Turdus philomelos

03/02/2024 Cette chronique a été suscitée par un échange avec une fidèle lectrice, très fine observatrice de la nature, Sylvie de la Montagne de Lure : elle m’avait envoyé des photos* d’un nid mystérieux, trouvé tombé au sol, avec une coupe interne tapissée d’un revêtement lisse ressemblant à du carton-pâte. L’identification de l’autrice de cette œuvre d’art ne m’a demandé qu’une seconde car il n’existe en France qu’un seul oiseau qui bâtisse de tels nids : la grive musicienne. 

Nous allons donc découvrir les secrets de ce revêtement spécial et nous interroger sur ses fonctions et les conséquences sur l’écologie de cette espèce de grive, commune dans toute la France.

N.B. * Au passage, si vous avez des interrogations à propos d’une observation, vous pouvez m’envoyer des photos via le mel de mon site (Contactez-moi en haut de la page d’ouverture) ; je réponds volontiers et généralement très vite !

L’artiste

Commençons par une rapide présentation de l’artiste plasticienne qu’est la grive musicienne. Proche parente du merle noir (genre Turdus, famille des Turdidés), elle est légèrement plus petite que ce dernier : le dessus brun foncé uniforme s’oppose au dessous blanc beige marqué de nombreuses taches brun noir, triangulaires avec la pointe tournée vers le haut. Les flancs sont teintés de roussâtre et tachetés aussi. En vol, on note par en dessous une grande tache rousse à l’avant.

Image J. Gould ; Dom Public

En France, elle est nicheuse, hivernante et migratrice sur tout le territoire et peuple les milieux boisés de toutes sortes : bocages, haies, parcs et jardins jusqu’au cœur des villes. Elle niche dans tout le pays, hormis le pourtour méditerranéen en dessous de 500m : nous reviendrons sur ce point à propos du nid.

Elle se fait par ailleurs beaucoup remarquer par son chant mélodieux (musicienne ; philomelos en latin) et d’une puissance remarquable qui incorpore une série d’imitations baroques sonores, intercalées entre des sons flûtés et mélodieux. Autre particularité : elle chante surtout au crépuscule jusqu’à la tombée de la nuit.

Son régime alimentaire se compose d’insectes, de vers, d’escargots (nous y consacrerons bientôt une chronique !) et, en automne et hiver, de fruits charnus. Pour la part animale de son régime, elle se nourrit essentiellement au sol comme les merles, notamment au niveau de la litière des feuilles mortes et de débris végétaux au sol. Ce détail a une certaine importance pour comprendre la construction de son nid.

Nid en coupe

La grive musicienne bâtit son nid en hauteur dans des arbres ou grands arbustes : elle l’installe assez haut là où la strate buissonnante du sous-bois s’arrête. Elle choisit typiquement une fourche et la base d’une petite branche, contre le tronc. La femelle seule travaille à l’édification du nid et tous les matériaux sont collectés au sol.  

Nid vu de dessus (Cliché nottsexminer ; C.C. 2.0 )

Le nid est du type « en coupe », faite d’herbes sèches et de mousse ; ce modèle est classique et répandu chez des milliers d’espèces de Passereaux. Nous allons suivre pas à pas les étapes de la construction très bien décrites dans l’ouvrage Avian architecture (Biblio1). Ce sera l’occasion de rappeler que, contrairement à une idée reçue, la construction d’un nid est un processus très complexe qui fait appel à toutes sortes de savoir-faire techniques et de prises de décision adaptées à l’environnement local comme nous l’avons expliqué en détail dans les quatre chroniques générales consacrées aux nids d’oiseaux.

Étape 1 : la fixation. Sur le site choisi, elle entame une plate-forme qui va servir de base de fixation avec une charpente de brindilles sèches pouvant s’étaler sur une trentaine de centimètres et sur 2 à 3mm d’épaisseur.

Étape 2 : mise en place de la structure. La grive remplit la base de la plate-forme de fixation avec de la mousse puis commence à façonner la structure de base avec des herbes sèches (dont certaines peuvent atteindre presque 20cm de long !) qu’elle « tresse » en cercle tout en montant : ce sera l’amorce de la coupe. Chaque tige sèche est croisée plusieurs fois ; au fur et à mesure, elle est courbée et enfoncée pour former la coupe ronde.

Étape 3 : finitions de la coupe. Quand la coupe a atteint la hauteur voulue, la grive entremêle étroitement de très fines herbes pour former le bord de la coupe afin de le rendre plus ferme. Elle ajoute une couche de mousse sur le bord externe ce qui complète le camouflage du nid en plus des herbes sèches. Souvent, elle complète avec quelques feuilles mortes incorporées dans le bord : mimétisme assuré !

Jusqu’ici, rien d’exceptionnel, hormis l’habileté et la technicité de la bâtisseuse mais c’est le lot de tous les oiseaux ; ils n’ont « pas le choix » : leur nid doit être optimal pour assurer ses quatre grandes fonctions vitales pour le succès reproductif (voir chroniques). Le nid du merle noir par exemple est à cet égard une aussi belle prestation !

Nid de merle noir

Plâtrage

Nous avons interrompu la narration ici car nous allons entrer dans l’étape la plus originale : celle du revêtement interne, la touche unique de cette artiste.

Étape 4 : le revêtement intérieur. La grive dépose à l’intérieur de la coupe profonde trois couches successives superposées : une couche de pulpe de bois pourri de couleur pâle à consistance de flocons d’avoine ; une couche de boue sèche plus foncée ; une seconde couche de pulpe de bois pourri. Le tout forme un revêtement lisse, très sec, de 8mm d’épaisseur et remarquablement résistant, comme une coque interne.

La grive moule et lisse ce revêtement avec son corps pressé contre les parois, complétant parfois avec ses pieds. Ainsi, le nid est prêt pour la ponte. Elle n’ajoute pas ensuite de tapis d’herbes fines et/ou de plumes et de poils au fond comme nombre d’autres passereaux à nids en coupe. Les œufs sont donc pondus directement au contact de cette « croûte ».

Fournier roux à l’entrée de son « four » (cliché C. J. Sharp ; C.CC. 4.0)

Cette coupe de boue/bois est un cas unique dans la famille des turdidés : aucune autre grive ou merle ne procède ainsi. Les ornithologues spécialistes des nids parlent de « plastering » (plâtrage) pour décrire ce comportement. On le connaît chez divers oiseaux, surtout en milieu tropical. Ainsi, certains genres de Passereaux de la famille Sud-américaine des Furnariidés, les Fourniers, construisent des nids volumineux entièrement en boue durcie : leur nom vernaculaire tiré du nom latin Furnarius signifie « four » et se retrouve dans le nom anglais d’Oven-bird (oiseau-four). Voir aussi l’exemple bien connu chez nous de certaines espèces d’hirondelles avec des boulettes de boue. On observe aussi cet usage de boue séchée dans les nids de pie bavarde ainsi que les merles dans la coupe de leur nid

Variantes

La description ci-dessus correspond au modèle type mais on observe des variantes comme cela a été étudié à l’échelle européenne (2). On a recensé trois types de nids : 1) ceux avec uniquement de la pulpe de bois qui tapisse la coupe ; 2) une couche de pulpe interne recouverte de boue ou d’argile sèche ; 3) une seule couche interne faite essentiellement de boue et de crottin. Les type 1 et 2 se trouve surtout dans les forêts anciennes ou assez naturelles avec beaucoup de bois mort pourrissant au sol. Le type 3 s’observe dans les habitats anthropisés où le bois mort manque.

Effectivement, on constate que dans les zones périurbaines où la grive musicienne s’est installée, le revêtement change de nature. Ainsi les populations anglaises se rabattent sur la boue et le crottin comme substitut au bois pourri.

Grive musicienne installée sur son nid en Nouvelle-Zélande (Cliché Jude ; C.C. 2.0)

En Nouvelle-Zélande, la grive musicienne a été introduite par les Colons anglais et s’est largement naturalisée : elle utilise surtout du bois pourri ajouté à la boue mais aussi, localement, uniquement de la boue. Une autre particularité étonnante y a été notée (3) : 12% des nids étudiés comportent des mégots de cigarettes incorporés dans la coque interne. Une étude a démontré que ces mégots ajoutés étaient invisibles pour les autres oiseaux et ne servaient donc pas de signal sexuel de la part de la femelle envers les mâles (voir la fonction sexuelle des nids d’oiseaux). Leur fonction possible serait soit d’améliorer la régulation thermique du nid (voir ci-dessous), soit de repousser des parasites comme cela est connu chez d’autres passereaux (voir la chronique).

Isolant ?

Évidemment, le-la curieux-se de nature ne va pas se contenter de cette seule description et va poser la question inévitable : à quoi ça sert ? On pense de suite à un effet isolant car la couche ainsi créée recouvre de manière étanche tout l’intérieur de la coupe.

Deux études ont exploré cette hypothèse. Dans une première (4), on a mesuré la valeur d’isolation, i.e. la différence entre les vitesses de refroidissement interne et externe en simultané, soit sous un air immobile ou soit sous un air en mouvement. La valeur d’isolation semble liée avant tout à l’épaisseur de la base du nid mais semble indépendante de l’épaisseur de la paroi. Si on enlève des couches de manière à révéler la coupe de boue sèche, on réduit la valeur d’isolation et surtout avec de l’air en mouvement. Mais on ne peut pas dire clairement si cet effet est lié à la présence de ces matériaux particuliers ou simplement au fait que le nid est en coupe profonde qui piège de l’air !

Les poussins nus à la naissance reposent directement sur le revêtement
(Cliché nottsexminer ; C.C. 2.0 )

Une autre étude a exploré le nid sous caméra thermique. En comparant des nids de bouvreuil, de merle noir et de grive musicienne, on constate que les deux nids de turdidés sont mieux isolés. Par contre, si on enlève la partie externe et le tapis interne, cela ne fait varier que très peu le degré d’isolation : ce serait donc bien la couche de boue restante qui aurait le rôle isolant majeur. Elle empêcherait le passage de courants d’air latéraux et la perte de chaleur par convection.

Il ressort donc une tendance un peu mitigée mais sans doute en faveur d’un certain pouvoir isolant, au moins pour la couche de boue. Mais alors, quelle est la fonction de la couche de pulpe de bois en plus ? D’autre part, cette isolation a peu de chances d’être un avantage décisif dans les régions tempérées où elle niche et aussi compte tenu du fait que même dans le nord de son aire, elle niche plutôt tardivement.

Mimétisme ?

On pense alors à une autre piste (voir la chronique) : la protection par camouflage accru envers les prédateurs pendant la ponte/incubation et élevage des jeunes. Or, surprise : les œufs de la grive musicienne sont d’un bleu intense très voyant ! Pour un humain, ils sautent aux yeux ! Comme il n’y a pas de revêtement supplémentaire au fond du nid (herbes, poils, plumes), ils ressortent fortement sur le fond uni du « carton-pâte » brun !

Oui mais les ornithologues ont observé que diverses autres espèces de passereaux qui nichent dans des nids en coupe profonde, ouverte à l’air libre, pondent aussi des œufs bleus ou bleu-vert. On a du coup avancé l’hypothèse que cette coloration les rendrait cryptiques en imitant des taches lumineuses au milieu du feuillage vert qui domine au moment de l’incubation ! D’autres disent au contraire que cette coloration ne procurerait aucun avantage (trait neutre).

Une étude (5) a exploré ces deux hypothèses via des expériences avec des nids artificiels garnis d’œufs de caille peints de différentes couleurs, avec un suivi de la prédation. Les Corvidés (corneille, geai, pie) étaient les principaux prédateurs de nids sur la zone étudiée. Que les nids soient bien cachés ou exposés, on ne trouve pas de différences dans la prédation entre les œufs blancs, bleus ou tachés. Les prédateurs semblent bien d’abord chercher les nids. Les observateurs confirment qu’avec un entraînement minimal, ils arrivent assez facilement à trouver les nids de grive musicienne : autant dire que les corvidés doivent être encore plus performants. L’élément décisif serait donc le nid et pas les œufs qui ne changeraient rien !

Si on place des groupes d’œufs hors d’un nid, la prédation sur les œufs tachés est nettement plus basse que sur les blancs ou bleus, qu’ils soient cachés ou exposés. Les chercheurs concluent que la couleur bleue ne rend pas les œufs cryptiques ; cette couleur serait au mieux neutre (ni avantageuse, ni défavorable) et au pire maladaptative, i.e. favorisant quelque peu la prédation.

Il se peut que d’autres facteurs aient agi sur une évolution vers cette couleur : la pigmentation bleue augmenterait la résistance de la coquille (mais controversé) ? La couleur bleue aiderait à réguler la température des œufs (à démontrer) ?  Les œufs bien voyants aideraient les parents à retrouver leur nid (mais les nids sont moyennement cachés) ?

Si on raisonne d’un point de vue évolutif, on sait que produire des œufs colorés suppose un coût supplémentaire (synthèse du pigment) : si ce caractère a perduré, c’est qu’il doit certainement apporter un quelconque avantage pour le succès reproductif : mais lequel ?

Contrainte climatique ?

Quand on regarde de près l’aire de répartition de la grive musicienne, on y découvre des lacunes curieuses. Ainsi, en France, voici ce qu’en dit l’Atlas des oiseaux nicheurs (6) :

L’aire de reproduction couvre la quasi-totalité du pays à l’exception de la corse et du pourtour méditerranéen en dessous de 500m d’altitude. Elle est absente des Bouches du Rhône, de la vallée du Rhône au sud d’Orange, des plaines du Vaucluse et des régions viticoles et littorales des Alpes Maritimes et du Var : mais dans ce département, elle occupe à basse altitude de vieilles forêts fraîches et humides du Massif des Maures ; elle est absente aussi des plaines viticoles du Languedoc-Roussillon.

On retrouve une situation similaire dans d’autres pays du pourtour méditerranéen : la grive musicienne est absente des forêts sèches de plaine alors que son cousin le merle noir, d’écologie très proche, y est prospère. Plus au nord, on retrouve la même dissymétrie entre les deux espèces dans les zones urbaines : le merle noir les a colonisées très fortement alors que la grive musicienne y reste marginale sauf localement comme en Grande-Bretagne.

En 1992, un ornithologue polonais, L Tomaljoc (2) a émis une hypothèse originale et séduisante : dans les habitats secs méditerranéens ou urbains, les grives musiciennes ne nichent pas à cause du manque de combinaison de conditions humides et de présence de bois pourri, ou de matériaux de substitution tels que boue ou crottin, nécessaires pour réaliser tapissage intérieur du nid ! Autrement dit, le facteur limitant serait la possibilité ou pas de construire leur nid avec un revêtement interne ad hoc. Les incendies à répétition des sous-bois méditerranéens appauvriraient en plus la ressource bois pourri au sol.

D’autre part, la grive semble mouiller la terre et le bois non pas avec sa salive mais avant tout avec de l’humidité trouvée autour. En ville, elle ne trouverait pas ou très peu de bois mort. Parmi les preuves avancées en faveur de cette hypothèse hautement probable, il y a notamment les variations de composition du revêtement dans les différentes parties de son aire comme l’utilisation du crottin en Grande-Bretagne dans les zones périurbaines.

Par ailleurs, l’auteur de cette hypothèse étend le raisonnement à d’autres espèces absentes de région méditerranéenne mais très communes en dehors comme la fauvette des jardins, l’accenteur mouchet, les pouillots, le roitelet huppé, le bruant jaune, le pipit des arbres, … La construction de leur nid requiert soit de la mousse, soit des brindilles ou herbes flexibles et tendres (si humides !) : ils seraient de ce fait incapables de nicher sous un climat très sec ?

En tout cas, cette hypothèse a le mérite d’attirer l’attention sur l’extrême importance du nid dans la biologie des oiseaux : sa construction demande que soient réunies des conditions climatiques pouvant devenir des contraintes. Et que penser des effets du dérèglement climatique en cours : combien d’espèces risquent au moins localement de se retrouver incapables de bâtir correctement leur nid ?

Jamais je n’aurais imaginé, avant de mener des recherches bibliographiques pour rédiger cette chronique, que le nid d’une simple grive aurait pu m’entraîner aussi loin !! Il suffit parfois de tirer un fil ténu au départ (un nid à identifier) pour faire émerger une montagne de connaissances nouvelles : très stimulant ! Moralité : ne jamais s’arrêter au seul constat « ça, c’est ça » et chercher encore et toujours à aller bien au-delà.

Bibliographie

1)Avian architecture. How birds design, engineer and build. P. Goodfellow. Ivy Press. 2011. Excellent livre sur les nids d’oiseaux : simple, didactique, très illustré de schémas (mais en anglais !).

2)Colonisation of dry habitats by the song thrush Turdus philomelos : is the type of nest material an important nest constraint. Tomialojc, L.  (1992) Bulletin of the Ornithologist’s Club 112, 27-34

3)Cigarette butts form a perceptually cryptic component of song thrush (Turdus philomelos) nests. BRANISLAV IGIC et al. Notornis, 2009, Vol. 56: 134-138

4)Wall Structure Affects Insulation of Nests Built by Thrushes Lucia E. Biddle et al. Acta Ornithologica 54(2), 255-262, (2020).

5)Blue eggs do not reduce nest predation in the song thrush, Turdus philomelos  Frank Götmark Behav Ecol Sociobiol(1992) 30:245-252

6) Atlas des oiseaux de France métropolitaine. Nidification et présence hivernale. Vol. 2. N. Issa ; Y. Muller. Delachaux et Niestlé. 2015