Comment améliorer la biodiversité des rases de la ferme de Sarliève ?
31/01/2023 Les grands fossés de drainage ou rases qui quadrillent le paysage de la plaine de Sarliève représentent des éléments semi-naturels déjà existants d’une importance écologique considérable (voir la chronique sur la biodiversité des rases) dans le cadre de la ferme agroécologique participative en cours d’installation (voir le site de la Ferme de Sarliève) ; celle-ci concerne une bonne partie de ce paysage d’ex-agriculture intensive. Se pose désormais la question de la gestion de ces milieux artificiels, créés entièrement par l’homme pour drainer les terres humides de l’ancien lac de Sarliève (voir la chronique sur ce sujet) ; ils se trouvent au centre notamment de la problématique de l’eau dans la plaine : sa qualité, son usage agricole futur, son rôle clé dans la conservation de la biodiversité associée à ce type de zone humide. Cette gestion va être débattue dans les mois à venir : pour apporter de la matière à cette réflexion participative, nous proposons ici de restituer les conclusions d’une étude scientifique anglaise sur les fossés dans les paysages d’agriculture intensive : elle préconise des mesures de gestion assez simples et générales permettant d’améliorer la biodiversité générale de ces milieux si originaux.
Passé intensif
Avant d’entrer dans le détail des conclusions scientifiques de cette étude, il faut prendre en compte son contexte afin qu’ensuite nous puissions sélectionner ce qui peut être transposé au cas de la ferme de Sarliève.
Les chercheurs anglais ont étudié pendant deux ans 135 fossés dans le sud de l’Angleterre pris uniquement dans des paysages d’agriculture intensive. Sur ce point, nous sommes parfaitement en phase avec la ferme de Sarliève qui a connu des décennies d’agriculture intensive avec notamment le creusement de ces « fossés anti-char » devenus au fil du temps ces rases que nous regardons désormais comme des oasis de biodiversité au cœur d’un paysage ravagé par les excès associés aux grandes cultures. En cela, cette étude publiée en 2015 tranche avec la majorité de celles publiées auparavant qui s‘intéressaient essentiellement à des fossés de haute valeur environnementale (très rares) ou des fossés situés dans des secteurs d’anciens marais ou de prairies humides pâturées, bien plus riches naturellement en biodiversité.
Avec, dans le cas de Sarliève, une nouvelle donne qui change tout : désormais, toutes les parcelles qui environnent ces rases sont conduites en agriculture biologique et de nouvelles infrastructures comme des haies plantées y sont en cours d’installation ; il n’empêche que le point de départ reste bien un contexte agrochimique intensif sans oublier que l’eau qui circule dans ces rases vient de zones très urbanisées en amont.
Démarche agrécologique participative
Par contre, l’étude anglaise s’articule autour de la problématique des Mesures agroenvironnementales mises en place dans le cadre de programmes nationaux et européens (… avant le Brexit …) et qui consistent à subventionner les agriculteurs qui acceptent de gérer d’une « manière plus écoogique » les éléments semi-naturels qui persistent au sein de leurs parcelles : haies, bandes herbeuses, murettes de pierre, mares, bosquets, arbres isolés, … et donc les fossés. Ces éléments sont les seuls confettis de nature persistant souvent au sein des paysages d’agriculture intensive et le seul support concret pour espérer regagner un peu de biodiversité et enrayer son terrible déclin (voir la chronique sur le crash des populations d’insectes dans les paysages agricoles). Il faut donc arriver à trouver des modes de gestion ou de restauration ou d’implantation de ces éléments que les agriculteurs volontaires (tout en poursuivant le plus souvent des pratiques intensives …) puissent mettre en œuvre.
Dans le cas de la ferme de Sarliève, le scénario est complètement différent : nous sommes dans une démarche agroécologique qui cherche par tous les moyens à restaurer et conserver la biodiversité et bénéficier de ses services écosystémiques (voir la chronique sur cette notion appliquée au contexte de Sarliève) et s’affranchir de la spirale infernale de l’agriculture intensive conventionnelle. Par contre, la gestion multi-partenariat avec diverses associations (voir le site de la ferme de Sarliève) apporte de nouvelles contraintes relatives absentes dans l’étude anglaise : la prise en compte par exemple des aspects récréatifs (ferme aux portes de la conurbation Cournon/Clermont-Ferrand), des aspects paysagers et des points de vue plus spécialisés comme l’approche centrée sur les oiseaux représentée par la participation très active de la Ligue de Protection des Oiseaux.
Ajoutons aussi que, comme indiqué ci-dessus, les fossés s’inscrivent complètement dans la problématique de l’eau. Or, un des services majeurs rendus par les fossés touche à l’atténuation de la pollution diffuse liée à l’agriculture intensive (pesticides et nutriments minéraux issu des engrais) via la végétation vivante, la litière de feuilles mortes accumulée et le sédiment piégé au fond. La ferme de Sarliève hérite d’un lourd passif avec des terres qui ont connu de ce point de vue des doses d’intrants considérables : la dépollution ne pourra se faire que progressivement et les fossés ont une place majeure dans cette perspective.
Indicateurs végétaux
L’étude anglaise a retenu deux indicateurs écologiques majeurs parmi les nombreux groupes d’êtres vivants qui composent la biodiversité. D’une part, ils ont suivi la végétation des fossés : aussi bien celle du fond ou chenal avec des plantes aquatiques et semi-aquatiques (voir la chronique sur ces plantes : à venir) que celle des berges en pente qui encadrent le fossé et que celle des bordures formant le rebord du fossé avec souvent dans le cas étudié des haies ou des formations buissonnantes denses ; ces bordures n’appartiennent pas aux fossés proprement dit mais assurent la transition avec les cultures avoisinantes et interfèrent fortement avec leur fonctionnement. La végétation est un élément clé dans le fonctionnement des écosystèmes puisqu’elle est le point de départ des réseaux alimentaires et des interactions multiples (comme la pollinisation ou l’herbivorie, i.e. la consommation des végétaux) avec la biodiversité animale ; en plus, dans le cas des fossés, cette végétation est soumise à des opérations d’entretien souvent répétées dont le fauchage ou le curage (voir la chronique sur les fossés : à venir).
Là encore, la ferme de Sarliève relève entièrement de cette problématique avec des rases fortement végétalisées en dépit de leur origine artificielle, une des raisons majeures de leur valeur écologique : elles sont soit colonisées par des peuplements denses de roseaux ou roselières (voir la chronique) très originales ou partiellement boisées et colonisées par des buissons (la rase la plus au nord vers le Zénith) ou très ouvertes avec une végétation semi-aquatique au fond ; c’est là notamment dans l’une d’elles que l’on trouve une belle station de souchet maritime évoquée dans une chronique récente. La prise en compte de cette végétation dans la gestion des rases est donc un élément essentiel.
Indicateurs faunistiques
Côté biodiversité animale, les chercheurs anglais se sont appuyés sur le suivi et le recensement de la faune des insectes et escargots aquatiques ou semi-aquatiques qu’ils ont échantillonnés. Ils ont tout particulièrement retenu trois groupes d’insectes aux larves aquatiques : les Éphémères, les Perles (Plécoptères) et les Phryganes ou Trichoptères (larves dites « porte-faix ») ; ces communautés d’insectes traduisent selon leur composition (quelles familles sont représentées) et leur abondance la qualité de l’eau.
Ces deux groupes n’ont pas été vraiment étudiés sur Sarliève mais y sont bien présents ; ils servent notamment de nourriture (au stade adulte surtout) pour les passereaux des roselières, en pleine période de reproduction et de nourrissage des jeunes. On dispose de données partielles sur les peuplements de libellules elles aussi liées au milieu aquatique des fossés : leurs larves sont aussi aquatiques et on peut transposer pour une bonne part les conclusions de l’étude anglaise ; une autre étude a exploré les papillons de jour liés aux bandes herbeuses des chemins qui longent les rases.
Par contre, l’avifaune n’a pas du tout été étudiée dans l’étude anglaise alors que sur Sarliève, grâce au remarquable travail accompli par des membres de la LPO, nous disposons de données détaillées sur les oiseaux nicheurs des roselières. Une étude réalisée par F. Guélin (voir bibliographie) a démontré l’intérêt exceptionnel des secteurs de fossés bordés des deux côtés par des rideaux de roseaux avec plus de 90 couples nicheurs de rousserolles effarvattes (fauvettes des roseaux) et 7 couples de bruants des roseaux, une espèce liée aux zones humides devenue fort rare en Auvergne. Donc, dans la réflexion sur la gestion, cet aspect majeur, très original et qui a surpris tous les observateurs par son ampleur, doit être pris en compte en plus.
Nous allons maintenant exposer les conclusions de cette étude pouvant s’appliquer à Sarliève en formulant des questionnements et des suggestions de gestion possible des rases.
Bordures ligneuses
Un facteur clé identifié concerne l’ombrage projeté sur le chenal du fossé quand il est bordé de haies arbustives ou avec des arbres. L’effet est double : d’une part, la végétation des berges, si l’ombrage projeté est important (haie dense), devient dominée par des espèces de plantes typiques de communautés forestières ; d’autre part, la richesse en espèces de la végétation du chenal central baisse quand l’ombrage projeté augmente. Les haies discontinues avec des grands arbres intercalés projettent en fait moins d’ombre (et de manière plus irrégulière) que des haies buissonnantes denses et hautes. Une solution consiste donc à tailler plus régulièrement les haies denses de bordures des fossés pour limiter cet effet en veillant à ne pas laisser tomber les déchets de taille dans le chenal qui devient encombré durablement ; pour éviter cet écueil, il ne faut tailler que du côté opposé au fossé.
Pour Sarliève, cette problématique ne se poserait pour l’instant que pour une seule rase latérale, celle la plus proche du Zénith, effectivement boisée sur une bonne moitié. De ce fait, il n’est peut-être pas opportun d’en tailler les bordures boisées (riches notamment en nerprun cathartique) de cette rase d’autant qu’elles sont ponctuellement discontinues.
Par contre, les roselières qui dominent sur la majorité des autres rases projettent un ombrage conséquent sur le chenal ce qui pose le problème de leur gestion tout en respectant leur importance pour les populations de passereaux paludicoles (voir ci-dessus) : un fauchage tournant périodique pourrait être envisagé ?
Reste la végétation ligneuse très discontinue et sous forme essentiellement d’arbustes ou petits arbres (cornouillers, fusains, sureaux, églantiers, aubépines, pruniers et prunelliers, ormes, …) qui jalonne la plupart des rases. Il semble important de conserver ces arbustes qui apportent de l’hétérogénéité pouvant bénéficier à la biodiversité globale ; ils apportent notamment à la belle saison d’abondantes floraisons échelonnées capitales pour les pollinisateurs puis des fruits charnus appréciés des oiseaux frugivores en automne. Ces arbustes et jeunes arbres servent en plus de postes de guet ou de chant pour divers oiseaux. Si des opérations de fauchage (ou faucardage) des roseaux sont menées, elles devraient respecter ces arbustes ; de plus, d’un point de vue humain, les usagers ne comprendraient pas que l’on supprime des arbustes alors que l’on en manque cruellement sur l’ensemble de la plaine et que l’on mène des opérations de plantations de haies.
Hauteur d’eau
La hauteur d’eau dans le fossé est l’autre facteur clé mis en évidence par l’étude anglaise : une hauteur accrue a un impact positif autant sur la végétation des fossés que sur les invertébrés qui y vivent. Ainsi, les fossés les plus humides abritent le plus grand nombre d’espèces de plantes aquatiques ou semi-aquatiques ; les émergences d’insectes aquatiques augmentent nettement dans les fossés avec une hauteur d’eau plus importante. La hauteur d’eau idéale peut aller jusqu’à 50-70cm car au-delà des effets négatifs apparaissent via une diminution de la lumière au fond de l’eau.
Les auteurs préconisent donc l’installation de seuils ou barrages assez simples et peu coûteux en travers pour élever le niveau d’eau en amont. On a par ailleurs démontré que retenir plus longtemps l’eau dans les fossés avait d’autres effets bénéfiques : atténuer la pollution diffuse de l’eau (fixation des polluants par la végétation et les sédiments si l’eau est ralentie) et tamponner les effets aval de fortes pluies. Il reste à évaluer le risque d’inondation locale que peuvent induire de tels dispositifs. Par ailleurs, les fossés saisonniers qui sèchent en été peuvent avoir leur propre intérêt pour certaines espèces d’invertébrés spécialisées comme des petits crustacés adaptés aux milieux temporaires.
Pour Sarliève, de telles mesures de rétention locale de l’eau qui s’écoule pourraient être mises en œuvre dans les rases bien alimentées au moins dans un premier temps de manière expérimentale pour en évaluer les impacts, notamment sur les secteurs bordés de roseaux des deux côtés.
Usage des terres
L’étude anglaise démontre clairement, comme on pouvait s’y attendre, que l’usage des terres cultivées attenantes aux fossés affecte significativement la richesse en espèces des communautés d’invertébrés aquatiques : la richesse est moindre quand les fossés sont entièrement bordés de cultures intensives ; ils doivent recevoir plus de pesticides et d’intrants nutritifs liés aux épandages d’engrais.
A Sarliève, le passage en agriculture biologique de l’ensemble des terres attenantes ne peut être que bénéfique sur l’évolution des fossés même si cet effet mettra sans doute du temps à se faire sentir. Plus important peut-être est l’option prise de diversifier les cultures et d’introduire une part d’élevage : la présence de prairies permanentes, de préférence en bordure de fossés, constitue un élément majeur pour améliorer la biodiversité des fossés. Même certaines cultures peuvent s’avérer bénéfiques pour certains groupes : ainsi, les champs de colza peuvent être exploités par les oiseaux paludicoles comme le bruant des roseaux et la bergeronnette printanière (leur structure rappelle celle de la végétation palustre), y compris pour y nicher. Enfin, les plantations conséquentes de haies en cours vont renforcer les effets corridors pour celles qui longent des fossés : elles pourront devenir des milieux complémentaires pour certaines espèces sensibles comme le rat des moissons (voir la chronique sur les rases) qui habite les roselières mais vient aussi se nourrir dans des buissons bas.
Ajoutons une autre originalité propre à Sarliève : la majorité des rases sont bordées des deux côtés par de larges bandes herbeuses servant de chemins d’exploitation ; leur présence a limité par le passé la diffusion des polluants depuis les cultures et au printemps, des fleurs sauvages y fleurissent et offrent donc une ressource majeure pour les pollinisateurs et les auxiliaires des cultures. En tout cas, on ne peut pas les dissocier des fossés attenants avec lesquels de nombreuses interactions doivent se tisser comme par exemple les oiseaux insectivores nichant dans les bordures ligneuses et venant s’y nourrir ou les passereaux granivores qui y trouvent en automne des ressources en graines (pissenlits, chardons, salsifis, cardères, …). Leur gestion (fauche, pâture, restauration de la biodiversité végétale, …) doit être étroitement associée à celle des rases adjacentes.
La ferme de Sarliève a tout le potentiel pour devenir un exemple modèle « d’osmose nature et cultures » et un terrain d’expérimentation grandeur nature sur l’intégration des fossés agricoles dans la conservation de la biodiversité.
Nous avons consacré d’autres chroniques plus générales sur la thématique des fossés : vous pouvez les retrouver en suivant ce lien. Voir aussi la chronique sur un passereau emblématique des rases à roseaux : la rousserolle effarvatte.
De même, nous avons oublié d’autres chroniques sur le site de la ferme de Sarliève (ici) ou sur les autres fermes gérées par Terre de Liens : la ferme des Raux (ici), les Vergers de l’Etoile (ici) ou la ferme des Préaux (ici)
Bibliographie
Enhancing the Biodiversity of Ditches in Intensively Managed UK Farmland. Shaw RF, Johnson PJ, Macdonald DW, Feber RE (2015) PLoS ONE 10(10): e0138306.
Recensement par quadrat de l’avifaune nicheuse d’une plaine agricole avec fossés humides de Limagne clermontoise (63) au printemps 2021. F. Guélin & J.J. Lallemant Le Grand-Duc 90 : 9-21 9
Pour voir l’ensemble des chroniques consacrées à la ferme de Sarliève, suivre ce lien