Silene acaulis

10/08/2020 En haute montagne, quand on entre dans l’étage alpin, les conditions climatiques deviennent très rudes avec le vent, le froid et le gel, l’insolation extrême en été, la sécheresse comme autant d’éléments stressants qui imposent leur dure loi. Face à ces adversités abiotiques, les espèces alpines adoptent différentes stratégies comme le spectaculaire port en coussin, une forme qui fascine les botanistes depuis longtemps et que l’on retrouve dans les zones arctiques et subarctiques du monde entier. Une espèce alpine en coussin, une des plus communes et des plus répandues dans l’Hémisphère nord, retient l’attention des chercheurs depuis des décennies comme espèce modèle : le silène acaule. Il permet notamment d’étudier un processus d’interaction positive avec d’autres espèces de plantes ou d’animaux (des arthropodes essentiellement) : la facilitation (voir la chronique de présentation de ce processus). Les coussins du silène acaule fonctionnent comme des refuges et fournissent des ressources à diverses plantes et animaux (donc des effets positifs) sans que lui-même n’en soit affecté ; il sert de plante-nounou, i.e. d’abri facilitant la germination de plantes soumises à une compétition intense (voir l’exemple de l’if et ses nounous-boucliers) et qui auraient autrement de grades difficultés à subsister dans ces environnements contraignants.

Coussins ou coussinets 

On appelle plante en coussin (ou coussinet) une plante formant des masses compactes de tiges très serrées terminées par des rosettes de feuilles, croissant à partir de puissantes racines pivotantes profondes ; comme toutes les tiges qui composent un coussin croissent très lentement mais au même rythme, toutes les rosettes se retrouvent au même niveau : on a l’impression d’une plante topiaire taillée en boule ! Les formes varient sensiblement : typiquement, les « vrais » coussins forment des boules rondes ou hémisphériques dont les tiges croissent comme des rayons à partir de la racine centrale unique ; d’autres forment des coussins aplatis rampants ou bien très aplatis avec des enracinements multiples, … Ces coussins se développent très lentement compte tenu des conditions extrêmes signalées en introduction : de 6/10ème de centimètre à au plus 2cm/an pour le silène acaule par exemple, des valeurs dignes de lichens ! Ils peuvent persister des siècles même pour des espèces herbacées et atteindre ainsi des dimensions conséquentes de l’ordre du mètre (ou plusieurs mètres) de diamètre pour certaines espèces ! 

En 2014 (1), on a recensé au moins 1300 espèces de telles espèces dans le monde, réparties dans 272 genres et 63 familles de plantes à fleurs. Il n’existe donc pas de « famille à coussins » et cette dispersion au sein des plantes à fleurs signe un bel exemple d’évolution convergente face à des contraintes environnementales identiques à l’échelle de la planète entière. On estime (2) que ce port en coussin est apparu à au moins 115 reprises de manière indépendante au cours de la diversification des plantes à fleurs. Il s’agit d’une innovation clé (voir pour cette notion l’exemple des ancolies ou celui des plantes grimpantes) qui a favorisé la colonisation des habitats froids et secs notamment dans l’Himalaya, dans les Andes ou en Nouvelle-Zélande où la diversité de ces plantes est maximale.

Plantes en coussins en Patagonie/ Terre de Feu (photo G. Peyrin)

Ainsi, le silène acaule est une des rares espèces de son genre très fourni en espèces (700) à présenter ce port ; mais on retrouve ce dernier ponctuellement dans d’autres genres de sa famille comme chez l’alsine faux-orpin dans les Alpes (genre Minuartia) ou la sabline-pierre d’Espagne (genre Arenaria) ; au total, sur 2200 espèces de cette famille, moins d’une dizaine présentent ce port en coussin. 

Ingénieurs climatiques 

On pressent que ces coussins compacts doivent créer un microenvironnement en leur sein différent du climat extérieur environnant. Dans une étude réalisée en été en Colombie Britannique (Canada) (3), on a placé des capteurs de température et d’humidité à l’intérieur d’un coussin donné et d’autres à l’extérieur au plus près de ce coussin (moins de 1m) dans un site ouvert, sous la végétation ou sous la couche de feuilles mortes. On constate que l’humidité relative reste globalement stable tout l’été aussi bien dans les coussins qu’à l’extérieur mais elle varie beaucoup moins dans les premiers. Lors d’épisodes sans pluie, l’humidité baisse dans les microsites ouverts mais reste stable dans les coussins. Ainsi, ils entretiennent un microclimat avec moins de stress hydrique en tamponnant les fortes variations. Quant aux températures, elles se maintiennent plus d’un degré en moyenne en dessous par rapport aux microsites ouverts proches ; les coussins modèrent les hausses fortes de températures qui se produisent lors des journées très ensoleillées. De plus, les coussins plus volumineux engendrent à leur surface une couche limite d’air plus importante et qui bénéficie de l’activité photosynthétique de la plante en coussin qui rejette de la vapeur d’eau. 

Inversement lors des épisodes froids qui dominent très largement à ces altitudes dans la zone alpine et représentent un challenge majeur, on sait que les coussins fonctionnent comme des pièges à chaleur qui emmagasinent celles-ci entre leurs tiges serrées. Sur ce point, le silène acaule se montre moins performant que d’autres espèces car il ne possède pas de revêtement pileux susceptible de piéger de l’air. Globalement, on peut donc dire que le silène acaule fonctionne comme un climatiseur qui tamponne les extrêmes et permet à ceux qu’il héberge, animaux ou autres plantes, d’échapper en partie à certains stress majeurs.

Les effets microclimatiques induits par le coussin s’étendent au sol recouvert en permanence sous le coussin et qui conserve donc plus d’humidité et de chaleur : ce gain de température peut atteindre + 15°C pour certaines plantes en coussin. Evidemment, la structure en boule constitue un formidable rempart au vent souvent violent et froid qui balaie régulièrement ces espaces ouverts : imaginez que vous êtes une « petite bête » et vous aurez forcément envie de vous réfugier au cœur d’un de ces coussins quand la météo se dégrade ! 

Effets sur la végétation 

De visu, on remarque que les touffes compactes du silène acaule fonctionnent comme des oasis végétales d’où émergent toutes sortes de petites plantes : chaque coussin ressemble à une mini-rocaille dans laquelle on aurait implanté à dessein tout un cortège fleuri. Dans l’étude canadienne (3), on démontre effectivement qu’il y a plus de plantes (abondance) et plus d’espèces de plantes (richesse en espèces) au niveau des coussins que dans les microsites ouverts immédiatement adjacents à ces coussins ; de plus, la majorité des espèces hébergées sont rares ce qui donne une communauté végétale unique et originale associée à ces micromilieux. Cependant, le calcul d’un indice de diversité des espèces montre que les microsites ouverts, bien que moins favorables a priori, abritent une plus grande diversité d’espèces. Ce constat contradictoire peut s’expliquer par le fait que les sites ouverts offrent une large gamme de conditions microclimatiques possibles susceptibles malgré tout de convenir à un plus grand nombre d’espèces. L’intérieur des coussins constitue certes une niche bien protégée mais relativement uniforme et certaines espèces par exemple ne peuvent pas germer sous ce couvert très dense ou ne supportent pas par exemple l’étouffement de la base de leurs tiges. 

L’abri offert par ces coussins s’apparente à l’effet du réchauffement climatique à une altitude donnée ; or, on sait que celui-ci favorise avant tout les plantes à fleurs à feuillage caduc et défavorise les espèces à feuillage persistant et les plantes « non à fleurs » (fougères, mousses). Quel sera justement l’impact du réchauffement climatique sur ces coussins et la riche flore qu’ils hébergent ? Difficile à dire clairement ! En tout cas, il ressort nettement que les coussins des silènes ont un impact profond sur les communautés végétales croissant dans la zone alpine en permettant le maintien d’espèces qui ne pourraient résister autrement et en offrant des conditions encore plus favorables à une large gamme d’espèces rares hôtes de ces milieux. 

Effets sur la faune

Comme pour les plantes, ces coussins servent de milieu de vie à de nombreux arthropodes (insectes, araignées, acariens, myriapodes, …). Dans l’étude canadienne (3), les chercheurs ont procédé au recensement de cette faune en utilisant de puissants aspirateurs de terrain permettant d’extraire les animaux de ces coussins ; comme pour les plantes, ils ont comparé l’abondance et la diversité des espèces dans les microsites ouverts immédiatement adjacents aux coussins. Ils ont ainsi recensé cinq espèces d’acariens, 10 espèces d’araignées, et divers insectes : coléoptères (5 espèces), diptères (9), hyménoptères (5), papillons (1) et orthoptères (1). 

72% des espèces ainsi recensées au total se trouvaient en plus grande abondance sur les coussins ; l’effet positif des coussins sur la richesse en espèces d’arthropodes est deux fois plus important que celui observé sur les plantes ; l’abondance des espèces y est en moyenne 40% plus élevée que dans les microsites ouverts proches. Les coussins jouent donc un rôle de facilitation encore plus fort vis-à-vis des arthropodes que pour les plantes. Deux grands groupes informels peuvent être distingués : des prédateurs mobiles (araignées) abondants mais plutôt indépendants des milieux et tous les autres, des consommateurs primaires, moins nombreux mais directement liés à la plante hôte. Ainsi, ces coussins abritent une communauté animale unique et originale ce qui confère au silène acaule le titre d’espèce parapluie, dans le sens où sa présence permet le maintien d’une riche biodiversité. 

Cet effet marqué sur les arthropodes amplifie en fait celui sur les plantes : plus d’espèces de plantes hébergées signifie plus de possibilités de voir s’installer des insectes consommateurs ou interagissant avec celles-ci. Les coussins ajoutent donc une complexité aux réseaux alimentaires et impactent donc des niveaux trophiques bien au-delà des seuls végétaux. Le silène acaule peut donc se targuer d’être à la fois une espèce nounou (abri), une espèce parapluie et une espèce fondatrice clé de ces milieux alpins. 

Ces effets positifs sur la faune d’arthropodes vont au-delà des seuls réseaux alimentaires et touchent aussi les réseaux de pollinisation. le silène acaule et ses plantes hôtes fleurissent et fournissent donc une ressource florale importante pour les pollinisateurs vivant à ces altitudes où la ressource reste souvent une contrainte. Une étude (4) a comparé les taux de visite de pollinisateurs sur des plantes  en coussins et sur des plantes non en coussins dans les mêmes milieux : le taux de visite sur les coussins est significativement plus élevé et la diversité des espèces visiteuses plus forte aussi. Cet effet semble encore plus marqué que sur la faune des arthropodes résidents évoquée ci-dessus. Il peut s’expliquer par l’abondante floraison de ces espèces en coussin qui bénéficient de leurs adaptations leur permettant une productivité plus élevée par rapport aux autres espèces dans le même contexte. La floraison d’un coussin de silène acaule ne manque pas d’attirer l’attention : un tapis de fleurs faciles d’accès et entourées d’une couche d’air limite plus calme. Il serait intéressant aussi de savoir si les plantes hôtes des coussins bénéficient aussi de cet afflux de pollinisateurs pour leur propre compte ! 

Effets microscopiques 

Longtemps, l’étude de la facilitation par les plantes nounous s’est limitée aux seuls effets sur d’autres plantes : on restait ainsi au même niveau des réseaux alimentaires. Avec l’avènement d’études sur la petite faune et la prise de conscience que l’effet y était encore plus important (voir ci-dessus), les chercheurs s’emploient désormais à élargir toujours plus le champ des groupes susceptibles de profiter de cette facilitation. Le silène acaule, déjà bien étudié sous cet angle, constitue de ce fait une espèce modèle d’autant qu’il s’agit d’une espèce commune avec une très vaste répartition. Une étude (5) s’est donc intéressée à la communauté microbienne du sol sous les coussins en la comparant avec celle en dehors, à côté. Réalisée dans les Alpes françaises, cette étude a exploré les communautés bactériennes d’une part et fongiques (champignons du sol) d’autre part avec des impacts assez divergents selon la communauté envisagée. 

En dehors des coussins, les communautés bactériennes dépendent fortement de la nature du substrat rocheux : calcaire ou siliceux. Mais sous les coussins, quelque soit le substrat sous-jacent, on trouve des communautés bactériennes très similaires. Pour les champignons microscopiques, les communautés présentent le même taux de variation qu’elles soient sous ou en dehors des coussins ; en dehors des coussins, elles réagissent faiblement au pH du sol ; sous les coussins, elles dépendent fortement du substrat rocheux, l’altitude et de l’augmentation des quantités de nutriments disponibles (enrichissement lié aux coussins) et du contenu en eau. Donc, les coussins exercent une force sélective sur les communautés bactériennes et fongiques qui contrebalance l’influence du substrat rocheux et les limitations en ressources nutritives en tamponnant le pH du sol et en apportant plus de nutriments. Cet effet positif s’accentue dans les environnements acides, très contraints et pauvres naturellement en nutriments. 

Variations selon le stress

Dans les Alpes et les Pyrénées, le silène acaule se présente sous deux sous-espèces nettement distinctes et qui cohabitent souvent (6) : la sous-espèce type (subsp. acaulis) aux feuilles un peu plus larges et au port robuste en gazons peu denses, présente de 1600 à 2800m en altitude ; l’autre sous-espèce « fausse-mousse (subsp. bryoides) a des feuilles plus étroites et forme des coussins denses avec des fleurs petites ; elle monte plus haut entre 2200 et 3500m. Cette variation témoigne donc d’une influence certaine du gradient altitudinal sur le port en coussin. 

Plusieurs études le long de gradients altitudinaux ou écologiques confirment cette tendance. En Italie centrale (7), on a observé la structure des coussins du silène acaule le long d’un gradient altitudinal de 700m entre 2000 et 2700m. La capacité des coussins à héberger des hôtes végétaux atteint un maximum vers 2400m tandis que les traits morphologiques changent nettement. A « basse » altitude (ici 2000m), les coussins adoptent un port lâche, peu serré (toucher « mou ») et aplati pour aller vers des coussins très serrés, en forme de dôme à la limite supérieure du gradient. Cette variation de forme change la capacité à conserver la chaleur, moindre dans les touffes lâches. Au plus haut, les touffes deviennent tellement denses et serrées que l’espace disponible pour d’autres plantes se restreint ce qui explique que la facilitation atteint son maximum plus bas. 

Gradient altitudinal depuis la zone subalpine encore boisée jusqu’à la zone nivale sommitale

Dans le sud de la Norvège (8), on a interrogé un tout autre gradient « à l’horizontale » : l’éloignement par rapport au front d’un glacier. Plus on s’en rapproche, plus les conditions climatiques deviennent rudes voire extrêmes. Pour apprécier l’effet coussin dans ce contexte, on a observé les performances d’une plante hôte des coussins, la renouée vivipare.

Plus on s’approche du glacier, plus les renouées installées dans des coussins de silène ont des feuilles plus grandes que celles des mêmes plantes restées en milieu ouvert. Par contre, loin du glacier, cet effet « coussin » s’atténue fortement et les renouées réussissent aussi bien dans ou hors d’un coussin de silène. On a aussi noté une certaine tendance (mais non significative) à une augmentation de la richesse en espèces des coussins en se rapprochant du glacier. Ici, il n’y a donc pas « d’effondrement » de la facilitation au maximum du gradient (au plus près du glacier) contrairement à ce qui se passe en altitude. 

Front d’un glacier en Vanoise

Toutes ces multiples études confortent donc l’image d’espèce parapluie majeure dans l’étage alpin des hautes montagnes et ce dans toutes les composantes de l’écosystème. L’évolution de cette espèce clé face au changement climatique accéléré en cours sera donc cruciale pour l’venir de ces communautés végétales et animales. 

Bibliographie 

(1) 1914–2014: A revised worldwide catalogue of cushion plants 100 years after Hauri and Schroter.Serge Aubert et al. Alp Botany (2014) 124:59–70 

(2) Evolution and biogeography of the cushion life form in angiosperms. Florian C. Boucher et al. Perspectives in Plant Ecology, Evolution and Systematics 20 (2016) 22–31 

(3) The Alpine Cushion Plant Silene acaulis as Foundation Species: A Bug’s-Eye View to Facilitation and Microclimate. Molenda O, Reid A, Lortie CJ (2012) PLoS ONE 7(5): e37223 

(4) Cushion plants are foundation species with positive effects extending to higher trophic levels.Reid, A. M., and C. J. Lortie. 2012. Ecosphere 3(11):96. 

(5) Microbes on the cliff: alpine cushion plants structure bacterial and fungal communities. J. Roy et al. Frontiers in microbiology 2013

(6) Flora Gallica. Flore de France. JM Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope. 2014

(7) Cushion plant morphology controls biogenic capability and facilitation effects of Silene acaulis along an elevation gradient. Giuliano Bonanomi et al. Functional Ecology 2016, 30, 1216–1226 

(8) Shift from facilitative to neutral interactions by the cushion plant Silene acaulis along a primary succession gradient. lrikke Kjær et al. J Veg Sci. 2018;29:42–51.