Ononis spinosa

05/06/2023 Certaines plantes se retrouvent gravées dans votre mémoire quand elles vous vous ont interpellé d’une manière ou d’une autre dans votre enfance. Ainsi, pour ma part, la bugrane épineuse m’évoque instantanément le cimetière accolé à la maison familiale où j’ai grandi dans le Boischaut (Berry) : situé sur une butte exposée plein sud, il abritait un grand espace non encore colonisé par les tombes, un peu en friche, où poussait une végétation spontanée de type pelouse sèche.

Une de mes madeleines de Proust : la bugrane dans le cimetière près de la maison familiale !

Régulièrement en été, notre mère, armée d’une faucille, nous emmenait ramasser « l’arrête-bœufs » qui y croissait en grandes colonies pour le donner comme fourrage aux lapins de l’élevage familial. Il me revient les sensations de piqûres des tiges qu’il valait mieux manipuler avec des gants et le toucher poisseux (glanduleux disent les botanistes) et l’odeur un peu aromatique du feuillage sans oublier les belles fleurs rose et blanc. Évidemment, ce surnom d’arrête-bœufs me questionnait et je pensais alors que c’était sans doute à cause des épines, même si elles ne sont pas si terribles que çà au point « d’arrêter le bétail ». 

Légumineuse épineuse

La bugrane épineuse appartient à la vaste famille des Légumineuses ou Fabacées qui renferme aussi bien des plantes herbacées que des arbres ou arbustes (voir le robinier ou le baguenaudier) : si la bugrane a souvent la base des tiges un peu durcie presque ligneuse, l’essentiel de cette plante vivace reste herbacé. D’ailleurs tiges et feuilles sèchent en grande partie en automne et repoussent chaque printemps depuis la souche basale très développée (voir ci-dessous arrête-bœufs).

La bugrane forme des touffes de tiges ascendantes plus ou moins couchées à la base, montant jusqu’à 60cm de haut, et qui s’étalent jusqu’à un mètre à l’horizontale. Le plus souvent, elle vit en colonies composées de nombreuses touffes entremêlées avec la végétation herbacée environnante ce qui lui donne une allure diffuse.

Les tiges rondes, plus ou moins couvertes de poils dont une partie sont glanduleux, portent des feuilles alternes à trois folioles dentées comme celles des trèfles ou des luzernes.

A leur base, il y a deux stipules (voir la chronique sur ces organes) longuement soudées le long du pétiole qui porte la feuille, un caractère typique du genre bugrane (Ononis) au sein des Fabacées mais que l’on retrouve dans d’autres familles comme chez les Rosacées (par exemple sur les feuilles des rosiers).

Les tiges se ramifient en montant et certains rameaux courts se transforment en « épine » durcie blanchâtre, bien piquante mais sans pour autant se planter dans la chair si on la manipule. Les botanistes parlent donc d’espèce spinescente plutôt que franchement épineuse. Leur densité varie selon les sous-espèces (voir ci-dessous) mais aussi pour une sous-espèce donnée selon les stations : plus le milieu est sec, plus la bugrane tend à être épineuse. Inversement, certaines plantes peuvent même en être dépourvues (inermes). En plus, ces épines se forment progressivement au cours de la croissance et donc les plantes plus anciennes en possèdent plus.

A noter qu’il n’existe que quelques autres espèces de fabacées ainsi épineuses dans notre flore dont l’astragale toujours verte des pelouses et rocailles arides des Alpes et Pyrénées.

Papilionacée

Comme la grande majorité des Fabacées, les fleurs des bugranes affichent une structure papilionacée (en forme de papillon) : une corolle à cinq pétales disposés selon une symétrie bilatérale (fleur dite zygomorphe). Le pétale supérieur, l’étendard, est large et bien déployé chez la bugrane, plié en deux en long en son milieu : d’un beau rose, sa base plus claire porte des stries rose foncé qui convergent vers le cœur de la fleur ; ce motif contrasté fonctionne comme un signal visuel pour les pollinisateurs (guide à nectar). De chaque côté, deux pétales clairs étroits et rabattus, les ailes, encadrent une structure très proéminente en forme de bec recourbé, la carène. Celle-ci, formée en fait de deux pétales réunis, renferme dans la « coque de navire » qu’elle dessine, les dix étamines soudées entre elles par leurs filets. Les étamines encadrent à leur tour le pistil court terminé par le style porteur du stigmate.

Les visiteurs, essentiellement des abeilles domestiques ou solitaires ou des bourdons (plante classée comme bonne mellifère), doivent forcer la carène vers le bas pour avancer leur tête vers le cœur de la fleur et aller chercher le nectar avec leur langue-trompe. Ceci libère les étamines enserrées dans la carène qui se dégagent et déposent au passage sur les poils du corps de l’abeille le pollen libéré par les anthères et accumulé au sommet (voir l’exemple du pois vivace).

La fleur de gauche a été visitée : les étamines sortent de la carène

Le pistil de la fleur fécondée se transforme en un fruit sec typique des Légumineuses, la gousse (voir la chronique). Globuleuse, longue d’un centimètre au plus, elle renferme d’une à quatre graines selon les sous-espèces. Comme souvent dans cette famille, les graines possèdent un tégument (revêtement externe) dur qui leur permet de rester en vie ralentie sur de longues périodes, une fois arrivées au sol, avant de germer. Il les protège aussi de l’action de certains herbicides parfois utilisés contre la bugrane dans les pâtures où on la considère comme indésirable.

Trois en une

Vous avez sans doute noté que la description des critères d’identification de la bugrane épineuse est parsemée de « plus ou moins » qui reflètent la forte variabilité au sein de cette espèce. On peut définir trois sous-espèces avec de nombreux intermédiaires qui rendent leur délimitation parfois malaisée.

La bugrane rampante (O. spinosa subsp. procurrens) pousse en touffes partant d’une souche souterraine nettement traçante d’où émanent des tiges couchées à la base puis se redressant. Les folioles des feuilles ont une extrémité arrondie et la foliole médiane est au plus deux fois plus longue que large. Elle produit peu de rameaux épineux et surtout vers la base mais il existe des formes nettement épineuses ! La tige, généralement verte, est velue tout autour. Sur les sables dunaires du littoral, on trouve une variante aux tiges plus courtes, nettement velues et avec des fleurs petites.

La bugrane épineuse type (au sens strict) (O. spinosa subsp. spinosa) a une souche peu traçante et des tiges dressées dès la base, fortement épineuses tout du long. Les folioles sont aigues, peu velues et la médiane est deux à six fois plus longue que large. La tige porte une ligne de poils crépus (ou deux lignes opposées) tandis que le reste, souvent rougeâtre, ne possède qu’une pilosité éparse avec quelques longs poils crépus.

Tige très épineuse de la subsp. spinosa

Ces deux sous-espèces se rencontrent dans toute la France : la première semble plus répandue et monte plus en altitude (1700m versus 1200) tandis que la seconde est plus dispersée et semble plus en régression.

Enfin, en région méditerranéenne, on trouve la bugrane antique (subsp. antiquorum) aux tiges nettement zigzagantes, à corolle plus petite et des gousses ne contenant qu’une seule graine.

Habitats

Autrefois à la campagne, on la considérait comme indicatrice de terres pauvres et peu cultivables. En effet, elle fuit les milieux trop enrichis et recherche les sols pauvres en nutriments. Globalement, elle habite principalement les milieux herbacés maigres sur des substrats calcaires ou marneux de préférence : pelouses semi-naturelles dont les parcours à moutons, prés maigres, friches herbacées et jachères sur calcaire, accotements et talus, lisières forestières herbacées (ourlets).

On la trouve souvent sur le littoral où elle habite les arrière-dunes aux sables non mouvants ; d’ailleurs autrefois on la nommait subsp. maritima. Attention, on trouve aussi sur le littoral atlantique une autre espèce rare de bugrane, la bugrane penchée qui se distingue par ses inflorescences portées sur des pédoncules (versus sessiles), ses fleurs à corolle entièrement rose versus bicolore) et pendantes ou penchées après la floraison (d’où son nom latin de O. reclinata).

Dans une prairie un peu humide en hiver

Le plus souvent, la bugrane épineuse (sens large) s’installe dans des milieux assez secs mais dans certains cas, elle colonise aussi des prairies maigres mouillées en hiver (suintements de pente) sur des marnes notamment en région méditerranéenne. Clairement, elle a besoin de chaleur (thermophile) et affectionne les sites bien exposés.

Par rapport aux sous-espèces, la bugrane épineuse sensu stricto caractérise plutôt des milieux très secs voire arides dont des garrigues dégradées. Sa régression forte, documentée notamment en région Ile-de-France, pourrait être due à l’eutrophisation des milieux terrestres, i.e. leur enrichissement croissant en nutriments (nitrates, phosphates) issus des activités humaines.

Bugrane ?

Exemple de Bukranion (Ephèse) (cliché Wolfgang Sauber ; C.C. 0.4.)

Le dictionnaire le Robert situe l’origine de ce nom féminin au milieu du 16ème siècle (1545) avec la variante bugrave en 1542 ; il serait emprunté au bas-latin bucranium, lui-même dérivé de bukranion qui désignait une tête de bœuf sculptée dans l’architecture de l’Antiquité et de la Renaissance. Ce nom a été précédé au 14ème siècle (1379) de la forme bouveraude, issue du latin populaire boveretina formé des deux racines bos, bovis pour bœuf et retinere pour retenir : soit l’équivalent du nom populaire arrête-bœufs (aussi écrit arreste-bœufs) ! Cette locution renvoie au temps où on labourait avec des bœufs : les touffes aux racines profondes (voir ci-dessous) freinaient ou bloquaient la charrue ! Ce surnom a été repris en anglais sous la forme restharrow : to rest, se reposer et harrow, la charrue.

Certains botanistes avancent une autre origine : les tiges épineuses qui se retrouvent dans le foin des prairies où pousse cette plante blesseraient la bouche des bestiaux ou bien les empêcherait de paître les zones colonisées ?  Cependant, l’étymologie de bouveraude (voir ci-dessus) invalide nettement cette hypothèse.  O. de Serres, agronome précurseur, auteur du Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs en 1600 écrivait à son propos : Arreste bœuf connue des laboureurs par eux ainsi premièrement appelée pour l’empêchement que ses racines lui donnent en labourant jusque à arrêter les bœufs.

Dans les différents dialectes et patois, bugrane a été décliné sous d’autres formes : bugrande, bougrate, bougrane, bourgrande, bougraine, … On retrouve ce préfixe bu pour bœuf dans le nom d’un oiseau, un héron nocturne, le butor étoilé, dont le chant très particulier rappelle les mugissements lointains d’un taureau !

Le nom de genre Ononis dériverait quant à lui de onos pour l’âne (voir l’onagre, une espèce d’âne sauvage) et de osmé pour odeur ou peut-être de onis pour crottin d’âne, allusion à la forte odeur de certaines espèces très glanduleuses ; O. de Serres (voir ci-dessus) donne une autre version : « Elle est Grecque dite Ononis, à cause que les ânes, appelés onos, en ladite langue, se vautrent agréablement sur ses racines. » D’autres auteurs y voient une version de l’arrête-bœufs : l’arrête-âne au labour ?

Multi-usages

Dès l’Antiquité, au premier siècle avant J.C. le célèbre botaniste grec Dioscoride vantait les propriétés médicinales de la bugrane : « l’écorce de la racine macérée dans du vin augmente les urines, réduit la gravelle et corrode le bord des ulcères » ; il la mentionne aussi cuite dans de l’eau vinaigrée contre les douleurs dentaires. Ces écrits vont faire loi et seront repris ad libitum par les auteurs du Moyen-âge et de la Renaissance. Ainsi, O. de Serres (voir ci-dessus) reprend ces préconisations en 1600 : « L’écorce de sa racine nettoie la gravelle, rompt la pierre, provoque l’urine. La décoction de sa racine ôte les douleurs des dents, avance les mois des femmes, désopile la rate et le foie. L’eau qui est distillée de cette herbe avec sa racine sert à tous ces remèdes là et très opportunément durant l’année, défaillant les herbes. »

Il semble que ces propriétés antilithiasiques (contre les calculs rénaux, la gravelle d’autrefois) soient réelles et qu’elle offre l’avantage de ne pas irriter les reins. Cependant, la variabilité de la concentration en substances actives (huile essentielle) de l’écorce des racines et la diversité de l’espèce (voir le paragraphe 3 en 1) rendent son efficacité très aléatoire et probablement très surfaite.

Mal vue des éleveurs, elle peut quand même être consommée

On lui connaît de multiples autres usages : comme tinctoriale avec les jeunes rameaux (teinture rousse, ou jaune et vert ; comme fourragère pour les lapins (voir l’introduction) : par contre, on la craignait dans les prés car elle réduisait les surfaces à brouter et on disait qu’elle teintait le lait des vaches qui les consommaient ? ; comme plante alimentaire : jeunes fleurs décoratives dans des salades ou jeunes pousses cuites comme des légumes ; comme sucrerie : les enfants à la campagne suçaient les racines comme du réglisse (les racines se ressemblent et le réglisse est aussi une fabacée) ; comme ornementale dans les jardins de campagne où elle a l’avantage d’être très résiliente à la sécheresse mais envahissante : j’en ai fait l’expérience dans mon jardin mais je ne regrette pas avec la nouvelle donne climatique …

Bibliographie

Flora Gallica. JM Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope 2014