Ciconia ciconia

05/03/2022 Chaque jour, sur Terre, trois millions de tonnes de déchets sont produites dont une bonne moitié de plastiques et ce chiffre doublera d’ici 2025 prédisent les experts. Une part de ces déchets se retrouve dans l’environnement ; si la pollution plastique des océans focalise l’attention du fait des gigantesques concentrations liées aux courants marins, celle des milieux terrestres (qui la nourrit en grande partie d’ailleurs) est largement aussi importante avec notamment la problématique des microplastiques (voir la chronique) dans les sols. Les macrodéchets plastiques s’invitent désormais dans tous les paysages avec une intensité accrue dans les zones urbanisées. Leur présence transforme radicalement tous les écosystèmes en générant d’une part des pollutions chimiques majeures mais aussi de manière indirecte en devenant des ressources potentielles pour un certain nombre d’animaux. Certains d’entre eux deviennent pour diverses espèces d’oiseaux des matériaux pour la construction de leurs nids. En quelques décennies, ce nouveau comportement s’est répandu chez diverses espèces avec la pollution croissante. Ici, nous allons détailler le cas des cigognes blanches qui, au moins dans deux pays européens, tendent à incorporer de plus en plus de tels matériaux artificiels dans leurs nids. 

Collecte de déchets le long d’un chemin agricole sur une bande de 5m de terres cultivées sur `800m de long ; d’où viennent tous ces déchets ???

Nid géant 

Aire de cigogne : noter les apports récents de branches de prunelliers qui dépassent

Un nid de cigogne est un ouvrage qui ne passe pas inaperçu : un vrai monument pouvant atteindre 1,50m de diamètre et jusqu’à 3m d’épaisseur ! On estime son poids à plusieurs centaines de kilos car sa structure se compose d’un entrelacement de branches mortes. En fait, comme un couple de cigognes utilise souvent plusieurs années de suite le même nid et que celui-ci persiste en hiver, il est chaque année renforcé, rechargé et étendu tant que le support le permet. Un nid nouveau ne fait, la première année, « que » 1m de diamètre et 0,50m d’épaisseur. Autant dire que les cigognes ont besoin de disposer d’une bonne ressource « branches mortes » dans leur environnement et que le transport de tous ces matériaux demande moult allées et venues et implique un coût énergétique élevé. Mais c’est le prix à payer pour disposer d’un nid, qu’on appelle d’ailleurs une aire à l’instar de celui des grands rapaces, qui soit suffisamment vaste pour permettre les ébats des cigogneaux qui peuvent être jusqu’à quatre dans la même aire. L’intérieur est tapissé d’une couche d’herbes sèches et de feuilles rafraîchie régulièrement pendant l’élevage des jeunes. Elle isole le fond du nid notamment pendant la longue incubation. Au fil des ans, s’y ajoutent les déjections des jeunes et divers restes de nourriture qui s’empilent dans la structure dont le fond se décompose lentement.

Une grande aire mais qui devient presque juste quand les jeunes ont grandi !

Or, on observe depuis quelques décennies une tendance croissante des cigognes blanches à incorporer dans la structure de l’aire et dans le revêtement interne divers matériaux artificiels d’origine humaine, des déchets collectés dans leur environnement. Outre les sacs plastiques, papiers ou morceaux de tissus, deux déchets dominent dans les nids de cigognes : les ficelles plastiques utilisées par les agriculteurs (voir la chronique), de plus en plus répandues dans les zones cultivées ou d’élevage et les papiers d’aluminium. Ainsi, en Pologne, 46% des nids de cigognes étudiés renfermaient de tels déchets avec une nette prédominance des ficelles plastiques. Deux études à grande échelle, l’une en Espagne centrale et l’autre en Pologne, où vivent de fortes populations de cigognes blanches, ont analysé ce phénomène qui renvoie autant au comportement de ces oiseaux qu’à nos propres turpitudes environnementales. 

Oiseau modèle 

Ce tas (irresponsable !) n’était probablement pas destiné à ravitailler des cigognes !

Quel intérêt ont les chercheurs à ainsi étudier la nature et les quantités de déchets incorporés dans les nids des cigognes ? L’idée centrale est d’utiliser ces oiseaux comme indicateurs fiables d’évaluation du degré de pollution de nos environnements terrestres par divers déchets dont les plastiques. En effet, si dans les océans on dispose d’outils d’évaluation via notamment la cartographie des concentrations de déchets (les fameux « continents flottants »), sur terre où cette pollution est extrêmement diffuse son évaluation devient très problématique. Certes, elle est perceptible à l’œil nu, et de plus en plus malheureusement, mais nous ne nous déplaçons que dans une partie restreinte de l’environnement, le long des voies de circulation essentiellement. Les oiseaux, eux, dans leurs activités quotidiennes, explorent et parcourent toutes les surfaces de leurs territoires, avec l’hypothèse sous-jacente que plus il y a de déchets dans l’environnement de ces oiseaux, plus ils auront tendance à en incorporer dans leurs nids. Mais alors, en quoi la cigogne blanche serait-elle une espèce modèle pour étudier cette pollution ?  

Les cigognes installent généralement leurs nids sur un support dégagé à une hauteur moyenne de 4 à 10m, non loin de leur secteur d’alimentation : sur de grands arbres morts ou vivants mais aussi beaucoup sur des sites artificiels proches des hommes (clochers, toits, cheminées, pylônes, poteaux installés à leur intention). Autant de supports relativement faciles d’accès pour visiter le nid et inventorier son contenu. En plus, pour des raisons de conservation, ces oiseaux font l’objet de programmes de suivis intensifs avec un baguage annuel des jeunes au nid (à l’âge de 25-40 jours avant qu’ils ne volent), bonne occasion d’inspecter le nid. Les bagues permettent aussi d’identifier individuellement les oiseaux, de connaître leur âge, … autant d’informations qui permettent d’approfondir la connaissance des déterminants de ce comportement. 

Cigogne baguée : avec une longue vue on peut lire la bague et ainsi « tout » savoir sur cet oiseau qui a été bagué au nid

Les cigognes nichent souvent en petites colonies plus ou moins lâches dont les membres rayonnent à plusieurs kilomètres alentour pour chercher leur nourriture et les matériaux du nid : ainsi, en accédant à quelques nids rapprochés, on a une « couverture indirecte » d’un vaste territoire périphérique. Comme elles peuvent aussi bien s’installer en pleine nature que très près des hommes, on peut comparer les milieux selon leur degré d’anthropisation, i.e. d’impact des activités humaines. 

Enfin, et surtout, la cigogne blanche est connue comme espèce ayant une forte capacité d’adaptation et un sens de l’opportunisme pour exploiter de nouvelles ressources. Ainsi, dans les années 1970, les populations européennes de cigogne connaissaient un très fort déclin (avec une quasi extinction en France) du fait de l’intensification agricole et de sécheresses intenses sur ses terrains d’hivernage au Sahel. Des programmes de protection avec des réintroductions locales (comme en Alsace) firent mis en place ; dans les années 80-90, on assista de manière inattendue à une reprise suivie d’une très forte progression des populations avec la recolonisation de territoires d’où elle avait disparue depuis longtemps. Plusieurs explications ont été avancées pour expliquer ce renouveau : l’exploitation de nouvelles ressources alimentaires dont des espèces invasives comme les écrevisses de Louisiane et le nourrissage des jeunes après l’envol sur des décharges à ciel ouvert, sources de nourriture abondante toute l’année ; parallèlement, on a observé des modifications dans le comportement migratoire qui conduisent des individus à ne plus partir en Afrique en hiver (voir la chronique sur cet étonnant processus) ; l’usage de nouveaux sites de nidification et le rapprochement des villes et villages a aussi permis l’expansion de l’espèce. Autrement dit, la cigogne blanche répond très activement aux changements de son environnement induits par les activités humaines comme le montre justement ce nouveau comportement d’’incorporation de déchets dans les nids. 

Pourquoi ? 

Bâtir une telle aire demande beaucoup de matériaux sous forme de branches

Une question vient immédiatement à l’esprit : mais pourquoi récoltent-elles des déchets pour les incorporer dans leurs nids ? Plusieurs hypothèses peuvent être avancées. D’une part, le nombre et la diversité de ces déchets augmente considérablement dans tous les environnements, comme chacun peut le constater s’il ouvre un minimum un œil attentif (voir la chronique, et tout particulièrement les zones très impactées par les activités humaines comme les zones urbanisées. Mais ceci n’explique pas leur préférence marquée pour les ficelles plastiques et les papiers d’aluminium tout particulièrement pendant la phase d’élevage des poussins.

Peut-être que ces matériaux apportent une meilleure isolation mais cela reste à démontrer. Néanmoins, une autre étude a observé que les cigognes apportent régulièrement dans leur nid de la bouse de vache fraîche entre une semaine avant l’éclosion et dans les deux semaines qui suivent, tant que les poussins ne sont couverts que d’un léger duvet ; une expérimentation a démontré qu’en présence de cet ajout, la température des jeunes baisse moins vite : elle aiderait les poussins à accéder plus rapidement à la phase de croissance où ils deviennent entièrement endothermes, i.e. capables de réguler tout seuls leur température interne (via le développement du plumage). Donc, il se pourrait que, de la même manière, des plastiques apportent une certaine isolation de la cuvette du nid propice au développement des jeunes. 

Dans les zones fortement impactées par l’homme, on pense plutôt que ce serait un manque de matériaux naturels disponibles dans leur environnement qui les conduit à se rabattre sur ces matériaux durables et très légers, faciles à récolter, ce qui diminue les dépenses énergétiques. On connaît un exemple avec une espèce de grande taille et avec des nids du même type : la spatule à face noire en Corée du sud, une espèce en danger d’extinction critique. Dans une population côtière proche d’une grande ville, on avait observé l’incorporation de déchets dans les nids avec des conséquences fatales pour certains jeunes empêtrés dans ces éléments (voir le cas des corneilles). On a alors décidé de mettre à disposition près de la colonie des branches d’arbres et de la paille de riz. Les pourcentages de nids incluant des plastiques sont passés de 71% en 2010 à 33% en 2012 tandis que la population a vu son nombre de nids augmenter de 28 à 43 sur la même période ! Le même processus a été observé avec des pie-grièches grises dans des paysages agricoles en Pologne. 

cigogne en chasse : même dans les zones d’élevage en pleine « nature », le plastique est présent potentiellement (voir les bottes au fond !)

Il est aussi possible (mais non démontré du tout) qu’il y ait une part de choix délibéré d’éléments colorés ou inhabituels comme signal visuel d’une meilleure qualité reproductrice comme cela a été démontré chez les milans noirs ou, de manière encore plus spectaculaire, chez les Jardiniers ou oiseaux à berceaux (Ptilonorhynchidés, Passereaux proches des corvidés) de Nouvelle-Guinée et Australie qui peaufinent leurs jardins de parade avec des éléments artificiels comme des tessons de bouteille, des pailles plastiques colorées, … 

Variations individuelles 

L’étude conduite en Pologne a exploré les variations de ce comportement en fonction de l’âge et du sexe. Ainsi, elle a montré qu’il y avait une probabilité plus élevée de trouver des déchets dans un nid quand les femelles du couple sont plus âgées alors que ceci n’a pu être mis en évidence chez les mâles. Pourtant, les deux sexes collectent bien des déchets et une autre étude locale tend à montrer que les mâles pourraient apporter plus de déchets surtout en début de saison (ponte). On sait que les couples de cigognes se forment préférentiellement entre individus de même âge. Les femelles entre 8 et 12 ans se montrent plus enclines à apporter des déchets au nid mais les données de cette étude n’incluent pas d’individus au-delà de cet âge alors que potentiellement, les cigognes peuvent atteindre un âge de 30 ans et plus ! Sans doute qu’avec l’âge, les cigognes acquièrent plus d’expérience ce qui suggère qu’apporter des déchets serait globalement avantageux pour l’espèce. Ici, on a observé très peu de cas de mortalité engendrée par ces déchets : sur plus de 2000 jeunes suivis sur 8 ans, seulement 0,73% ont été victimes d’emmêlement fatal dans des ficelles ; peut-être que les longues pattes de ces oiseaux se prêtent moins à ce souci par rapport aux corneilles (voir la chronique : 5,6% de mortalité induite chez les jeunes) par exemple ? Il faudrait disposer d’enregistrements vidéo en continu sur des nids pour mieux évaluer qui et avec quelle intensité apporte des déchets au nid et comment les jeunes se comportent envers ceux-ci. Mais, au final, cette étude confirme bien le potentiel de la cigogne blanche à devenir un indicateur fiable de la pollution par les plastiques et autres déchets en milieu terrestre. 

Empreinte écologique 

Les ficelles non récoltées lors du déballage du foin ou de la paille se retrouvent dans le fumier ; l’épandeur va les semer un peu partout !!!

La seconde étude espagnole s’est attachée à étudier l’influence du degré d’urbanisation sur l’intensité de ce comportement. Elle s’appuie sur l’Indice d’Empreinte écologique qui permet de cartographier à l’échelle de la planète selon une grille au km2 l’impact des activités humaines à la surface de la Terre : le calcul de cet indice prend en compte tout un ensemble de paramètres dont la densité humaine, les constructions, les cultures et pâtures, les routes et infrastructures, l’éclairage nocturne, l’éloignement par rapport aux villes, … Ici, cet indice va donc traduire l’importance du nombre de déchets disponibles dans l’environnement. L’étude montre qu’il y a un lien significatif entre l’intensité de l’incorporation de déchets dans les nids (nombre de nids concernés et quantité de déchets) et la valeur croissante de l’Empreinte Écologique. Ceci confirme donc scientifiquement que les cigognes répondent bien à la disponibilité croissante de déchets dans leur environnement. 

Dans le cas de l’Espagne, un facteur prédominant influe ce comportement : le grand nombre de décharges à ciel ouvert de grande taille mises en place depuis la fin des années 80. Les cigognes ont rapidement appris à exploiter les ressources alimentaires de ces sites gorgées de nourriture consommable de manière durable, permanente et prévisible (tous les jours !). Ainsi, la population reproductrice a été multipliée par cinq entre 1980 et 2004 essentiellement à cause de ce comportement à l’instar des goélands sur les décharges côtières (voir l’exemple de la région de Marseille). Etant donc habituées à fréquenter ces décharges, les cigognes ont en même temps appris à exploiter l’autre ressource disponible à l’infini : les déchets plastiques utilisables pour le nid. L’étude montre que les cigognes nichant dans des environnements urbanisés utilisent plus de déchets tirés de décharges de grande taille (à la périphérie des villes). 

Le broyage des accotements et bords de chemins fragmente de gros déchets et les transforme en « bombes à fragmentation », très dangereuses si elles sont apportées au nid (risque pour les jeunes de s’empêtrer les pattes))

Ainsi désormais, la cigogne blanche qui était déjà associée à de nombreux symboles cultures (en Alsace la charité, la piété, la vigilance, … par exemple), se voit chargée, bien malgré elle, d’une nouvelle symbolique : une vigie nature, une messagère écologique qui nous alerte sur l’empoisonnement massif de notre environnement avec une multitude de déchets de tous ordres. Faudra-t-il attendre que l’on observe des aires de cigognes faites presque entièrement de déchets pour que, enfin, nous réagissions vraiment en cessant cette folie mondiale ? Et quels impacts à long terme va avoir ce nouveau comportement sur la renaissance bienvenue de cette espèce : d’ores et déjà on signale de nombreux cas de mortalité engendrés par la consommation excessive d’élastiques colorés (y compris par les jeunes au nid quand ces élastiques y sont déposés) qu’elles confondent apparemment avec des vers de terre. 

Cette image d’une aire de cigogne sans déchets apparents sera t’elle bientôt l’exception ? A nous de réagir !

Bibliographie 

La cigogne blanche. T. Roi. Ed. Sud-Ouest. 2007 Excellent petit livre de synthèse sur la cigogne en France.

Plastic marine debris used as nesting materials of the endangered species Black-faced Spoonbill Platalea minor decreases by conservation activities. Lee, K., Jang, Y.C., Hong, S., Lee, J., Kwon, I.K., 2015. J Korean Soc Mar Environ Energy 18 (1), 45-49 

Factors determining the occurrence of anthropogenic materials in nests of the white stork Ciconia ciconia. Z. A. Jagiello Environmental Science and Pollution Research (2018) 25:14726–14733 

Distance to landfill and human activities affects the debris incorporation into the white stork nests in urbanized landscape in central Spain. Z. A. Jagiello et al. Environmental Science and Pollution Research (2020) 27:30893–30898 

Effect of nest microclimate on effective endothermy in White Stork Ciconia ciconia nestlings FRANCISCO S. TORTOSA ; RAFAEL VILLAFUERTE Bird Study (1999) 46, 336-341