Homo neanderthalis

Une brute épaisse aux capacités intellectuelles limitées, un sauvage, … autant d’images d’Epinal qui ont longtemps collé à notre espèce frère, l’Homme de Neandertal. Derrière cette insistance à dévaloriser cette autre espèce humaine, on sent surtout le besoin de mettre en avant son plus proche cousin, nous, Homo sapiens, la seule espèce qui vaille n’est-ce-pas !

 

Au cours des deux dernières décennies, on a accumulé nombre d’éléments qui tendent à briser ces clichés et montrent que Neandertal avait des capacités cognitives et culturelles largement développées. On avait avancé comme preuve de « l’infériorité » de Neandertal l’absence, sur les sites occupés par cette espèce, d’artefacts témoignant de qualités intellectuelles de l’ordre du symbolique tels que des colliers de perles ou de coquillages ou des figurines portables. Et si Neandertal en avait quand même fabriqué mais avec des matériaux périssables, non conservés par le temps ?

Oiseaux ressources

L’exploitation régulière et systématique des oiseaux volants comme source de nourriture est considérée comme un marqueur dans l’évolution de la lignée humaine récente, une sorte de passage à la modernité ; en effet, capturer des oiseaux volants requiert des capacités intellectuelles de conception d’armes ou de pièges adaptés à ce gibier ; la force physique, ici, joue peu ! On considérait que cette exploitation marquait exclusivement le comportement de Homo sapiens après – 50 000 ans ; même pour les Néandertaliens qui ont vécu pourtant jusqu’à – 35 000 ans, on avançait que l’exploitation d’oiseaux n’avait été que très occasionnelle, locale, opportuniste et dans des situations de pénurie de toute autre ressource alimentaire. Et pourtant, ces mêmes Néandertaliens faisaient preuve d’un grand éclectisme dans l’exploitation de leur environnement en tant que chasseurs cueilleurs ; ainsi, on a montré sur les sites de grottes à Gibraltar (1) qu’ils exploitaient de manière organisée les mammifères marins en visitant régulièrement les sites favorables aux échouages (estuaires et plages).

Alors qu’en est-il vraiment de la part des oiseaux dans le régime varié des Néandertaliens ? Une équipe de chercheurs (2) a entrepris d’analyser en détail les données paléontologiques disponibles.

Drôles d’oiseaux

Vautours fauves dans des falaises calcaires près d’un site de reproduction (photo J. Lombardy)

Pour éviter l’écueil des faits ponctuels, les chercheurs ont choisi de travailler à très grande échelle à partir d’une base de données paléontologiques d’oiseaux sur près de 1700 sites fouillés à travers toute la zone Paléarctique (Eurasie et Afrique du Nord) et datés du Pléistocène (- 2,58 MA à – 11700 ans) ; une partie d’entre eux étaient occupés par des Humains dont des Néandertaliens (sites dits paléolithiques) et d’autres pas (sites paléontologiques). Il ressort de cette première analyse une nette surreprésentation des espèces d’oiseaux avec des grandes plumes des ailes noires  (rémiges primaires); la majorité d’entre eux appartiennent soit à des familles de Rapaces diurnes (Accipitridés et Falconidés : voir la chronique sur la classification des Rapaces), soit à la famille des Corvidés (corbeaux, corneilles, geais, pies, …).   Curieux, non ? Cette association étroite ressort encore plus nettement pour les sites du Paléolithique moyen (- 350 000 à – 45 000 ans). Aucune taille préférentielle ne se dégage à propos de ces oiseaux ce qui indique qu’ils n’étaient pas sélectionnés sur la base de ce critère.

Au sein de ces espèces d’oiseaux surreprésentés, deux groupes se dégagent. D’une part, on a un ensemble de rapaces et de corvidés associés à l’exploitation des cadavres (charognards partiels ou spécialisés) tels que des vautours, des aigles et apparentés, des milans, des buses et quelques corvidés ; ils sont bien moins présents dans le sites non occupés par des humains. Le second ensemble regroupe des oiseaux non charognards : deux corvidés vivant en colonies dans les falaises (crave et chocard) et deux faucons nichant aussi dans des sites rupestres, le faucon crécerellette, espèce coloniale, et le faucon crécerelle.

D’après 2

Ailes ciblées

Une nouvelle analyse, sur la base de ces deux groupes de 18 espèces au total, révèle que celles-ci sont plus nombreuses sur les sites paléolithiques que sur les sites paléontologiques. Ceci confirme donc une étroite association entre Humains (surtout des Néandertaliens pour les sites du paléolithique moyen) et cette série d’espèces particulières. Dans le même temps, d’autres espèces appartenant aux mêmes trois familles impliquées ne sont pas plus représentés aux côtés des humains.

Pour comprendre la nature de cette association, les chercheurs ont étudié en détail les ossements de ces espèces retrouvés sur trois sites de Gibraltar particulièrement riches en fossiles d’oiseaux. Plus de 600 os ont ainsi été examinés de près, correspondant à 124 individus de 21 espèces différentes. Ils y ont constaté une certaine fréquence de traces d’intervention humaine (coupures, os cassés, os étirés et dépiautés, ..) et ce en majorité (55%) sur les deux gros os des ailes (humérus et cubitus) sur lesquels sont fixés les grandes plumes des ailes (rémiges primaires). Les os des pattes, tout aussi solides, ne sont présents qu’à 30% et seulement 13% pour ceux de la colonne vertébrale. Une étude conduite sur un site néandertalien en Italie (3), daté de 44 000 ans, a déjà montré que de telles traces sur ces os des ailes correspondent à une intervention humaine dans le but ultime d’arracher ces grandes plumes.

Donc, à Gibraltar aussi, les grottes occupées par des Humains révèlent un traitement régulier des ailes de certains oiseaux pour récupérer les rémiges primaires, les plus grandes et les plus visibles ; la datation de ces sites les situe entre 57000 et 28 000 ans, donc en plein dans la période des Néandertaliens et avant l’arrivée des Homo sapiens.

Les rémiges primaires sont les grandes plumes à l’avant de l’aile ; ici sur un vautour fauve en vol (Photo J. Lombardy) ; noter la couleur sombre de ces plumes

Corbeaux et rapaces ?

Choucas des tours dans une falaise calcaire de la vallée de la Dordogne (riche en sites Paléolithiques !)

Se centrer sur ces oiseaux là suppose qu’ils devaient être a minima, pour diverses raisons, plus accessibles aux Néandertaliens. Une majorité d’entre eux, charognards ou pas, nichent dans des sites rocheux du type défilés, canyons ou falaises. Or, les hommes fréquentaient eux aussi préférentiellement ces sites à cause des abris sous roches essentiels à leur survie durant la rude période glaciaire. Ce goût prononcé pour les falaises et les grottes serait même resté ancré dans nos gènes selon la théorie dite des falaises urbaines (voir la chronique sur ce sujet) ; nous chercherions à reconstituer ces environnements originels à travers nos constructions en dur ! Les hommes préhistoriques avaient donc de nombreuses opportunités de côtoyer ces oiseaux et notamment ceux nichant en colonies comme craves, chocards, vautours fauves ou faucons crécerellettes ; donc, autant de possibilités soit de les capturer, soit de récupérer des plumes au sol, des oiseaux morts, …

Vautour fauve et corbeau attirés par un cadavre d’ongulé en Mongolie (Photo Roland Guillot)

Reste le groupe des charognards. On suspecte les Néandertaliens d’avoir largement exploité les cadavres frais de grands ongulés tués par des prédateurs ou morts accidentellement ; c’était une ressource providentielle facile à exploiter pour nourrir un groupe. Or, dès qu’un cadavre se « forme », il est très vite repéré par des corvidés tels que grands corbeaux, corneilles ou de « petits » rapaces tels que les milans royaux ou les buses variables en hiver. Les mouvements de ces oiseaux attirent l’attention des vautours qui, eux, patrouillent en vol à haute altitude sur de grands espaces (voir la chronique sur les vautours fauves) ; ils convergent rapidement vers le cadavre ainsi repéré. Les Néandertaliens devaient donc connaître ces comportements observables de loin pour trouver ces cadavres ; sur place, ils pouvaient en profiter pour capturer ces rapaces assez faciles à capturer une fois repus (ils ont alors du mal à décoller !).

Chair ou plume ?

Si les oiseaux avaient été consommés pour leur chair, on devrait trouver des traces d’intervention sur les os les plus porteurs de chair tel que le bréchet et non pas sur les os des ailes relativement pauvres en muscles : les muscles qui actionnent les ailes forment le « blanc » concentré sur la poitrine.

Le choix préférentiel vers des corvidés ou des rapaces ne colle pas non plus avec la consommation de chair au regard des données de l’ethnologie actuelle : il n’existe que très peu de données attestant de la consommation régulière de tels oiseaux. Même dans les campagnes françaises où l’on savait exploiter toutes les ressources naturelles, corvidés et rapaces ont toujours eu mauvaise presse, réputés comme coriaces et pas terribles ! Parmi les os des ailes, humérus et cubitus portent le plus de marques de traitement ce qui coïncide avec le fait qu’ils portent les rémiges primaires. Tout concourt pour s’orienter vers une collecte spécifique de ces grandes plumes chez certains oiseaux choisis : mais pour faire quoi ?

L’hypothèse d’un usage comme revêtement de sol dans les grottes ne tient pas car ce matériau se décompose très vite à même le sol ; et puis, il est tellement plus facile de récolter des végétaux avec, en plus, la possibilité d’utiliser des plantes odorantes ! Le choix de certaines espèces de grande taille ou avec des rémiges noires conduit naturellement vers un usage culturel bien connu dans de nombreuses ethnies humaines : la fabrication d’objets ornementaux ou de parures à base de plumes. Tout le monde pense immédiatement aux Amérindiens et leurs extraordinaires coiffes à base de grandes plumes d’aigles ; mais il existe de nombreux autres exemples dont les Hawaïens autochtones (Polynésiens) et leurs incroyables manteaux de plumes jaunes et rouges ou ‘ahu’ula réservés aux dirigeants ; pour fabriquer un seul de ces manteaux, il fallait tuer des milliers de passereaux endémiques (Fringillidés Dépranidinés) portant des plumes de ces deux couleurs (dont l’iiwi rouge). L’art plumaire ou plumasserie semble bien aussi vieux que l’espèce humaine et chargé d’une forte valeur symbolique.

Artistes

Voila donc qui vient largement modifier la perception caricaturale des Néandertaliens. Comme toutes les ethnies actuelles connues pratiquant cet art, ils devaient chercher des couleurs précises : le noir apparemment plaisait beaucoup ou est-ce parce que les plumes noires plus riches en mélanine sont plus dures et plus résistantes aux usures du temps ? Les observations actuelles nous apprennent aussi l’importance symbolique de choisir des matériaux rares ou difficiles à se procurer quelque soit le type d’objet. On peut donc imaginer que la capture par exemple d’un gypaète devait avoir son importance d’autant qu’il porte des plumes rousses originales ou sa barbiche noire !

Quels sortes d’objets fabriquaient-ils et avec quelle signification pour eux ? Nous ne le saurons sans doute jamais car de tels objets ne survivent pas à l’usure du temps : les derniers Néandertaliens ont disparu vers 35 000 ans.

Il reste néanmoins un doute : les Néandertaliens ont-ils développé ce comportement spontanément ou au contact des H. sapiens qu’ils ont côtoyé parfois, par imitation ? On sait qu’il y a eu des échanges génétiques non négligeables entre ces deux espèces. Cependant, les données les plus anciennes trouvées à Gibraltar se situent bien avant l’arrivée des premiers H. sapiens et la probabilité qu’ils aient développé ces comportements par eux-mêmes semble donc très forte. Le « gène de la plume décorative » devait donc être présent chez l’ancêtre commun à Neandertal et à nous-mêmes. Tout ceci converge pour montrer que les Néandertaliens avaient bel et bien des capacités intellectuelles développées qui se sont sans doute exprimées différemment et dans un contexte différent aussi. Diverses autres découvertes (dont des coquillages peints, des empreintes de mains, …) vont dans ce sens. Nous avons sans doute perdu là une belle part d’humanité avec la disparition de nos plus proches cousins.

A suivre …

Suite à la parution de cette chronique, B. Leclercq, fidèle et attentif lecteur, auteur d’un ouvrage sur le grand tétras (voir la chronique sur les oiseaux de la famille des Tétras) a réagi en me signalant une publication parue dans Nature (4) qui relate la découverte d’une flûte taillée dans un os long d’oiseau datant de 40 000 ans dans le sud-Ouest de l’Allemagne. Certes il s’agit d’un objet fabriqué par des Homo sapiens, mais on pourrait imaginer que les hommes de Neandertal utilisaient peut-être aussi certains des os d’oiseaux pour fabriquer des outils sonores rudimentaires (sans forcément les modifier profondément) tels que des appeaux ou des instruments de musique. B. Leclercq, ajoute : « ne peut-on imaginer que les humérus puissants des tétras ou gélinottes aient servi à fabriquer des appeaux et des flûtes ? Ce sont des oiseaux faciles à piéger ou attraper et intéressants à manger (on en trouve des traces dans des gisements préhistoriques associés à des H sapiens)… c’est encore une des bases de l’alimentation des peuples de la taïga russe… ». D’autre part, dans son ouvrage sur le grand tétras, il signale (p. 253) les trouvailles surprenantes d’un préhistorien amateur (C. Lecocq) : celui-ci a récolté des silex taillés sur des sites moustériens associés à des hommes de Neandertal dont certains, visiblement inutilisables comme outils fonctionnels, présentent des formes suggestives telles que celle d’un grand tétras en parade ; il les appelle des « pierres-figures ». Ces observations ne sont pas validées scientifiquement mais ouvrent la possibilité à explorer qu’une autre forme d’art existait : sélectionner les silex taillés qui évoquaient des formes naturelles dont des oiseaux !

 

Reconstitution d’un campement dans un abri sous roche

BIBLIOGRAPHIE

  1. Neanderthal exploitation of marine mammals in Gibraltar. C. B. Stringer et al. PNAS. 2008 ; vol. 105 ; no. 38
  2. Birds of a Feather: Neanderthal Exploitation of Raptors and Corvids. Finlayson C, Brown K, Blasco R, Rosell J, Negro JJ, et al. (2012) PLoS ONE 7(9): e45927.
  3. Late Neanderthals and the intentional removal of feathers as evidenced from bird bone taphonomy at Fumane Cave 44 ky B.P., Italy. Peresani M, Fiore I, Gala M, Romandini M, Tagliacozzo A (2011) Proc Natl Acad Sci 108(10): 3888–3893.
  4. The Earliest Musician. D Adler. Nature, vol. 460, 2009, p. 695-696