Bolboschoenus maritimus gr.

Cette chronique concerne l’une des fermes auvergnates gérée par le mouvement Terre de Liens dont les objectifs sont d’enrayer la disparition des terres agricoles, alléger le parcours des agriculteurs qui cherchent à s’installer, et développer l’agriculture biologique et paysanne.

Souchets maritimes en fleurs (en Vendée)

29/01/2023 la ferme de Sarliève occupe l’emplacement d’un ancien lac qui a persisté assez tardivement (voir la chronique) au cœur de la Grande Limagne dont toutes les parties basses furent longtemps occupées par de vastes marais. Des travaux de drainage, entamés depuis longtemps et relancés massivement dans la seconde moitié du 20ème siècle, ont complètement asséché ces marais et les ont transformés en riches terres soumises aux affres de l’agriculture intensive. Il ne reste plus rien de ces marais, même pas des petits ilots … sauf dans les grands fossés de drainage surdimensionnés, les rases, où subsiste encore, au fond et sur les berges, une certaine végétation aquatique (voir la chronique sur les plantes aquatiques) dont quelques espèces représentatives des anciens marais (voir la chronique sur la biodiversité des rases) qui s’y sont réfugiés. Outre les roseaux phragmites (voir la chronique sur cette grande herbe très présente), on trouve dans une des rases du site de Sarliève une station unique de souchet maritime, une herbe rare à l’intérieur et qui témoigne à plusieurs titres de l’histoire ancienne de ces lieux. Le site est très facile d’accès (voir à la fin de la chronique) mais bon, vous êtes prévenus, le souchet maritime n’est pas très « glamour » et ressemble à diverses autres herbes des fossés ; par contre, son mode de vie et son histoire valent le détour et, après cette lecture, vous devriez le regarder avec un autre œil, … je l’espère…

Maritime 

Peuplement dans une ancienne saline en Vendée

Avant de décrire cette plante, il importe d’abord de présenter son milieu de vie très particulier. En effet, le souchet maritime a trois exigences écologiques majeures. 

Le long d’un canal qui traverse des prairies saumâtres en Vendée

D’abord, il vit « les pieds dans l’eau » tout en développant ses parties aériennes hors de l’eau : il fait donc partie des plantes dites hélophytes (« plantes de marais » : voir la chronique plantes aquatiques) ; il habite donc des sites allant de humides à inondés temporairement ou en permanence mais avec pas plus d’un demi mètre de hauteur d’eau ; au niveau de l’écoulement des eaux, il n’accepte au plus que les faibles débits comme dans les fossés. S’il supporte bien la submersion de ses parties souterraines, il tolère l’assèchement temporaire lors des épisodes estivaux de sécheresse : ses organes souterrains (voir ci-dessous) entrent en dormance si la situation à sec perdure en attendant le retour de l’eau. 

Il supporte une certaine hauteur d’eau permanente mais ce n’est pas son optimum ; noter les pieds alignés le long des rhizomes

Seconde exigence : il recherche des substrats assez riches en nutriments qui lui permettent de développer ses tiges assez grandes et surtout ses organes souterrains (voir ci-dessous). Ainsi, il recherche des substrats vaseux et peut même pousser sur des vases noires asphyxiantes (anaérobies, i.e. presque dépourvues d’oxygène). 

Grosse colonie très prospère dans un marais salé de Vendée

Enfin, originalité majeure, il a besoin soit de sols un peu salés (riches en sels minéraux) ou d’une eau saumâtre peu profonde. En cela, on peut donc le classer parmi les plantes halophytes, i.e. tolérantes au sel (voir l’exemple de l’obione faux-pourpier) et capables de pousser sur des sols salés toxiques pour les plantes ordinaires. 

En pratique, il trouve ces conditions réunies dans divers habitats côtiers où il est commun : marais salés, prés salés, fossés côtiers, … ce qui explique son qualificatif de maritime. Mais on le trouve aussi à l’intérieur des terres, à basse altitude et dans divers habitats humides. Ce peuvent être des sources salées comme il y en a en plusieurs points de la plaine de Limagne : ainsi, non loin du site de Sarliève, près du péage de l’autoroute à Gerzat, il y a un véritable marais salé (avec un cortège de plantes halophytes dont certaines strictement maritimes), assez étendu, lié à l’émergence d’eau salée qui remonte à la faveur de failles dans le socle sous-jacent ; on peut donc penser que dans l’ancien lac de Sarliève il devait y avoir aussi ponctuellement des secteurs un peu salés. Par ailleurs, il peut aussi trouver des sites salés dans les bassins d’orage qui recueillent les eaux des autoroutes traitées au sel en hiver (voir la chronique sur le plantain corne-de-cerf) ou bien, comme ici, à la « faveur » d’accumulation de sels minéraux en excès issus des épandages d’engrais (dont des ions ammonium). On le trouve aussi le long de la rivière Allier, çà et là, à la faveur d’émergence de sources salées (ou chargées en minéraux), assez nombreuses dans le lit mineur (voir les sources minérales de Vichy, de Ste Marguerite, ..). Ainsi, on comprend mieux comment une plante dite maritime peut se retrouver ici dans un fossé dans une plaine agricole. 

Herbe 

Pour le botaniste, le souchet maritime est proche des scirpes et se classe dans une famille proche des graminées, les cypéracées, très riche en centaines d’espèces largement méconnues, qui renferment outre les scirpes, les laîches, les linaigrettes, … Pour le non-initié, on entre là dans un monde difficile où tout se ressemble et se résume le plus souvent au vocable « d’herbes ». Pour avoir des chances de le repérer, il faut impérativement qu’il soit « en fleurs » même si là aussi, les fleurs ne répondent en rein aux canons habituels avec des épis denses de fleurs écailleuses très réduites faisant penser à ceux des graminées. Nous allons donc dégager quelques critères simples permettant de l’identifier néanmoins. 

Il pousse généralement en massifs denses et purs de hautes tiges et feuilles fines atteignant 1,50m de haut. C’est le cas de l’unique station de Sarliève : sur une vingtaine de mètres, il n’y a que lui et il n’est que là. Ses tiges assez minces ne dépassent pas 1cm de diamètre et son nettement triangulaires : faites rouler vos doigts autour de la tige et vous le sentirez très bien. Dans le bas, ces tiges dressées portent des gaines de feuilles : chacune se raccorde à la tige par une « gorge » ouverte en V. Dans la moitié supérieure, on trouve les feuilles étalées, disposées selon trois rangées verticales : assez fines, plates, étroites (2 à 10mm), très allongées (40-50cm), glabres (sans poils) ; les bords sont un peu rudes au toucher et par en dessous, on sent une carène au niveau de la nervure centrale. 

A ce stade végétatif, on peut le confondre avec nombre de laîches au même port mais on notera qu’il ne forme pas de touffes puisque chaque tige est indépendante. La seule manière d’être sûr c’est de le visiter en période de floraison (été-automne) ; la finesse du feuillage, la hauteur des tiges triangulaires doivent aussi interpeller. 

Herbe baïonnette 

Les tiges portent à leur sommet une inflorescence assez compacte composée de grappes d’épillets (jusqu’à 50 au total) sur des rameaux de longueur inégale, étalés : chaque épillet de 1 à 4cm de long se compose d’écailles roussâtres avec des bords plus clairs entre lesquelles on peut voir émerger des étamines ou les stigmates des pistils, preuve que ce sont bien des fleurs. Mais le caractère le plus frappant et typique se situe autour de l’inflorescence qui est sous-tendue par quelques grandes bractées (feuilles florales), en général au nombre de deux, redressées étalées de 8 à 20cm de long et qui lui valent le surnom (bien vu) d’herbe baïonnette par les anglo-saxons. 

Les bractées en baïonnettes lui confèrent une certaine élégance ; c’est un critère clé pour le repérer en fin d’été

Quelques insectes dont des syrphes viennent visiter ces fleurs et grapiller du pollen mais la pollinisation serait avant tout effectuée via le transport par le vent. Les fleurs fécondées deviennent des fruits secs à une seule graine, des akènes ou nucules proches des grains de blé. Vaguement triangulaires, de 1 à 3mm de long, lisses et brillants, d’un brun foncé, ces fruits durs finissent par tomber quand l’épillet sec se désagrège. Ils flottent à la surface de l’eau qui les entraîne ainsi au fil du courant (hydrochorie) ; à l’intérieur, ils ont des cellules allongées remplies d’air qui facilitent la flottaison. Les oiseaux migrateurs, qui fréquentent les zones humides où vit le souchet, doivent aussi récupérer à leur insu ces fruits avec la vase qui colle à leurs pattes : celles des canards, palmées et donc avec une large surface de contact, sont à cet égard très propices. 

L’abondante floraison des peuplements côtiers, promesse de nombreux fruits-graines pour la faune

Ces fruits-graines sont aussi appréciés des oiseaux aquatiques dont les canards qui barbotent dans l’eau vaseuse et les filtrent avec leur bec. 

Epis en fin de floraison : les fruits sont cachés entre les écailles des épillets

Souchet 

Mais la partie sans doute la plus originale du souchet se trouve sous terre avec son appareil souterrain plein de surprises. 

Tiges verticales (couchées ici..) reliées à un rhizome noir horizontal sur lequel naissent des paquets de racines

La configuration des colonies, comme celle de Sarliève, sous forme de très nombreuses tiges sortant du fond, très près les unes des autres mais isolément, indique que sous la vase il y a en fait une tige souterraine rampante horizontale, un rhizome, qui se ramifie ; à partir de nombreux bourgeons qu’il porte, il émet des tiges dressées et progresse ainsi de manière clonale, i.e. que tous les pieds issus d’un même rhizome sont génétiquement identiques. Ce mode de multiplication végétative est un grand classique chez de nombreuses « herbes » dont les roseaux phragmites (voir la chronique), les massettes et de nombreuses laîches des milieux aquatiques. Ce système stabilise le sédiment vaseux et freine ainsi l’érosion tandis que les racines prélèvent des substances nutritives mais aussi des polluants éventuels ; à ce titre, le souchet maritime est utilisé en phytoremédiation, i.e. pour dépolluer des sites humides pollués notamment en métaux lourds comme le cadmium qu’il concente dans ses tissus végétatifs. 

Rhizome avec au bout l’amorce d’un tubercule et la jeune pousse qui émerge ainsi que les jeunes racines

Mais le souchet dispose en plus d’une seconde arme de multiplication : les extrémités des rhizomes se renflent et donnent naissance à des petits tubercules arrondis. Ces tubercules pèsent de 2 à 20 grammes et renferment des protéines et de l’amidon et des fibres : ils sont donc gorgés de réserves nutritives qui sont mobilisées au printemps suivant quand la plante redémarre après avoir séché ses parties aériennes en fin d’automne. Ces tubercules peuvent représenter jusqu’à 40 à 60% de la biomasse totale des colonies ce qui donne une idée de leur importance. Enfouis dans la vase, ils peuvent rester en vie pendant au moins huit ans et constituent une seconde assurance vie : si l’un d’eux vient à se détacher du rhizome qui tend à se désagréger en vieillissant, ils pourront redonner un nouveau pied, point de départ d’une nouvelle colonie. Lors des périodes de sécheresse ou de forte inondation, néfastes à la survie, les tubercules entrent en vie ralentie et permettent ainsi à la plante de renaître quand l’épisode négatif est passé. 

Cette caractéristique se retrouve chez d’autres souchets (du genre voisin Cyperus) dont le souchet comestible très cultivé dans le Midi pour ses petits tubercules ou amandes de terre qui se consomment grillées et avec lesquelles on peut préparer de l’orgeat. 

Comestible 

Une telle manne souterraine ne manque pas d’attirer les convoitises d’autant que ces tubercules ne renferment pas de substances toxiques : les oies cendrées en migration (en Camargue notamment où ce souchet est commun) savent les déterrer avec leur bec fort et les consommer ; c’est une ressource essentielle pour elles en hivernage dans le Midi. Les sangliers, amateurs de toutes racines, les recherchent aussi activement en fouissant avec leur groin dans les fonds vaseux faciles à retourner. Les ragondins sont aussi capables de les extirper pour les manger est consomment aussi les tiges et feuilles. A noter qu’en Camargue, le feuillage du souchet est un fourrage naturel apprécié du bétail qui le pâture volontiers.

Pieds déterrés par des ragondins et dont les tubercules ont été mangés

Evidemment, les hommes préhistoriques, souvent cantonnés près des côtes ou des zones marécageuses riches en biodiversité animale et végétale (chasse et cueillette) et on a de nombreuses preuves archéologiques de la consommation de ces tubercules notamment au Proche-Orient à la période dite Epipaléolithique (entre 24000 et 12 000 ans avant l’époque actuelle). On a montré qu’ils étaient cuits pour les ramollir (riches en fibres) mais en plus ils étaient réduits en farine pour faire du pain : sans cet écrasement, ils sont indigestes et le contenu nutritif protégé par des parois cellulaires résistantes n’est pas assimilé. 

Or, on sait que dans la plaine de Sarliève et les marais de Limagne, des hommes ont circulé ou séjourné pendant la Préhistoire. Je ne sais pas si on dispose de données locales attestant de la consommation de cette plante précisément (si vous avez des informations, faites-le savoir via le mel du site ; merci) mais il me plaît d’imaginer des scènes de cueillette ou plutôt d’arrachage de tubercules de souchet autour du lac de Sarliève à son apogée par un groupe de chasseurs-cueilleurs … En tout cas, si vous rendez visite à l’unique station (connue à ce jour : il y en a peut-être d’autres) localisée sur le plan joint du site, respectez-la impérativement et n’arrachez pas des pieds pour voir et goûter les tubercules : la station est petite et très fragile ; respectons-la : nous vous faisons confiance.

NB : les photos de tubercules qui illustrent la chronique ont été prises en Vendée dans des marais où le souchet maritime est très commun

Notule experte 

(C.C.)

En fait, bizarrement, je ne sais pas de quelle espèce précise il s’agit car on a récemment révisé la systématique de cette espèce très polymorphe et on a découvert qu’elle correspond à quatre espèces « jumelles », i.e. morphologiquement très proches ; elles ne sont distinguables que par une série de critères subtils dont une bonne part concerne les fruits-graines (voir la clé dans Flora Gallica) que je n’ai pas eu l’occasion de récolter. Il semblerait que l’espèce type Bolboschoenus maritimus soit strictement maritime et cantonnée sur le littoral et autour de quelques sources salées intérieures ; deux autres B. glaucus et B. yagara sont plus localisés à l’intérieur ; B. laticarpus (ce qui signifie à grands fruits) , la quatrième, serait l’espèce la plus présente en plaine à l’intérieur ; probablement que la colonie de Sarliève relève de cette dernière espèce : à suivre et à vérifier. En attendant, nous l’appellerons donc souchet maritime s.l. (sensu lato) ou gr. (groupe du souchet maritime). Mais tout cela ne change rien au mode de vie identique pour ces quatre espèces (sauf peut-être à quelques micro-détails près). 

Colonie de souchet dans une des rases de Sarliève : il domine sur une vingtaine de mètres
Localisation de la station dans la plaine de Sarliève : la seconde grande rase le long de la grande piste

13/02/2023 Ce week-end je suis retourné à Sarliève où j’ai pu récolter des fruits du souchet et, après examen sous la loupe binoculaire et échange avec Eric Mosnier, botaniste expert, il s’avère qu’il s’agit de B. maritimus subsp. maritimus soit l’espèce typiquement littorale et que l’on retrouve au bord des sources salées intérieures ; ceci tendrait à confirmer que sa présence ici serait bien une relique d’une station de type marais salé comme à Gerzat.

Bibliographie 

Aquatic plants in Britain and Ireland. C.D. Preston ; J.M. Croft Harley Books 1997

How do shoot clipping and tuber harvesting combine to affect Bolboschoenus maritimus recovery capacities? Daphne ́ Durant et al. Botany 87: 883–887 (2009) 

Advances in plant food processing in the Near Eastern Epipalaeolithic and implications for improved edibility and nutrient bioaccessibility: an experimental assessment of Bolboschoenus maritimus (L.) Palla (sea club-rush). Michèle M. Wollstonecroft et al. Veget Hist Archaeobot 2008