20/06/2022 Dans mon jardin, j’ai installé un grand bassin artificiel avec une riche végétation aquatique diversifiée ; mi-juin de cette année, j’y ai assisté deux matins de suite à des émergences groupées de grandes libellules, i.e. à la sortie des larves aquatiques qui vivaient dans le bassin depuis l’an dernier et à l’éclosion des libellules adultes. Scènes inoubliables où j’ai pu suivre, tranquillement assis sur la murette de bordure, l’éclosion des larves qui, une après l’autre, sortaient de l’eau et escaladaient les feuilles des iris pour se fixer et entamer leur métamorphose magique. Comme d’habitude, j’ai voulu en savoir un peu plus sur ce processus et j’ai trouvé une pléthore d’études scientifiques rien que sur cette étape clé du cycle de vie qu’est l’émergence : le début d’une nouvelle vie radicalement différente, le passage entre deux mondes, de l’eau à l’air, de l’ombre à la lumière.

Le même matin, six libellules en train d’éclore ou déjà écloses sur ce petit bassin

Les exemples abordés concerneront, à l’image de mes observations, essentiellement des libellules, i.e. les anisoptères des entomologistes qui gardent leurs ailes étalées au repos, versus les demoiselles et agrions ou zygoptères qui replient leurs ailes au-dessus du dos au repos. 

Nymphe 

Les libellules et demoiselles (Odonates) forment un groupe proche des groupes ancestraux des insectes ailés : leur cycle de développement n’inclut pas des métamorphoses complètes avec une larve complètement différente de l’adulte (par ex. chenille/papillon ou asticot/mouche ; voir l’exemple des coléoptères), caractère acquis plus tardivement dans des lignées plus récentes. De l’œuf, pondu dans l’eau, éclot un être certes différent d’aspect mais présentant néanmoins un certain nombre de ressemblances physiques avec l’adulte : aussi, il vaudrait mieux parler de nymphe que de larve même si l’usage du mot larve est accepté ; comme chez les punaises par exemple, la nymphe ressemble à l’adulte mais n’est pas sexuellement mûre et les ailes se développent très progressivement sous forme d’ébauches. On pourrait dire qu’il s’agit en fait d’une nymphe/larve tant son mode de vie entièrement aquatique est différent de celui des adultes, chasseurs aériens volants. La nymphe, elle, vit et respire dans l’eau . Même son mode d’alimentation diffère radicalement : prédatrice comme l’adulte, elle est équipée d’un organe dépliable très spécialisé, le masque, qui permet de capturer à distance avec précision. 

Il y a une forte opposition entre ces deux mondes des nymphes et des adultes. Les premières présentent presque toutes la même couleur uniforme, sombre brunâtre à noirâtre, sans taches de couleurs mais avec de très fortes variations dans la forme du corps, ce qui rend d’ailleurs possible l’identification des espèces d’après leurs nymphes. A l’inverse, les libellules adultes déploient une palette de couleurs vives et de motifs colorés très diversifiés mais avec une forme corporelle relativement constante : une tête avec de gros yeux et de courtes antennes, un gros « thorax » très bombé (avec les muscles des ailes) et un abdomen très allongé. Cette opposition flagrante s’explique par les modes de vie très différents de ces deux formes. 

Trois temps 

On peut résumer le cycle de développement des libellules en trois grandes étapes. Des œufs naissent donc des petites nymphes aquatiques qui vont grandir via une longue série de mues successives, plus ou moins rapprochées : de 11 à 20 selon les espèces. La dernière de ces mues donne le stade nymphal qui se prépare à sortir de l’eau puis l’émergence et l’éclosion de l’adulte volant, dernier stade. 

Une comparaison très fine du développement des nymphes de près de 50 espèces montre que la première étape varie beaucoup en longueur de 4 à 66 jours mais que la seconde varie bien moins (3-22 jours) et la dernière encore moins (1-8 jours) : ceci démontre l’importance de cette phase d’émergence, irréversible et pleine de contraintes liées au changement radical de milieu de vie. Deux évènements constants chez toutes les espèces marquent le stade nymphal final : le début d’agrandissement des ailes et le dépôt de mélanine (pigment noir) sur les fourreaux alaires. 

Sur cette exuvie vide, on voit le masque aplati sous la tête avec la paire de mandibules en pinces

Effectivement, 8 à 10 jours avant son émergence, la nymphe entre dans une phase de remaniement profond, subissant une métamorphose partielle et progressive qui la prépare à l’émergence, sous le contrôle de la sécrétion de l’hormone de mue ou ecdysone. D’abord, elle cesse de s’alimenter : les muscles puissants qui activaient le masque s’auto-détruisent (histolyse) ce qui rend son usage impossible. Des ébauches alaires apparaissent sous forme de fourreaux qui s’étendent par-dessus l’abdomen mais sont curieusement retournés, la face dorsale contre l’abdomen (un caractère unique et propre aux odonates). Elle commence à s’aventurer hors de l’eau pour s’acclimater à sa nouvelle respiration aérienne : ses branchies ramifiées localisées dans une poche rectale (communiquant avec l’eau par l’anus encadré de trois valves pointues) se résorbent ; elle commence à respirer via les stigmates thoraciques et abdominaux, ces orifices par où l’air entre et circule ensuite dans un réseau de tubes rigides ou trachées. 

Sa musculature interne se réorganise complètement : les nymphes ont des muscles du cou et des pattes nettement plus grands et plus nombreux que ceux des adultes chez qui les muscles des ailes occupent une place majeure. On assiste donc à un grand chamboulement : des muscles nouveaux de mettent en place tandis que d’autres sont détruits ou transformés. L’étendue de ces transformations reste exceptionnelle pour de tels insectes à métamorphoses incomplètes : chez la majorité des autres groupes (comme les hémiptères ou punaises ou les orthoptères), les nymphes conservent le même lot de muscles du premier stade au stade adulte. C’est le changement de milieu eau/air qui impose cette quasi métamorphose chez les libellules. 

Le grand saut 

Nymphe en train de se « tortiller » pour tester son arrimage

Finalement, la nymphe préparée de l’intérieur quitte définitivement son berceau aquatique pour rejoindre la rive ou berge (en général le matin), choisit un support (plante le plus souvent mais aussi rocher ou caillou), grimpe dessus et s’accroche, désormais entièrement à l’air libre, avec ses pattes et ses griffes. Elle teste rapidement sa position et son ancrage par quelques mouvements brusques de l’abdomen et s’immobilise. Chez la plupart des libellules, la nymphe adopte une position verticale, parfois un peu penchée mais vers l’arrière. Et très vite commence l’inoubliable éclosion.

La peau de la nymphe se fend selon une ligne dorsale médiane, en arrière de la tête, entre les deux fourreaux alaires. Un bombement apparaît : le thorax avec les ailes fortement repliées en accordéon et la tête s’extirpent rapidement par cette fente ; puis, plus lentement, les pattes émergent tandis que la nouvelle libellule bascule vers l’arrière en se cabrant. Elle finit par extraire complètement ses pattes et pend dans le vide, l’abdomen étant encore engagé dans l’enveloppe de la nymphe ou exuvie. Elle attend que ses pattes sèchent et se durcissent avant de se redresser pour s’accrocher à son exuvie (ou au support parfois) avant d’extirper entièrement son abdomen. Une phase d’immobilité s’en suit pendant laquelle on voit les ailes et l’abdomen s’étirer, s’allonger, se déployer doucement. La coloration fonce progressivement signe du durcissement de la peau ou cuticule. Elle fait vibrer à plusieurs reprises ses ailes déployées et puis, sans prévenir, d’un coup, elle s’envole, laissant l’exuvie complètement vide mais qui reste accrochée à son support. Selon la météo, l’ensemble de l’émergence prend en moyenne un quart d’heure à une heure. 

Prête à l’envol

On est frappés de la différence considérable de taille du nouvel adulte par rapport à la nymphe dont il a émergé. En fait, le corps et les ailes étaient comme « compressés » dans la nymphe et sous l’effet d’une injection d’hémolymphe (le liquide interne qui équivaut à notre sang) dans les tissus mous et d’air via les trachées (jusque dans les nervures des ailes), le déploiement et l’expansion peuvent se produire. Dans la seconde moitié de l’émergence, des contractions abdominales répétées, puis la libération finale de quelques gouttes de liquide, viennent compléter le processus. 

Adulte ténéral encore peu coloré ; les pattes ont durci (couleur noire)

Pour autant, l’adulte tout frais qui s’envole n’est pas encore complètement fonctionnel avec notamment ses organes génitaux très incomplètement formés. On parle d’adulte ténéral (de tener, tendre) pour désigner ce jeune adulte encore peu coloré. Le plus souvent, il s’éloigne du bord de l’eau où il vient de naître pour une période plus ou moins longue allant de quelques jours à plusieurs mois dans certains milieux méditerranéens. Ils recherchent des sites abrités où ils peuvent se chauffer au soleil. Mâles et femelles, non sexuellement mûrs, se côtoient alors et se reposent pendant que leur corps se transforme intérieurement. Les mâles atteignent généralement la maturité en premier et rejoignent alors les milieux aquatiques suivis peu après des femelles. 

Adulte ayant atteint la maturité sexuelle

Talon d’Achille 

L’éclosion peut connaître quelques ratés avec par exemple des malformations de l’abdomen ou des ailes qui ne réussissent pas à se déployer ; parfois, si un épisode froid et pluvieux survient en pleine émergence, le déploiement est figé. Dans les deux cas, la libellule est condamnée et sera rapidement éliminée par des prédateurs faute de pouvoir s’échapper. 

Libellule aux ailes mal dépliées ; je l’ai capturée et j’ai « lissé » ses ailes si bien qu’elle a pu s’envoler maladroitement

On pressent facilement que cette émergence représente une étape critique pour l’animal compte tenu de sa durée et l’incapacité de l’adulte émergent à s’échapper tant que sa cuticule n’a pas durci. Les libellules émergentes sont de fait des proies faciles et recherchées notamment par des passereaux des zones humides qui prospectent la végétation aquatique ; d’autres, comme les guêpiers guettent les adultes juste envolés et encore malhabiles. Dans certains cas, on estime que près de la moitié des libellules émergentes une matinée donnée sont ainsi capturées ; à l’échelle d’une saison, la mortalité liée à l’émergence se situerait entre 3 et 30% des effectifs émergents. 

Libellule (gomphe ?) fraîchement sorti sur un radeau de plantes, encore incapable de voler : une proie rêvée pour les grenouilles

Dès la phase de sortie de l’eau et de recherche de support, la nymphe se trouve en situation à haut risque. Ainsi au bord des rivières, plus la végétation riveraine est développée, plus les nymphes auront des chances de trouver vite un support adéquat pour grimper. 

Parfois, la nymphe s’installe sous une feuille (libellule déprimée femelle)

Le choix des supports a aussi son importance en termes d’atténuation du risque. Ainsi, au bord d’un lac de Californie, on a observé une densité d’exuvies bien plus importante sur des plantes « complexes » (avec des inflorescences denses et nombreuses ou des tiges ramifiées très feuillées) ou sur des plantes épineuses. Par des expériences consistant à proposer aux nymphes émergentes des plantes artificielles soit complexes soit épineuses, les chercheurs ont pu montrer le premier choix permettait un taux d’émergences réussies plus grand. Sur des plantes complexes, les larves doivent être moins détectables au milieu du « fouillis » architectural tandis que sur les épineuses, elles bénéficient d’une protection mécanique relative. Ainsi, deux espèces de chardons, le cirse commun et la centaurée du solstice, croissant sur les berges sont adoptés par de nombreuses nymphes ; ironie de l’histoire, ces deux plantes sont des espèces exotiques invasives aux USA et donc considérées comme nocives globalement pour l’environnement ; ici, elles apportent par contre un bénéfice pour les libellules. 

Dangers 

La phase d’émergence requiert un comportement très élaboré et séquencé. Aussi, les nymphes sont-elles très sensibles aux pesticides neurotoxiques utilisés comme insecticides. Or, une espèce d’odonate sur sept est menacée et un quart des espèces sont en net déclin : le rôle de ces pesticides, longtemps sous-estimé, serait en fait bien plus important. Ainsi, on a démontré sur des populations d’agrion élégant vivant dans des fossés au milieu des cultures traitées au thiaclopride, un néonicotinoïde (voir la chronique sur ces pesticides), une nette baisse des émergences. Pourtant les tests en laboratoire avant mise sur le marché affirment une quasi-innocuité pour les libellules mais ils ne prennent pas en compte les interactions avec les prédateurs ou la qualité de la nourriture elles aussi impactées (voir la chronique sur l’évaluation des pesticides). 

Dans les rizières du Japon, on a commencé à employer une nouvelle molécule insecticide qui paralyse les muscles des insectes, une diamine (chlorantraniliprole), dans les pépinières de plants de riz. En comptant les exuvies de deux espèces de libellules du genre Sympetrum, très présentes dans ces milieux inondés, on a montré que l’une d’elles était très impactée au niveau des émergences mais pas l’autre. 

L’autre danger majeur indirect touche au changement climatique avec la hausse globale des températures. On a modélisé les émergences d’une espèce de rivière, le gomphe commun, en Allemagne d’après les données cumulées sur les dates d’émergence : une augmentation de 1° induit une avancée des émergences de 6 à 7 jours. L’effet cumulé pourrait donc devenir important avec des risques de décalage dans le temps compte tenu du déterminisme des cycles selon les espèces (voir l’exemple d’un papillon, la mégère). Ainsi, on distingue des espèces dites « de printemps » chez lesquelles le dernier stade nymphal passe l’hiver et émerge au printemps suivant et des espèces dites d’été qui bouclent leur cycle sur une saison. Les premières éclosent de manière souvent très synchrone sur de courtes périodes (un mois au plus) ; c’est le cas de l’espèce observée dans mon bassin. Les secondes, au contraire, émergent sur une période bien plus longue de plusieurs mois et de manière non synchrone. 

Recensements

Les libellules servent d’indicateurs écologiques de qualité des milieux aquatiques et l’évaluation de la richesse en espèces permet de « noter » les zones humides et de repérer les sites prioritaires pour la conservation. Les exuvies vides abandonnées après l’émergence persistent un certain temps et compte tenu de leur localisation en hauteur dans la végétation aquatique, on peut les repérer assez facilement et les récolter, sans impacter les populations par des prélèvements. Ensuite, on peut identifier les espèces et donc évaluer le nombre d’espèces différentes présentes sur un site donné. 

Néanmoins, recenser ces exuvies demande un effort intensif et introduit certains biais : par exemple, quand la végétation est très dense (roselières), la détection devient compliquée ; la persistance varie selon les espèces ce qui impose des passages rapprochés réguliers ; des coups de vent peuvent décrocher de nombreuses exuvies. Par contre, par rapport à la méthode qui consiste à recenser les adultes volants en les observant à la jumelle ou en les capturant au filet, les exuvies sont nettement plus fiables car elles indiquent les seules espèces se reproduisant sur le site. Les adultes sont très mobiles et peuvent se déplacer loin de leur site d’émergence conduisant à une surestimation de la richesse. 

Une scène fugace de quelques secondes : la libellule suspendue en arrière réussit à se redresser pour se raccrocher à son exuvie.

Bibliographie 

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