griffes courbées, acérées capables de serrer et percer la proie (voir la chronique sur les Serres des rapaces). Par contre, une différence majeure apparaît au niveau de la disposition des quatre doigts . Chez pratiquement tous les rapaces diurnes, à l’exception du balbuzard (voir la chronique sur ce rapace à part), les quatre doigts armés de griffes se répartissent en 3 doigts tournés en avant et un vers l’arrière (3 av/1ar), que ce soit pour frapper une proie ou se percher (anisodactylie). Chez les rapaces nocturnes, l’un des doigts (le n° 4) peut aussi bien s’orienter en avant qu’en arrière grâce à une articulation flexible unique : autrement dit, on peut observer les doigts disposés en  2 av/2 ar ou en 3 av/1 ar (semi-zygodactyle). La première disposition est mise en jeu au moment de la capture d’une proie ce qui donne alors une prise en croix particulièrement efficace et implacable ; même pour se percher, ces oiseaux adoptent soit l’une ou l’autre des dispositions selon la taille du support ou les circonstances.

Par ailleurs, les doigts des rapaces nocturnes restent globalement plus courts que ceux des diurnes où le doigt central en avant est souvent plus grand que les autres ; les os des doigts sont par contre plus épais ce qui permet d’absorber les chocs au moment de la frappe souvent violente au sol. 

Les pattes frappent par leur longueur relative (surtout au vu du corps plutôt petit) et leur robustesse. Elles se démarquent au niveau squelettique par la présence d’un péroné long et bien développé, caractère d’habitude propre aux oiseaux nageurs ; il doit aider à la rotation des pattes et des serres pendant la chasse. 

Le bassin auquel se raccordent les pattes joue un rôle clé dans la capture des proies. Sa taille relativement grande et sa composition à base d’os spongieux très léger le rendent à la fois léger et capable d’absorber les chocs lors de la frappe au sol ; son port élargi en travers aide à maintenir les pattes écartées ce qui maximise la surface couverte par les serres tendues en avant et largement ouvertes. La partie terminale du bassin se compose d’os soudés en une structure massive ou synsacrum nettement courbé vers le bas ; il aide ces oiseaux à se tenir presque verticalement au repos pendant les longues phases d’affût, attitude que partagent les rapaces diurnes (mais un peu moins prononcée). Ce détail contribue d’ailleurs à les rendre plus « humains » d’apparence, debout tels de vieux sages ! La présence là encore d’une couche d’os spongieux assure une isolation de la moelle épinière vis-à-vis du froid pendant les longues périodes d’inactivité. 

Harfang au repos : bien droite !

Notons aussi que chez de nombreuses espèces les pattes sont emplumées jusqu’aux doigts, une forme probable de protection contre le froid et aussi peut-être contre les morsures des proies qui se débattent. 

Et les ailes …

Hibou moyen-duc en vol

La plupart des espèces possèdent des ailes allongées mais larges, n’autorisant pas des grandes pointes de vitesse mais facilitant les décollages, la manœuvrabilité et un vol peu coûteux en énergie même avec une proie dans les serres. Selon les espèces ou les milieux, les rapaces nocturnes pratiquent soit la chasse depuis un poste d’affût surélevé à la manière des buses, soit en vol battu relativement lent à faible hauteur. Un vol rapide serait quasi incompatible avec l’usage de l’audition en vol qui requiert un maximum de silence (voir la chronique sur l’ouïe). Quiconque a déjà vu en pleine nuit une effraie ou un moyen-duc en chasse reste frappé par l’extrême silence qui accompagne leurs battements d’ailes, silence confirmé par des enregistrements. Cette particularité impressionnante a beaucoup contribué à la naissance du mythe des fantômes notamment avec les effraies, ces chouettes au corps tout blanc dessous. Par ailleurs, ce vol silencieux fascine le monde de la technologie qui cherche à comprendre comment les chouettes arrivent à un tel exploit et à l’imiter (biomimétisme) pour concevoir des objets volants silencieux ou dilinuer les nuisances sonores engendrées ; on peut trouver ainsi des dizaines de publications sur ce thème auquel nous consacrerons une chronique à part. En tout cas, pour les chouettes, cette capacité de vol silencieux autorise la chasse à l’oreille : entendre sans être entendu ni perturbé par ses propres bruits d’ailes ! 

Squelette de chouette hulotte

Comme chez tous les oiseaux, les ailes s’articulent à la ceinture scapulaire qui, elle aussi, présente quelques originalités. Le bréchet bien développé sert de point d’insertion aux muscles du vol. Curieusement, la paire de clavicules soudées, la fourchette, est réduite voire presque absente chez nombre de chouettes et hiboux se réduisant parfois à un étroit ruban.

Sternum avec le bréchet vu de face

Mode de vie 

Tous les rapaces nocturnes sont strictement carnivores : les petites espèces se nourrissent d’insectes ou de petits oiseaux tandis que les espèces moyennes à grandes chassent des vertébrés : rongeurs largement en tête, oiseaux, carnivores, … jusqu’aux faons de chevreuil par les grands-ducs ! La plupart restent des généralistes qui s’adaptent largement aux fluctuations des ressources alimentaires et peuvent localement se spécialiser ; ainsi, on connaît des effraies des clochers qui exploitent des jeunes chauves-souris dans leurs colonies. 

Contrairement à une idée reçue, les rapaces nocturnes ne sont pas tous … strictement nocturnes loin s’en faut ; certains se montrent plutôt crépusculaires comme le hibou moyen-duc ou le hibou des marais ; dans les pays nordiques, pendant la période estivale « sans nuit », les espèces locales chassent de jour. Ces aspects seront abordés dans la chronique sur la vision. 

Côté reproduction, les rapaces nocturnes ne bâtissent pas de nid mais utilisent soit des cavités, des terriers, un vieux nid d’oiseau, ou bien nichent au sol sur un rebord rocheux. Les poussins portent un duvet abondant mais ne peuvent pas voler : ils sont nidicoles. Les œufs sont couvés dès le premier pondu ce qui conduit à des éclosions décalées de plusieurs jours entre le premier-né et le dernier ; en cas de pénurie alimentaire, les plus jeunes, moins nourris du fait de la compétition de leurs ainés, sont souvent éliminés et mangés. Chez beaucoup d’espèces, les poussins se dispersent hors du nid avant même de savoir voler tout en continuant à être ravitaillés par les parents ; ceci diminue les risques de prédation. Souvent, le grand public qui trouve de tels jeunes isolés sur un arbre (très fréquent avec les hulottes et les moyen-ducs) croit qu’ils sont abandonnés et les récupère pour les amener, en toute bonne foi, dans des centres de soins et de sauvegarde de la faune sauvage ! 

En Amérique, la chouette des terriers habite dans les terriers abandonnés de grands rongeurs

Enfin, la voix des rapaces nocturnes constitue un autre élément attractif qui participe à leur popularité : la plupart ont un chant grave, fait de notes répétées et portant plus ou moins loin ; ces hululements sont à la base de toute une série de surnoms (voir la chronique De chouettes mots). Mais certaines espèces ont des chants bien différents : le  scops petit-duc émet un chant fait de notes flûtées plaintives et les effraies (qui forment une famille à part : voir la chronique Histoire des chouettes) ne chantent pas mais émettent des sifflements, des chuintements et des cris aigus. 

Bibliographie 

The inner bird. G. W Kaiser. UBC Press 2007

Classification phylogénétique du vivant ; T2. G. Lecointre. H Le Guyader. Ed. Belin 2017

Birds of the world 

The unfeathered bird. K. van Grouw. Princeton University Press 2013 Ouvrage artistico-scientifique avec des reconstitutions saisissantes de squelettes d’oiseaux : un très beau livre !