04/04/2021 Dans la chronique sur les roseaux de Sarliève, nous avons présenté rapidement le projet de ferme agroécologique de Sarliève (site Internet) et mis en exergue un élément-clé du paysage si particulier de la plaine de Sarliève, les rideaux de roseaux qui bordent une partie des fossés de drainage ou rases qui quadrillent cette plaine. Pour le non-initié, ces fossés ou rases d’origine artificielle, fort réduits en surface ramenés à la totalité du site, peuvent sembler d’importance mineure d’un point de vue écologique. Or, il n’en est rien : de nombreuses études conduites en Europe continentale et nordique démontrent tout au contraire l’extrême intérêt de ces linéaires surtout quand, comme ici, de l’eau y circule presque en permanence : ils concentrent de manière disproportionnée une riche biodiversité et maintiennent des échanges intensifs de matière et d’organismes avec les bandes herbeuses (chemins) adjacentes et les milieux cultivés proches. A ce titre, ils sont des éléments-clés au sein de cet agroécosystème très perturbé par des décennies d’agriculture intensive. Intuitivement, on peut pressentir ce rôle majeur rien que par le constat qu’ils constituent les seules zones humides et les seuls éléments « naturels » (semi-naturels plutôt !) au milieu d’un océan de grande culture intensive.

Les rases doublées de larges chemins herbeux forment des corridors précieux pour la biodiversité

L’inventaire de la biodiversité du site de Sarliève (l’état des lieux initial) ne fait que commencer ce printemps : une étude quantitative des peuplements d’oiseaux (quadrat) initiée par J.J. Lallemant de la LPO va dès cet été fournir de précieuses données sur les espèces d’oiseaux présentes sur l’ensemble du site dont les fossés. Des classes BTS du lycée Marmilhat vont participer à cet inventaire. En attendant (fébrilement !) les résultats de ces études de terrain, nous allons ici présenter d’une manière générale la biodiversité des fossés dans les sites d’agriculture intensive à travers une publication qui a fait la synthèse des données déjà collectées en Europe, histoire de mettre l’eau à la bouche en espérant que les rases de Sarliève hébergent effectivement une biodiversité intéressante ! Dans une seconde chronique, nous détaillerons les fonctions écologiques et les services écosystémiques rendus par les fossés, notamment dans la perspective des futures exploitations gérées en agriculture biologique qui vont désormais « coloniser » l’espace agricole. 

Flore des fossés 

Grande rase bordée de roselières

Généralement, une grande partie de la flore est issue de celle de la flore des marais qui dominait le site avant son drainage (voir la chronique sur les roseaux : le lac disparu) et en grande partie disparue depuis. Aux Pays-Bas, de nombreuses espèces de plantes autrefois communes dans les marais ou les prés humides se retrouvent désormais dans les fossés et nombre d’entre elles ont un statut de conservation témoin de leur rareté relative. Ceci s’explique notamment via l’effet corridor généré par ces structures linéaires et l’eau qui s’écoule comme voies de dispersion des espèces en plus de la fonction refuge (voir la chronique sur les fossés, corridors végétaux). 

Les roselières n’occupent pas toutes les rases ce qui créé une mosaïque de milieux parmi les fossés

Ceci laisse donc un petit peu d’espoir de trouver lors des prospections botaniques de l’année en cours sur Sarliève quelques belles surprises en retrouvant des espèces témoins des anciens marais de Limagne et quasiment éteintes sur le secteur. Lors d’un premier passage fin mars, peu favorable à cette époque car la végétation aquatique ne se développe que très tardivement, nous avons d’ores et déjà repéré un peuplement sec de ce qui semble être des scirpes maritimes, une espèce surtout littorale (marais salés) mais présente en Auvergne autour des sources salées minérales, sur les berges des boires de l’Allier et parfois dans les fossés de la Grande Limagne (Atlas de la flore d’Auvergne).

L’eau fortement minéralisée des rases (à cause notamment des engrais) doit lui convenir ! Dans les rases non colonisées par les roseaux, on note des peuplements de laîches non identifiables en hiver ; quand on sait la diversité de ce genre (Carex), on a peut-être des chances d’y trouver une espèce peu commune ? Dans une des rases où l’eau semble de meilleure qualité, on note des peuplements amphibies d’ache nodiflore, une espèce commune classique de ce type de milieu. La renoncule scélérate, régulière ailleurs en Limagne, devrait s’y trouver aussi tout comme le cresson de fontaine. 

Les études montrent que la végétation des berges a une diversité bien plus forte que celle des cultures et bordures de champs adjacentes mais avec la présence d’espèces indicatrices de fortes teneurs en ni-nutriments et tolérantes aux herbicides ; ainsi, nous avons noté des colonies de passerage drave en lisière des roselières, une espèce très présente sur les talus de Limagne. 

Côté végétation arbustive ou arborée, la forte présence des roselières limite l’installation des essences. Sur une des rases, de grands chalefs ou oliviers de Bohême ont été plantés et commencent à s’effondrer avec l’âge ; cette espèce « exotique » apporte néanmoins une riche provende de fruits charnus intéressants pour les oiseaux migrateurs. Parmi les arbustes, on observe des cornouillers, fusains, sureaux noirs, des frênes, saules, ronces mais en nombre limité. La future gestion devra veiller à limiter leur expansion sur les berges car leur ombrage finit par éliminer une partie de la flore aquatique et plusieurs espèces d’oiseaux liés aux roselières fuient leur présence (risques de prédation accrus). Mais inversement, certaines espèces comme les saules ou les sureaux apportent un plus considérable via leurs floraisons pour les populations d’insectes pollinisateurs ; ainsi, les saules à floraison très précoce fournissent une ressource clé pour les reines de bourdons qui émergent au début du printemps et doivent fonder une nouvelle colonie (voir la chronique sur le saule marsault). 

L’usage latéral des terres cultivées a de l’importance : ici, comme il n’y a plus de pâturage depuis longtemps, ceci explique entre autres l’abondance des roseaux phragmites sensibles à la dent des animaux domestiques ; un détail qui sera à prendre en compte dans le futur vu le projet de réintroduire de l’élevage sur la ferme de Sarliève ! Mais par ailleurs, les fossés bordés de prairies ont globalement plus d’espèces différentes que ceux au milieu des cultures, surtout en mode intensif. Même la flore ultra-banale associée aux berges des fossés comme les grandes orties ou les cerfeuils anthrisques a toute son importance : les premières comme plantes hôtes des chenilles de plusieurs espèces de papillons (paon-de-jour, petite tortue, carte géographique, …) et la seconde pour ses floraisons généreuses au printemps qui nourrissent de nombreux pollinisateurs. 

Peuplement de massettes sur une rase de Sarliève : il héberge son lot spécifique d’invertébrés associés étroitement avec cette espèce !

Clairement, il existe une relation positive entre la diversité et la complexité de la végétation et la diversité animale des espèces dépendant de celle-ci. 

Faune invertébrée

Selon la taille et l’évolution de la végétation des fossés, on trouve des communautés différentes avec des assemblages d’espèces différents ; la qualité de l’eau est évidemment déterminante ce qui sera un enjeu majeur pour la future ferme de Sarliève vu l’état très dégradé actuel. Parmi les groupes communs dans les fossés, on peut citer les gastéropodes d’eau douce (limnées, planorbes, …) dont souvent des espèces rares, les coléoptères d’eau douce (dytiques, gyrins, donacies,  ….), des petits crustacés (branchiopodes), les larves des moustiques et syrphes, … Par contre, le plus souvent, ces fossés se montrent inadéquats pour la reproduction des libellules même si des espèces peuvent venir au stade adulte pour chasser. 

Nombre d’invertébrés ont des capacités de dispersion limitée si bien que la disposition en réseau des rases facilite leur circulation à l’échelle de la plaine. La présence de rideaux coupe-vent dans ces paysages très ouverts, comme ceux des roselières, facilitent les déplacements des papillons. Les cultures adjacentes, quand elles hébergent une flore adventice diversifiée, peuvent offrir une large gamme de plantes hôtes pour les larves de certaines espèces. De ce point de vue, la gestion en agriculture biologique devrait s’avérer très favorable à l’installation d’espèces disparues localement faute de plantes hôtes. Ainsi en Grande-Bretagne, on a observé un fort déclin généralisé du Cuivré commun (voir la chronique) dans les paysages cultivés, un joli petit papillon dont la chenille se nourrit sur des oseilles sauvages ; désormais, les plus fortes densités s’observent le long des fossés où une de ses plantes hôtes, la grande oseille, se trouve largement confinée. La même situation peut s’observer avec l’aurore (voir la chronique) dont les chenilles vivent sur des crucifères sauvages comme les alliaires qui apprécient la proximité des fossés.

Une mention toute particulière doit être accordée au cas des roseaux qui à eux seuls ont un potentiel énorme « d’hébergeurs de biodiversité », notamment avec des insectes …. Au moins 137 espèces sont aussi potentiellement associées aux roseaux en Europe.  Un certain nombre d’entre elles (26) sont strictement inféodées aux seuls roseaux phragmites ; citons par exemple :  la zeuzère du roseau, un papillon de nuit dont la chenille creuse les tiges et les rhizomes ; plusieurs espèces de mouches de la famille des chloropidés, dans le genre Lipara, qui provoquent la formation de galles sur les tiges en forme de cigare et aux parois très durcies ; … Il y aura donc un gros travail d’inventaire pour rechercher si cette faune spécifique existe sur Sarliève ou pour suivre son éventuel retour. 

Avifaune des fossés 

D’une manière générale, dans les paysages agricoles, la richesse en oiseaux, i.e. le nombre d’espèces nicheuses différentes présentes dépend avant tout de l’hétérogénéité du paysage : plus il y a d’éléments semi-naturels différents (chemins, haies, arbres isolés, murettes, bordures, bois mort, …), plus la richesse est grande. Les fossés apportent donc forcément une contribution importante avec leur originalité majeure liée à la présence d’eau. Ainsi en Grande-Bretagne, la présence de fossés avec de l’eau permanente en zone agricole double le nombre d’espèces ! Ils fournissent une grande variété de ressources : du sol nu pour les espèces nichant au sol ou pour accéder aux invertébrés, une eau permanente et ses ressources en invertébrés aquatiques (voir ci-dessus), une végétation émergée dense pour nicher et des buissons ou arbres comme postes de chant et sites de nids.

Mâle de bruant des roseaux

Certaines espèces de passereaux dits paludicoles (« qui aiment les marais »), étroitement associés à une végétation semi-aquatique adoptent ces fossés dès lors qu’ils offrent de l’eau permanente et des peuplements développés de roseaux et autres grandes plantes émergées fournissant un couvert dense. En Auvergne, deux espèces s’y observent : la rousserolle effarvatte et le bruant des roseaux ; le phragmite des joncs les colonise aussi mais il est pratiquement absent en Auvergne. Or, les populations de ces oiseaux ont souffert du drainage généralisé des zones humides et ces zones agricoles avec fossés fournissent donc des refuges non négligeables. Les résultats du recensement entrepris cette année (voir introduction) donneront des indications sur l’importance de ces populations dans la plaine de Sarliève. 

La première haie plantée en parallèle d’une rase avec une roselière : une synergie prometteuse pour les oiseaux

Par ailleurs, nombre d’espèces plus généralistes et plus ou moins liées aux cultures peuvent exploiter les fossés et les berges, notamment ceux qui s’installent dans les haies. La plantation prévue de plusieurs kilomètres de haies dans les années à venir devrait de ce point de vue apporter un bonus considérable. Ainsi, par exemple, on a montré que là où des fossés sont associés à des haies en zone agricole, l’accenteur mouchet, une espèce commune, voit sa densité augmenter. Plusieurs espèces associées aux cultures ont besoin de postes de chant élevés donc de quelques arbres comme le bruant proyer. Inversement, les alouettes des champs qui fuient la présence de végétation buissonnante recherchent les bordures herbeuses le long de fossés ouverts sans arbustes ni roselières ; elles complètent là leur recherche de nourriture quand la culture de céréale par exemple devient très haute. 

En Finlande, on a montré que l’effondrement (les scientifiques parlent de crash) des populations locales de bruant ortolan était en partie lié à la forte diminution des longueurs de fossés avec buissons et la présence d’abeilles solitaires dans des paysages agricoles. Or, en Limagne, cette espèce là aussi en très fort déclin et qui peuple surtout les zones de coteaux cultivés peut localement s’installer dans des zones de plaine avec des fossés. Alors pourquoi pas rêver l’installation de l’ortolan sur la plaine de Sarliève avec l’avènement d’une agriculture biologique (donc plus de nourriture) et une bonne gestion des fossés ! 

L’installation du bruant ortolan sur la plaine de Sarliève serait une belle récompense et un symbole fort de renaturation réussie !

Ajoutons que les fossés représentent aussi des milieux très importants en période migratoire et pour l’hivernage ; les roselières servent par exemple de dortoirs pour des groupes de bruant de roseaux. Au passage, la gorge-bleue à miroir a été observée sur la vase des rases. 

Mammifères 

Le ragondin, espèce invasive exotique, est très présent sur le site

Des fossés bien végétalisés avec une eau permanente peuvent potentiellement héberger deux espèces devenus rares en Limagne : le campagnol amphibie et une musaraigne, la crossope amphibie … sous réserve d’une qualité minimale de l’eau ! Le premier consomme volontiers les jeunes pousses de roseaux ce qui contribue à modifier sensiblement leurs peuplements en favorisant des tiges plus courtes et qui fleurissent peu ou pas. S’il est présent sur le site, il doit subir la pression de compétition d’une « grosse » espèce introduite et très présente sur Sarliève, le ragondin (voir la chronique), originaire d’Amérique du sud, gros consommateur de végétaux y compris dans les cultures ; il suffit de longer les rases pour en voir les traces omniprésentes : pistes piétinées se rendant vers les cultures et « toboggans » lissés au bord des fossés pour rejoindre l’abri de la rase.

Le putois fréquente généralement ces zones humides que sont les fossés mais subit la forte pression du piégeage organisé par les chasseurs.  

Les fossés de structure linéaire constituent de formidables corridors pour la circulation de nombreux petits mammifères aux capacités de déplacements limitées. L’effet corridor est particulièrement notable sur les chauves-souris pour une autre raison : elles évitent les grades zones agricoles intensives vides de toute nourriture ; dans ce cadre, les fossés apportent une nourriture variée avec des émergences d’espèces aquatiques comme des moustiques ou des éphémères. 

Une espèce emblématique pourrait bien être présente sur le site (ou y a peut-être déjà été observée ?) : le rat des moissons. Ce magnifique petit rongeur très agile vit dans la haute végétation herbacée et circule à mi-hauteur dans les hautes tiges rigides où il bâtit des nids d’herbes en boules accrochés aux tiges. Une étude menée en Pologne a. montré son abondance relative dans les roselières bordant des fossés de drainage dans une zone d’agriculture intensive : sur 88 nids trouvés, 98% étaient fixés à des tiges de roseaux à faible hauteur (50cm environ) ; il recherche les roselières avec des tiges basses, fines et clairsemées mélangées avec d’autres herbes dont des laîches. On sait par ailleurs qu’en période estivale, il peut aller s’installer temporairement dans les céréales avoisinantes. Le rat des moissons aurait donc toute sa place ici et serait un bel emblème vu sa frimousse craquante et ses capacités de grimpeur agile capable de se suspendre par sa queue à la manière de certains primates ! 

Un adorable petit « rat » spécialiste de l’escalade des tiges des graminées !

Poissons, amphibiens, lézards et serpents 

Dans au moins une des rases de Sarliève, on a de l’eau claire qui coule avec des herbiers implantés propices à la faune piscicole

La faune piscicole ne peut se maintenir que s’il y a de l’eau libre permanente et d’une qualité compatible avec la survie des espèces les moins exigeantes. J.J Lallemant (voir introduction) a observé en début de printemps un petit poisson non identifié (épinoche ?) dans une des rases où coule une eau de meilleure qualité relative : il y a donc de l’espoir ! 

Comme pour la flore, ces fossés jouent le rôle de corridors pour les amphibiens aux capacités de déplacement un peu limitées : tritons, grenouilles et crapauds pourraient ainsi venir au moins en été se réfugier dans ces zones humides. Encore faudrait-il qu’il subsiste des zones sources où ces espèces puissent se reproduire ; la plaine de Sarliève est encadrée au nord par la vallée de l’Artière et au sud par celle de l’Auzon mais ces deux ruisseaux coulent dans des secteurs très urbanisés ou aménagés, peu propices. Il y a un bassin d’orage en bordure de la plaine mais il semble voué à être détruit. Peut-être faudra-t-il envisager la création de mares et y introduire au moins des espèces très communes ?

L’orvet, une espèce commune et généraliste

Les berges des rases, bordées elles-mêmes de larges bandes herbeuses (un autre atout majeur pour ce site), représentent des lisières très favorables aux lézards et serpents, surtout dès lors qu’on aura rétabli des haies et une agriculture biologique. A minima, l’orvet, le lézard des murailles et le lézard vert doivent s’y trouver ainsi que probablement la couleuvre à collier ou la coronelle lisse. 

Ce rapide survol de la biodiversité potentielle associée à des ces rases en milieu agricole laisse entrevoir un bon nombre de découvertes passionnantes à faire dans cet environnement peu prospecté jusqu’alors par les naturalistes du fait de la dominance de l’agriculture intensive. Chaque personne qui se rendra désormais sur le site peut donc devenir un observateur en puissance de « nouvelles » espèces : même si vous êtes complètement novice, essayez de prendre des clichés des plantes ou de des animaux qui auront accroché votre regard et faites-les passer via le mel de ce site : nous identifierons (si c’est possible !) les espèces photographiées et nous vous communiquerons les noms ; bientôt, il y aura sans doute une plate-forme dédiée à la collecte des observations sur le site de la plaine de Sarliève. Cette participation citoyenne s’inscrit parfaitement dans les objectifs de la ferme de Sarliève ! 

Les berges bétonnées de la Grande Rase centrale constituent des milieux favorables aux lézards et serpents pour se chauffer au soleil

Bibliographie 

Agricultural drainage ditches, their biological importance and functioning. A review.  Irina Herzon, Juha Helenius
BIOLOGICAL CONSERVATION 141 (2008) 1171–1183 

Location and habitat characteristics of the breeding nests of the harvest mouse (Micromys minutus) in the reed-beds of an intensively used farmland. Adrian SURMACKI et al. MAMMALIA • 2005 • 69 (1) 

Atlas des mammifères d’Auvergne. GMA. Catiche productions. 2015

Atlas des oiseaux nicheurs d’Auvergne. LPO. Ed Delachaux et Niestlé. 2010