Daldinia concentrica

 14/03/2024 Daldinie concentrique : un nom un peu ésotérique pour un champignon assez commun, vraiment inhabituel à tous égards. Son aspect est des plus simples : des boules brun foncé à noires « posées » sur l’écorce d’arbres morts. Il s’inscrit donc dans la série des champignons mangeurs de bois que nous avons entrepris de faire connaître. Mais derrière cette apparence rudimentaire se cache une série de particularités biologiques des plus surprenantes. Sans compter que ce champignon a suscité depuis très longtemps l’attention des Humains avec des usages et des croyances inattendues. … et une foule d’études scientifiques qui expliquent la longueur de cette chronique pour une seule espèce.  

Image ( James Sowerby’s Coloured Figures of English Fungi ; Dom. Pub.)

Stromas

La Daldinie se repère de loin sur les troncs et branches mortes qu’elle occupe souvent en colonies très nombreuses : des sortes de gros coussinets arrondis de 3 à 8cm de diamètre, plus ou moins irréguliers bosselés en surface. D’un brun foncé à roussâtre, ces boules s’assombrissent en vieillissant devenant alors presque noires ; d’abord mates jeunes, elles prennent un aspect luisant avec l’âge. Quand on touche, on est surpris par la consistance dure de la coque externe qui les enveloppe ; on sent que l’intérieur est plein mais peu résistant.

L’intérieur justement révèle une belle surprise : avec un couteau, on peut couper en travers un coussinet (un seul suffira, une fois : respecter ces êtres) pour découvrir la chair légère, sombre avec des nuances argentées qui forment des zones concentriques superposées : un arc-en ciel de noir et d’argent ! On comprend alors son qualificatif de concentrique (concentrica en latin) ! Du fait de cet aspect, les anglo-saxons l’ont aussi surnommé coal fungus, champignon charbon.

Ces zones traduisent la croissance des coussinets sur une saison et leur nombre va dépendre du moment où le coussinet commence à se développer. Ainsi, ceux qui se développent en fin de printemps offrent moins de « cernes » que ceux initiés en début de saison. Attention, ces zones ne donnent pas l’âge des coussinets comme les cernes annuels d’un tronc d’arbre. Elles sont produites en une seule saison et ensuite le coussinet « meurt » et se dégrade lentement : la coque finit par se déchirer révélant l’intérieur en voie de désagrégation. Seuls quelques coussinets immatures formés en automne passent un hiver.

Ces cernes résultent de l’alternance régulière de couches de filaments : des hyphes fabriqués depuis l’intérieur du bois porteur par le mycélium du champignon, le réseau d’hyphes très développé qui investit le volume du bois. Les coussinets ne sont donc que la partie visible du champignon : des fructifications ou carpophores. Compte tenu de leur aspect et de l’appartenance de la Daldinie à un groupe particulier (Ascomycètes : voir ci-dessous), on les appelle des stromas (du latin stroma : tapis ou couverture).

Saprotrophe

Ces stromas apparaissent dès l’hiver s’il fait doux et au printemps surtout mais on peut en observer aussi à d’autres périodes et ils persistent longtemps sur leur support. Ils se forment sur du bois mort : grosses branches mortes ou cassées tombées au sol ou restées en place sur un arbre en vie ; troncs cassés, tombés ou morts sur pied.

Les stromas peuvent apparaître aussi bien une petite partie d’un tronc que toute la longueur en colonies alors impressionnantes. Leur émergence dépend de multiples conditions à la fois météorologiques et selon l’évolution du substrat, le bois mort. Même en absence de stromas, le champignon peut être très bien être présent dans le bois sous forme de mycélium invisible : on parle de forme anamorphique, alors seulement identifiable au microscope et avec des réactifs.

La Daldinie se comporte uniquement en saprotrophe, c’est-à-dire en décomposeur de tissus morts : elle n’est pas parasite ni pathogène ; les rares cas d’observations sur des arbres vivants concernent soit des arbres très sénescents, soit une branche morte restée en place.

Elle engendre dans le bois une pourriture ou carie dite blanche comme le font l’auriculaire mésentérique ou divers polypores comme l’amadouvier qui sont, eux, des Basidiomycètes. Elle dégrade aussi bien la cellulose que la lignine et décompose le bois plus lentement que ces derniers.

On observe souvent dans le bois occupé des lignes noirs de démarcation qui traduisent les frontières de contact entre des mycéliums génétiquement distincts (des individus différents) : il existe donc un système de reconnaissance entre mycéliums ! Ces lignes noires sont, dans son cas, faites de cellules brunes en forme de vessie et forment ce qu’on appelle des pseudosclérotes. Par ailleurs, le bois infecté prend un aspect sombre tacheté (bois calico) à cause du mycélium pigmenté de sombre qui occupe les vaisseaux de printemps.

La Daldinie est souvent pionnière sur les arbres morts récemment (voir le paragraphe endophyte) et, une fois installée, se montre très compétitive et persiste jusqu’à ce que tout le bois soit décomposé.

Fraxinophile

L’essence d’arbre de loin la plus fréquentée est le frêne (Fraxinus ; d’où mon néologisme de fraxinophile) sur lequel elle est très constante. Pour autant, elle n’est pas non plus spécifique du frêne et on peut l’observer sur divers autres feuillus mais plus rarement : saules, peupliers, hêtres, ormes, platanes, …Mais on a détecté une multitude d’espèces dites cryptiques, très proches morphologiquement : leur identification requiert des critères pointus dont l’usage de réactifs chimiques à base de potasse comme chez les lichens (des champignons eux aussi !).

Leur étude est en pleine ébullition : en Europe, au moins une quinzaine d’espèces distinctes ont été ainsi repérées dont D. concentrica au sens strict. Et au fur et à mesure que l’on progresse dans la délimitation de ces espèces, on se rend compte qu’il y a bien une certaine spécialisation.

Ainsi, plusieurs d’entre elles (dont D. vernicosa) sont typiques du bois brûlé après un incendie (espèces dites pyrophiles), substrat que D. concentrica ne fréquente pas. D. petriniae est spécialisée sur les bouleaux et une autre sur le bois brûlé des … Ajoncs ! Un même bois mort peut d’ailleurs être colonisé par plusieurs espèces proches simultanément et leurs stromas se retrouvent mélangés !

Dans la suite de cette chronique, nous parlerons de Daldinia au sens large, en englobant toutes ces espèces.

Endophyte

Depuis longtemps, on avait été frappé par la rapidité d’installation des Daldinies sur les bois morts fraîchement disponibles par exemple après un coup de vent ou épisode de sécheresse prolongée. On évoquait alors la dispersion des spores à grande distance par le vent (voir ci-dessous).

Mais, depuis, on a découvert que, très probablement de manière systématique, la Daldinie s’installait très tôt sur ses hôtes en mode « silencieux » qu’on appelle endophyte. Le champignon se développe alors sous forme d’hyphes dans les tissus vivants de l’arbre, se propageant en suivant les vaisseaux conducteurs. Il y vit sous forme dormante sans causer aucun dommage visible à son hôte, ni symptôme de maladie. Ainsi, quand l’hôte meurt ou une de ses branches, le champignon est déjà là et se « réveille » ! Une étude menée au Pays de Galles a ainsi trouvé la Daldinie comme endophyte sur sept espèces de plantes dans un bois de feuillus où il y avait par ailleurs des stromas sur des frênes morts.

Mais cette relation intime va bien plus loin. On sait que les champignons endophytes, très répandus, secrètent diverses molécules (métabolites secondaires) et/ou émettent des composés volatiles biologiquement actifs à l’extérieur sur d’autres êtres vivants (dont les autres champignons) et aident à la survie de l’endophyte à l’intérieur. Mieux encore, ces molécules bénéficieraient à l’hôte ! Une étude menée sur un olivier porteur de D. concentrica sous forme endophyte a isolé 27 molécules émises. Ces substances volatiles ont été testées sur des fruits infectés par des moisissures : elles empêchent le développement ou éliminent les moisissures ! Ceci suggère que les fruits de l’arbre porteur seraient eux-mêmes protégés de ces parasites fongiques.

Dispersion

Les stromas sont les organes externes dédiés à la reproduction de deux manières. D’une part, à la surface des jeunes stromas frais, se forme une masse poudreuse chamois clair contenant d’innombrables éléments microscopiques appelés conidies ; ce sont des spores dites asexuées car elles se forment par simple bourgeonnement aux extrémités de filaments dressés (conidiophores) depuis la paroi externe. Ces conidiospores se détachent et sont dispersées par le vent ; elles peuvent redonner un nouveau mycélium mais qui sera un clone de celui qui les a produites.

D’autre part, dans les couches supérieures à l’intérieur du stroma se forme des petits organes en forme d’alvéoles, des périthèces : ils produisent des spores sexuées (avec des recombinaisons génétiques) par groupe de huit dans des poches très allongées, les asques.

Les asques se gonflent de liquide à maturité et quand la pression interne devient trop forte, elles sortent du périthèce et traversent la coque externe : leur rupture projette les ascospores à plus ou moins grande distance (sporulation). Ensuite, elles peuvent être déplacées par le vent et/ou l’eau.

Un asque donné peut éjecter à la fois soit une seule spore (celle du haut), soit tout le groupe de huit d’un coup ce qui a un impact sur la distance de projection. On peut visualiser ce processus fascinant en récoltant un stroma détaché et en le plaçant sur un papier blanc toute une nuit : le lendemain, le papier porte une auréole des spores déchargées et la surface du stroma prend un aspect finement hérissé du fait des ascospores qui ont émergé.

La sporulation semble ne se faire que de nuit sans doute à cause de la rosée qui assure une atmosphère humide propice à la germination des spores rejetées. La lumière inhibe ce processus. Expérimentalement, sous un éclairage continu, la décharge de spores cesse au bout de trois jours mais reprend si on rétablit ‘alternance jour/nuit.

En effet, les spores peuvent germer très vite dans les douze heures après l’expulsion. Mais, elles peuvent aussi rester viables en dormance sur de longues périodes grâce à leur paroi épaisse et leur pigmentation foncée protectrice. On a réussi à faire germer des spores récoltées sur des échantillons d’herbiers vieux de … 25 ans. Un seul stroma peut libérer 10 millions d’ascospores en une nuit ! Et la sporulation peut se faire de manière continue sur au moins 47 jours successifs avec un record de 138 jours !

Xérophyte

La Daldinie est capable de coloniser et en plus de persister longtemps sur des troncs morts tombés en travers mais sans être en contact avec le sol et donc très secs. De même, elle prospère sur des frênes morts sur pied, eux aussi très secs. Des études ont montré qu’elle tolérait des potentiels en eau très abs, nettement inférieurs à ceux tolérés par des champignons lignivores classiques. En fait, il semble plus vulnérable à l’humidité qu’à la sécheresse et sa croissance serait améliorée par temps sec : en tout cas, il bénéficie de ce fait d’un avantage compétitif indéniable.

Cette résistance à la sécheresse est encore plus évidente au niveau des stromas. La croûte épaisse retarde l’évaporation. D’autre part, les couches concentriques au moment de leur formation ont une consistance gélatineuse et constituent donc une réserve en en eau qui sera remobilisée par temps sec ; on voit alors les stromas se rétracter et se rider.

Même la sporulation qui réclame pourtant de l’humidité (voir la décharge nocturne) arrive à se poursuivre pendant des semaines par temps sec. Expérimentalement, des stromas rentrés à l’intérieur et conservés au sec 3 à 4 semaines continuent de sporuler !

Oasis du vivant

Du fait de leur consistance et de leur persistance, les stromas des Daldinies constituent des milieux de vie très convoités par une faune d’Invertébrés très diversifiée. En Grande-Bretagne, sur 4 ans et dans cinq localités, 110 espèces ont ainsi été observées dans les stromas. Comme les gros carpophores des Polypores pérennes, il y a une succession d’espèces selon l’âge et l’état de dégradation des stromas. La succession commence par une faune spécifique puis se poursuit avec des consommateurs plus généralistes et leurs prédateurs ; vers la fin de la décomposition du stroma, on se rapproche de la faune du bois mort.

Ont ainsi été observés : nématodes, annélides, gastéropodes, crustacés (cloportes), myriapodes (chilopodes et diplopodes), insectes et araignées.

Cinq espèces strictement inféodées aux stromas (pour ce qu’on en connaît) de Daldinies sont connues ; elles exploitent le stade actif de dispersion des spores au début du développement et quatre d’entre elles hivernent à l’intérieur des stromas. Ces espèces spécialistes sont : des coléoptères de très petite taille Cryptophagus ruficornisPlatyrhinus resinosus et Biphyllus lunatus (le plus abondant) ; des chenilles de papillons nocturnes Harpella forficella et Megaselia lutescens.

Une colonie a été suivie en Angleterre sur la branche foudroyée d’un frêne encore en vie : la colonie s’est développée en abondance sur cette branche tandis que l’arbre récupérait ; chaque printemps des stromas nombreux ont été produits de 1994 à 2013 au moins. Et le frêne était encore bien vivant. Autrement dit, pendant au moins quinze ans cette colonie a pu servir d’abri et milieu de vie à toute une faune spécialisée ou pas ; en cela, les stromas de Daldinies représentent des microhabitats du bois, essentiels pour le maintien de la biodiversité. En pratique, pour les propriétaires ou gestionnaires d’arbres, il est impératif de ne pas éliminer les branches mortes en place sur les arbres, porteuses de colonies de Daldinies !

Usine chimique

Comme de nombreux autres champignons, la Daldinie produit un nombre important de métabolites secondaires des plus variés. Elle produit de grandes quantités de pigment noir, la mélanine attestée par sa couleur sombre y compris au niveau des spores. Plusieurs des produits dérivés auraient des activités biologiques envers certains organismes susceptibles d’entrer en compétition avec la Daldinie comme les nématodes ou les mousses et les algues vertes microscopiques. Ces composés sont le plus souvent présents en concentrations très élevées qui se maintiennent dans la durée.

On a repéré aussi des terpénoïdes (concentricols) et des composés neuroprotecteurs (en cuture en laboratoire).

Il reste sans doute encore beaucoup à découvrir dans ce domaine surtout compte tenu de la diversité des espèces qui n’ont sans doute pas les mêmes profils chimiques !

Usages et croyances

En Grande-Bretagne, la Daldinie est connue sous un surnom intrigant : les gâteaux brûlés du Roi Alfred ! Selon la légende, en l’an 878, le Roi Alfred qui battait en retraite devant les Vikings trouva refuge dans la ferme d’un couple de paysans. L’Homme lui demanda de surveiller les gâteaux qui étaient en train de cuire dans le four. Mais le Roi, très préoccupé, les oublia et se fit gronder par la femme du paysan ! Gêné et honteux, il dispersa les gâteaux pour faire oublier na négligence. Évidemment, cette légende dérive directement de l’aspect « gâteau brûlé » des stromas.

Mais il existe par ailleurs un autre lien inattendu avec le feu : la Daldinie était bien connue autrefois comme « amadou » pour allumer le feu (tinder en anglais !). D’après les descriptions (je n’ai jamais essayé !), il faut gratter la croûte d’un stroma qui n’a pas besoin d’être sec ; projeter des étincelles qui allument l’intérieur, lequel se consume lentement si on souffle dessus. Il brûle lentement comme un morceau de charbon ! On a retrouvé en Espagne dans des fouilles sur des campements vieux de 7000 ans des restes de stromas attestant de cet usage comme pour l’amadouvier.

Un autre nom anglais cramp ball fait allusion à une croyance répandue comme quoi porter ce champignon dans ses poches protégeait des risques de crampes ; on le portait aussi en amulette et on allait même jusqu’à consommer les stromas. Compte tenu de leur chimie (voir ci-dessus), ce n’est peut-être pas une bonne idée à retenir ?

Plus récemment, on l’a étudié pour envisager des applications biotechnologiques : pour sa capacité à dégrader des polluants remarquablement résistants comme le styrène ; comme source de pigments noirs ; pour la possibilité d’utiliser les substances volatiles émises pour protéger des récoltes (voir le paragraphe endophyte).

Ascomycète

A deux reprises, nous avons évoqué l’appartenance de la Daldinie au groupe des Ascomycètes. L’écrasante majorité des champignons que connaissent les non mycologues (comme moi) sont des Basidiomycètes, les champignons à chapeaux et lamelles ou pores pour faire simple. Les ascomycètes, eux, sont un autre pan de la biodiversité immense et très sous-estimée des champignons : ils comptent au moins 32 000 espèces et 3400 genres ; on estime que leur diversité réelle doit être de 10 à 20 fois ces chiffres ! Ce groupe est défini entre autres par le fait que ses spores sexuées sont renfermées dans des sacs fermés ou asques (de askos, outre). Parmi les champignons très connus du grand public, on y trouve les truffes, les morilles et les pezizes.

Au sein des Ascomycètes, les Daldinies s’inscrivent dans une sous classe, les Pyrénomycètes dans l’ordre des Xylariales et la famille des Xylariacées. Cette famille regroupe des champignons avec des stromas durs sombres et qui produisent des spores teintées de noir. Diverses espèces du genre Xylaria en forme corne ou de bois de cerf vivent sur le bois mort. L’hypoxyle en forme de fraise, très commun sur le bois mort des feuillus, est une espèce qui fait des petits stromas rappelant un peu ceux des Daldinies.

Avant de quitter la Daldinie, il nous reste à expliciter son nom peu transparent : ce nom de genre a été créé en 1863 en l’honneur d’un moine capucin suisse, mycologue, Agostino Daldini.

Bibliographie

A polyphasic taxonomy of Daldinia (Xylariaceae) Marc Stadler Studies in Mycology 77: 1–143.2014

Molecular and morphological investigation of Daldinia in northern Europe Hanna JOHANNESSON et al. Mycol. Res. 104 (3): 275–280. 2000.

Daldinia: The nature of its concentric zones Ahmed M.A. Khalil et al. Mycoscience 56 (2015) 542e548

Use of the Endophytic Fungus Daldinia cf. concentrica and Its Volatiles as Bio-Control Agents. Liarzi O, Bar E, Lewinsohn E, Ezra D (2016) PLoS ONE 11(12): e0168242.

Daldinia concentrica IMI Descriptions of Fungi and Bacteria No. 1694 CABI. 2006

Introduction to Fungi. Webster et Weber. Cambridge U. Press. 2007