Plantago coronopus subsp. coronopus

Rosettes sur la bande centrale d’un chemin pédestre

22/01/2023 Le grand public connaît bien généralement les plantains ne serait-ce que pour leur usage populaire comme vulnéraires en cas de piqûres d’insectes. Mais, cette connaissance ne concerne guère que les deux espèces très communes partout : le plantain lancéolé et le plantain majeur. Dans la chronique consacrée à ce dernier (voir la chronique), nous avions relaté l’origine du mot plantain (Plantago en latin) : dérivé de planta, la plante du pied, il renvoie à la forme des feuilles du plantain majeur aux larges feuilles et à l’aptitude de cette espèce à coloniser les sites piétinés. Mais il existe deux autres espèces avec un port en rosette : le plantain moyen aux très beaux épis rose très voyants, hôte des pelouses semi-naturelles, et le plantain corne-de-cerf, beaucoup moins voyant et très lié, à l’intérieur des terres, aux sites piétinés et aux bords des routes, pour des raisons bien différentes. L’histoire et l’écologie de ce plantain souvent ignoré révèlent de belles surprises qui inciteront peut-être à y prêter plus d’attention, lui que nous piétinons souvent sans même le voir. 

Touffes fleuries et en fruits (verts) sur une chemin caillouteux

Pied-de-corneille 

Rosettes très fournies de feuilles étroites, très découpées et un peu charnues

Le plantain corne-de-cerf fait partie comme les trois autres espèces mentionnées ci-dessus du sous-groupe des plantains à feuilles toutes groupées en rosettes basales, dépourvus de vraie tige feuillée. Sinon, il existe aussi des espèces de plantains à tige feuillée (feuilles par paires espacées) comme le plantain des sables des pelouses sableuses ou le plantain œil-de-chien, un sous-arbrisseau ramifié des régions méridionales.

Plantain des sables sur une grève sableuse de la rivière Allier

Parmi les plantains à rosettes, le corne-de-cerf se distingue très facilement par ses feuilles fortement dentées. Chaque rosette compte de nombreuses feuilles très serrées, un peu pubescentes avec une touffe de poils plus marquée vers la base (au centre de la rosette) et n’ayant qu’une seule nervure centrale non enfoncée dessus (voir le plantain lancéolé). Étroites, elles sont profondément divisées et dentées en lobes linéaires d’au moins 1cm de long sur les plantes robustes et souvent terminées par trois dents au sommet (ce qui renforce l’image de corne-de-cerf) 

Ces feuilles radicalement différentes de celles des plantains majeur, moyen ou lancéolé, lui ont valu ce nom commun de corne-de-cerf (ou sa variante corne-de-bœuf) ou son ancien nom médiéval de cornu cervino (voir à ce propos la chronique sur les noms de plantes avec le mot cerf) Son nom latin d’espèce, coronopus, quant à lui signifie pied de corneille (corone, corneille et pos, pied) repris en anglais en crow foot. A noter que Coronopus a été utilisé assez longtemps comme nom de genre pour désigner des plantes de la famille des Brassicacées ou Crucifères (désormais rattachées au genre Lepidium), les sénebières dont la sénebière commune aux feuilles en rosette découpées sur le même mode et qui fréquente elle aussi les lieux piétinés mais plutôt dans des sites humides boueux piétinés par le bétail.

Très variable 

Rosettes plaquées au sol sur cette piste où passent des voitures

 Bien que facilement identifiable dans l’absolu, ce plantain peut par contre déconcerter par son extrême variabilité à différents niveaux. En ce qui concerne le port de la rosette, elle est le plus souvent étroitement plaquée, appliquée au sol surtout dans les sites piétinés ou très secs ; mais elle peut être plus ou moins redressée dans les sites humides moins sujets au piétinement comme les bords de routes où l’eau s’écoule. Côté taille, on va de plantes naines de quelques centimètres de diamètre dans des sites très perturbés ou très secs à des plantes robustes jusqu’à 30cm de diamètre, d’aspect presque charnu comme sur les côtes.

Touffes robustes au feuillage dressé sur un micro-site plus riche et humide

La découpure des feuilles varie aussi considérablement : rarement entières et linéaires (individus chétifs ou très jeunes), elles peuvent être plus ou moins profondément découpées, allant de pennatifides (découpées jusqu’à la moitié de la largeur du limbe) à pennatipartites (jusqu’à la nervure centrale). La pilosité varie tout autant allant jusqu’à des plantes très velues sur les rochers maritimes.

A cette variabilité à l’intérieur de l’espèce vient se surimposer une différenciation complexe en espèces et sous-espèces proches, souvent délicates à identifier. Ainsi, dans l’espèce coronopus que nous explorons, on distingue la sous-espèce type répandue sur le littoral de l’Ouest et du Midi et à l’intérieur et une autre sous-espèce (humilis), au port plus robuste localisé sur le littoral du Midi. Mais, on distingue par ailleurs une autre espèce à feuilles fortement dentées, le plantain de Welden, rare sur le littoral corse et provençal (avec des étamines plus courtes et des corolles plus petites) ; mais celui=ci peut aussi avoir des feuilles entières … enfin, il existe encore une autre espèce proche aux feuilles entières ou denticulées, le plantain à feuilles épaisses des prairies littorales du Midi. 

Rosettes accrochées dans une falaise face à l’océan

Ajoutons que sur le littoral, le corne-de-cerf peut côtoyer à distance le plantain maritime plus robuste aux feuilles toutes identiques linéaires et spécialiste des prés salés. 

Plantain maritime dans un pré salé (avec l’obione faux-pourpier) ; noter les feuilles sans aucune dent

En tout cas, visuellement, les rosettes du plantain corne-de-cerf offrent une image très stylée quand elles sont bien plaquées au sol, avec leurs découpures symétriques très élégantes … bien plus raffinées esthétiquement parlant que celles, massives, des plantains majeur et lancéolé. 

Sur une falaise maritime ; de telles rosettes ressemblent à celles des … vergerettes qui sont des composées

Très plastique 

Le corne-de-cerf reste très discret : cherchez ici les quelques pieds « noyés » parmi les plantains lancéolés aux feuilles larges entières

Le plantain corne-de-cerf est classé parmi les espèces à croissance végétative très rapide mais capable de moduler très fortement cette vitesse de croissance selon les conditions de milieu et nomment les ressources en eau et nutriments dans le sol ; on parle d’espèce très plastique. Cette plasticité se retrouve à l’intérieur de son cycle de vie : une phase de croissance végétative qui met en place la rosette puis une phase reproductive où il élabore ses inflorescences (voir ci-dessous). Quand la rosette atteint le stade de 14 feuilles, elle bascule dans la phase reproductive et émet les hampes florales ; ce basculement est très rapide et fortement synchronisé au sein d’une population donnée. A ce moment-là, la plante change aussi radicalement de mode de croissance : elle réduit drastiquement les dépenses liées à la fabrication d’organes végétatifs (divisées par cinq) et dirige toute son énergie et les matériaux fabriqués vers l’élaboration des organes reproducteurs. On retrouve là le comportement typique d’une plante annuelle sauf que, souvent, la plante ne meurt pas mais fabrique de nouveaux bourgeons à la base des feuilles à l’origine de futures nouvelles feuilles, de nouvelles rosettes latérales qui s’ajouteront à la première et une nouvelle floraison la saison suivante. 

Sur les chemins secs et très fréquentés, le plantain corne-de-cerf prend un port nain et se comporte le plus souvent en annuelle

Ainsi, on observe des populations composées entièrement de plantes annuelles (qui meurent après la floraison) et d’autres de plantes vivaces mais de courte longévité (quelques années). Les premières se développent surtout dans des milieux secs avec de fortes variations saisonnières des températures et des précipitations. Par contre, si on cultive de telles plantes sous serre en conditions plus favorables, elles basculent sur le mode vivace, preuve de la grande plasticité de cette espèce. 

Très petites fleurs 

La floraison s’étale sur une large période allant de la fin du printemps au début de l’automne. Les rosettes développent alors, depuis l’aisselle des feuilles, des « fausses tiges florales » ou scapes (de scapus, tige) qui sont en fait des pédoncules d’inflorescences dépourvus de feuilles et de bractée et plus dépassent nettement les feuilles en se redressant.

Peuplement en fleurs sur la bande centrale d’un chemin : on devine les anthères des étamines sur certains épis

Chaque scape porte à son sommet un épi grêle, étroit, cylindrique (1 à 6cm de long) composé de nombreuses petites fleurs verdâtres très serrées, sous-tendues chacune par une petite bractée verte pointue. Comme chez la majorité des autres plantains, ces fleurs sont très réduites : un calice à quatre lobes ciliés (2mm) et une corolle brunâtre en tube court surmonté de quatre lobes membraneux ; seules les quatre étamines sont vraiment voyantes avec leurs anthères jaunes au bout d’un long filament qui les rend très saillantes. Une telle structure de fleur est typique d’une pollinisation anémophile, i.e. à pollen transporté par le vent ; la position surélevée des épis au sommet des hampes facilite l’interception de ce pollen. 

Restes secs des corolles en étoile membraneuse sur un épi fructifié (en hiver)

La sexualité du plantain corne-de-cerf est assez complexe avec deux types d’individus : des plantes hermaphrodites à pistil et étamines et des pantes mâles stériles avec des pistils fonctionnels et des étamines avortées. On parle de plante gynodioïque (individus femelles et hermaphrodites séparés). Les études montrent que le poids des graines produites par les pieds mâles stériles ont une masse plus élevée de 18% ce qui augmente leur chance de produire des plantules viables et capables de s’installer. Ces pieds peuvent allouer les ressources non utilisées pour fabriquer des étamines et du pollen vers les graines ; par contre, ils dépendent de la présence de pieds hermaphrodites non loin d’eux pour recevoir du pollen. 

4 + 1 = 5

Epis fructifiés : les uns secs (de l’année antérieure ?) et les autres verts récents

Les fleurs fécondées se transforment en fruits secs, des capsules qui s’ouvrent par un petit couvercle transversal (pyxides). Comme chez les autres plantains (revoir l’exemple du plantain majeur), ces graines portent un revêtement mucilagineux qui se gonfle d’eau quand la graine entre en contact avec de l’humidité : la graine devient ainsi gluante et se colle aux particules du sol sur lesquelles elle atterrit ; ceci facilite la germination de la graine lors de l’implantation de sa radicule. Les graines gonflées peuvent aussi se coller aux pieds d’animaux ou aux chaussures et être transportées ainsi à grande distance (voir le cas du plantain majeur surnommé « le pied de l’Homme blanc » par les Amérindiens). Autrefois, on a ponctuellement utilisé ces graines et leur mucilage pour empeser les tissus. 

Gros plan sur un épi sec en hiver

Mais les capsules du plantain corne-de-cerf réservent une surprise de taille quant à leurs graines. Chaque capsule en contient généralement cinq mais réparties en deux groupes séparés l’un de l’autre par une fine couche de tissu placentaire : un groupe de 4 graines dites basales, logées dans la coupe de la capsule plus grosses et cylindriques et la cinquième, plus petite, anguleuse, seule sous le couvercle (dite apicale). En plus, les graines basales ont un revêtement mucilagineux nettement plus épis que celui de la graine apicale. On parle d’hétéromorphie des graines (ici dimorphie). 

Sur des sols sablonneux pauvres en ressources nutritives et plus secs, les capsules tendent à ne renfermer que des graines basales. Plus grosses, devenant très « gélatineuses » au contact de l’eau, elles vont avoir tendance à atterrir surtout près des pieds mères mais pourront germer plus facilement et développer une racine plus forte qui compensera la pauvreté des ressources. Sur des sols humides et plus riches en nutriments, les capsules tendent à contenir des graines basales plus petites et une graine apicale plus grosse mais avec un revêtement mucilagineux moindre. Comme la graine apicale reste accrochée au couvercle qui se détache, elle va avoir plus de chances de subir des déplacements via des écoulements d’eau ou par le vent qui aura plus prise ; ainsi, elles assurent la dispersion à longue distance moins risquée dans un environnement a priori plus favorable. On a donc là un système très sophistiqué qui permet à la plante de ne « pas mettre tous ses œufs dans le même panier » avec un sort potentiel des graines différenciés selon les conditions de milieu. 

Très expansif 

Touffe résiliente sur un sentier littoral sableux ; noter les traces de pas tout autour ; et pourtant, il fleurit bien …

Les exigences écologiques du plantain corne-de-cerf peuvent paraître étroites a priori : il a besoin d’être en pleine lumière (héliophile), sur sols sableux (psammophile) ou composés de graviers et de cailloux avec une préférence pour ceux enrichis en nutriments azotés et craint les sites trop humides, se montrant très compétitif en terrain sec ; ses feuilles étroites et un peu charnues lui permettent de lieux supporter la sécheresse que par exemple son cousin majeur. Par contre, il tolère bien le tassement des sols grâce à sa racine pivotante profonde (voir la germination des graines).

Son abondance dans cette pelouse en haut d’une falaise vendéenne n’annonce rien de bon : le site est piétiné de plus en plus ; d’ici quelques années, le site deviendra »désertique » avec seulement quelques touffes de plantain …

Il trouve ces conditions réunies dans divers de milieux naturels mais aussi souvent dans des milieux perturbés par l’homme dits anthropiques : dunes, digues et chemins littoraux ; chemins fréquentés où il est le plantain le plus résistant au piétinement en milieu sec ; pelouses sur alluvions dans le lit des rivières ; friches clairsemées ; trottoirs ; gares et voies ferrées ; pelouses urbaines surpiétinées ; espaces entre les pavés ; … Probablement d’origine littorale comme les autres espèces qui lui sont proches (voir ci-dessus), il a su profiter de ces atouts pour se propager lentement vers l’intérieur des terres où il reste souvent dispersé. 

Il est très à l’aise milieu urbain profitant des moindres espaces dénudés sableux ; ici, en bordure d’un parking

Mais depuis le dernier tiers du 20ème siècle, sa progression vers l’intérieur a été boostée par sa capacité à coloniser les bords de route, l’étroite liseré entre le bitume et l’accotement, une zone sans végétation, plus humide (l’eau s’écoule le long) et enrichie en matières nutritives (poussières de la route) et non ou peu écrasée par les pneus des véhicules. Il a profité d’un avantage clé lié à ses origines littorales : sa grande tolérance vis-à-vis de la présence de sel dans le sol (halophyte) ; l’usage croissant des sels de déneigement, particulièrement sur les autoroutes où l’on sale à la moindre alerte météorologique, a cette zone en bordure du bitume salée, ce qui élimine les autres plantes non adaptées. Il n’a d’ailleurs pas été le seul à s’engouffrer dans cette nouvelle niche : d’autres plantes halophytes littorales ont progressé comme lui jusqu’au cœur de l’Europe en suivant le réseau autoroutier principalement comme la cochléaire du Danemark par exemple. Le plantain a lui progressé aussi vers les routes de moindre importance (moins traitées avec du sel) du fait qu’il n’est pas une halophyte stricte. Au bord des autoroutes, on le trouve beaucoup aux entrées d’autoroutes, sur les aires de repos, sur la bande centrale ou le long des bretelles d’accès : ce sont les endroits où les véhicules ralentissent ; les graines collées aux pneus ont alors plus de chances de tomber. Ainsi, désormais, le plantain corne-de-cerf a conquis une bonne moitié ouest de la France, est devenu commun dans l’agglomération parisienne et progresse vers l’Est. 

Sur le bord de cette route départementale, juste en retrait du bitume, la bande « rase » où prospèrent les plantains : voir l’image ci-dessous grossie)

Nous terminerons cette rencontre avec le plantain corne-de-cerf avec son ancienne variété cultivée entièrement glabre, au feuillage un peu coriace, formant des rosettes amples jusqu’à 70cm de diamètre, surnommée souvent barbe de capucin (mais ce nom s’applique surtout à une variété de chicorée amère …). On la consommait en salade très appréciée dans les pays nordiques (dont les Pays-Bas) ou en Italie : on la considérait comme dépurative à la manière des pissenlits au printemps. On la retrouve d’ailleurs représentée sur des tableaux de la fin du Moyen-âge.

Semis de plantain corne-de-cerf d ela variété cultivée

Les maraîchers bio la remettent au goût du jour et on la trouve désormais tant sur les catalogues de graines de légumes que dans les magasins. On notera à ce propos que ce plantain rejoint ainsi le cercle des plantes maritimes domestiquées ou faisant objet de cueillette : la criste (voir la chronique), le maceron (voir la chronique), la betterave cultivée dérivée de la betterave maritime sauvage ou le céleri dont l’ancêtre est l’ache littorale.

Sachet de graines (Ferme de Ste Marthe : une très bonne adresse …)

Bibliographie  

Flora Gallica. Flore de France. JM Tison ; B. de Foucault. Ed. Biotope. 2014

Rapid change in relative growth rate between the vegetative and reproductive stage of the life cycle in Plantago coronopus Hans Peter Koelewijn New Phytologist (2004) 163: 67–76 

Natural variation of fecundity components in a widespread plant with dimorphic seeds Rita Braza et al. Acta Oecologica 36 (2010) 471-476 

Coastal newcomer on motorways : the invasion of Plantago coronopus in Hungary. D. Schmidt. Studia bot. Hung. 47 (2) pp 319-334, 2016