Serratula tinctoria

Beau peuplement de serratules en montagne

15/10/2020 Souvent méconnue du grand public, la serratule des teinturiers mérite pourtant le détour pour ses exigences écologiques bien particulières et un peu déconcertantes, sa qualité de plante tinctoriale ou l’extrême variabilité de sa taille et de ses feuilles. Malgré ce dernier caractère, elle reste une espèce très facile à identifier même au stade de rosette ce qui est remarquable pour une espèce de la vaste famille des composées ou astéracées.

Dents de scie 

Quelle que soit leur forme et degré de découpure, les feuilles de la serratule se distinguent à leurs bordures grossièrement à finement dentées en scie : personnellement, cette dentelure m’évoque les petites scies qu’on utilisait autrefois pour scier les pointes des ampoules médicales ! Chacune de ces dents aigues se termine en une pointe fine teintée de pourpre ce qui les rend impossibles à confondre ! Ainsi, avec un œil exercé, on peut trouver la serratule dès la fin de l’hiver quand cette vivace apparaît sous forme d’une rosette basale de quelques feuilles. Dans notre flore, il n’existe guère que la falcaire (voir la chronique sur cette espèce), une ombellifère qui possède aussi de telles dents mais ses feuilles sont composées en lobes disposés par trois et d’un vert bleuté très différent. 

Le joli nom de serratule dérive de ce caractère singulier ; apparu en 1752 sous cette forme il dérive du latin serratula qui remonte au 16ème siècle et dérive du latin serra pour scie sous la forme de ce diminutif de serratule ou petite-scie. On peut aussi trouver une autre version rare : sarrette ! Cette racine serra se retrouve dans deux autres mots peu usités : la serrate est une monnaie romaine en argent pur dotée d’une bordure dentelée ; une serre est une colline étroite et allongée : ce mot dérive lui aussi de serre au sens de scie (11ème siècle) et a donné en espagnol sierra repris plus tard en français !  A noter que les serres des rapaces elles se réfèrent à une autre origine via le verbe serrer même si les dents de la serratule pourraient être comparées à des griffes.

Pour les anglo-saxons, elle est « l’herbe à la scie » (saw-wort) ; John Gerard, célèbre botaniste anglais du 16-17ème décrivait ainsi ses feuilles : « somewhat snipt about the edges like a sawe » (quelque peu découpée sur les bords comme une scie). Notons enfin qu’en vertu de la théorie des signatures, cette forme découpée lui a valu la réputation de soigner coupures et plaies ! 

Folle variabilité 

A partir du printemps, la souche vivace élabore des tiges feuillées dressées, vert foncé dessus et plus pâles dessous, qui vont porter les fleurs. Assez longuement pétiolées vers la base et dans la rosette, ces feuilles tendent à devenir presque sessiles (pétiole nul ou très court) à partir de la mi-hauteur. Mais le point le plus étonnant concerne leur découpure soit d’une plante à l’autre ou d’un milieu à l’autre, soit au sein d’une même plante selon leur position en hauteur. De contour général ovale-lancéolé, elles sont, le plus souvent, profondément divisées en lobes étroits avec un lobe terminal plus grand, étroit et pointu : elles se rapprochent de feuilles composées pennées mais les lobes confluent entre eux et ne sont pas séparés. Mais on peut aussi trouver des plantes (rarement) aux feuilles toutes entières mais toujours avec les fameux bords découpés en scie et tous les intermédiaires entre ces deux extrêmes. 

Ces variations ont interrogé les botanistes car on sait que classiquement des feuilles très découpées sont avantageuses dans des milieux secs avec un fort ensoleillement. Une étude détaillée a montré que les serratules peuvent faire le même nombre de lobes par feuille qu’elles soient à l’ombre ou en pleine lumière. Par contre, dans une végétation herbacée élevée, le type de milieu le plus habité par cette espèce, les feuilles très lobées atteignent un plus grand allongement et se trouvent donc en meilleure position pour capter de la lumière dans le cadre de la compétition avec les grandes herbes environnantes. 

Mais la variabilité de la serratule va bien au delà des seules feuilles : elle touche tout autant la taille et le port selon les environnements et la compétition avec la végétation adjacente. Ainsi, la hauteur totale varie de 4 à … 120 cm ! Le plus souvent, elle arbore une taille assez basse autour de 30 à 50cm mais dans des stations très exposées, comme les sommets de falaises maritimes, elle peut passer n dessous de 10 cm. Ceci a conduit à différencier au mois deux sous-espèces sur la base du port général : la sous-espèce type avec des capitules étroits dans une inflorescence étalée et une sous-espèce « montagnarde » au port plus trapu et une inflorescence plus condensée formée de capitules plus gros. Mais, sur le terrain, en pratique, on trouve de nombreux intermédiaires et les flores récentes ne retiennent plus ces sous-espèces faute d’ailleurs de définir des caractères vraiment spécifiques de chacune d’elles ! 

Grand écart

La variabilité se retrouve tout autant dans les exigences écologiques puisque la serratule fréquente aussi bien des milieux sur des sols humides que secs, voire très secs. Ainsi, on peut la trouver aussi bien dans des pelouses calcaires dites xérophiles (très sèches) ou des prés acides sur sols très filtrants donc vite secs que dans des habitats avec une nappe souterraine proche ou au-dessus de la surface une partie de l’année tels que des marais tourbeux ou des prairies alluviales inondables périodiquement. Cette « bipolarité » évoque fortement l’existence au sein de cette espèce de deux écotypes séparés, i.e. des populations partageant un même type d’exigence écologique (sol sec versus sol humide). 

Touffe dans un marais à angélique

De la même manière, on peut la trouver sur une large gamme de sols issus de la dégradation de roches mères très variées : roches sédimentaires ; roches granitiques ou métamorphiques ; dépôts superficiels de type alluvions, sables, loess, … Elle recherche plutôt des sols moyennement riches en éléments nutritifs mais là encore avec une certaine amplitude ; elle ne fuit que les sols trop enrichis (eutrophes) mais préfère nettement les sols assez pauvres (oligotrophes) et, pour ce point, elle constitue un bon indicateur de milieux pas trop perturbés par un enrichissement nutritif engendré par les activités humaines. Côté lumière, elle recherche un fort éclairement mais tolère un ombrage partiel !

Serratules dans une lande à myrtille et calleuse fausse-bruyère

Sur ces bases très élargies, on arrive à une liste de milieux potentiels à la Prévert : prairies semi-naturelles ; prairies tourbeuses à molinie ; prairies marécageuses calcaires non amendées ; pelouses calcaires ; prés acides à nard en altitude ; peuplements à grandes herbes en montagne ; bois clairs secs et ouverts ; lisières chaudes des bois ; landes à bruyère ; sommets de falaises ; frange à sorbier en bordure de l’étage subalpin ; … Dans tous ces milieux, elle abonde rarement et se présente le plus souvent en petits groupes ou en colonies éparses. En sa compagnie, on trouve classiquement comme compagnes la succise des prés (voir la chronique), la bétoine (aux feuilles dentées mais crénelées), la potentille tormentille, la molinie et la canche cespiteuse (graminées coloniales), la scorsonère humble, la laîche glauque, …

Presque dioïque 

Comme chez toutes les Astéracées, les fleurs individuelles ou fleurons se trouvent regroupées en têtes condensées ou capitules enveloppés par une collerette de petites feuilles ou bractées formant un involucre. Chez la serratule, les capitules sont relativement étroits et cylindriques sans l’aspect ventru de ceux des centaurées avec lesquelles ont pourrait à la rigueur la confondre. Réunis en une panicule lâche ramifiée, portés chacun sur des pédoncules droits, ils renferment un petit nombre de fleurons en forme de tube allongé, serrés dans un involucre à bractées appliquées sur plusieurs rangs et terminées chacune avec une pointe rougeâtre. La floraison démarre en juillet et se prolonge jusqu’à début octobre avec ces fleurs roses à rouge violacé plus ou moins intense, rarement blanches. 

Chaque fleuron individuel est unisexué, soit mâle (staminé), soit femelle (pistillé) tout en conservant les organes de l’autre sexe mais sous une forme réduite et stérile. Selon les pieds, on ne trouve que des capitules composés de fleurs femelles (pieds femelles pistillés sans étamines fonctionnelles) ou bien des capitules mixtes mâles et femelles (pieds hermaphrodites). On parle dans ce cas de gynodioécie ce qui est différent de la dioécie « pure » où on a soit des pieds mâles, soit des pieds femelles. Dans ce cas, les fleurs des pieds femelles doivent obligatoirement recevoir du pollen d’une autre plante puisqu’elles n’en produisent pas ce qui constitue une forme d’imposition de la pollinisation croisée. 

Il existe de subtiles différences entre capitules mâles et femelles : ces derniers sont plus grands avec des fleurons dépassant nettement des bractées ; on voit les deux bras des styles déployés qui dépassent nettement. Une étude britannique a montré que les plantes femelles produisent plus de graines par capitule et celles-ci sont plus lourdes (321mg/graine en moyenne contre 246 mg pour celles de pieds hermaphrodites. Elles doivent probablement avoir une viabilité plus forte (plus de réserves) et un taux de réussite à la germination plus élevé ; ceci résulte de la fécondation croisée obligatoire alors que sur les pieds hermaphrodites, on a des fleurs femelles pollinisées à partir de fleurs mâles du même pied, soit un effet de consanguinité défavorable. 

Les « graines » (en fait des fruits secs à une seule graine ou akènes), longues de 4 à 7mm, portent une couronne de soies jaunâtres sur plusieurs rangs de longueur inégale. Elles atteignent la maturité à partir de septembre. 

Dispersion limitée 

De telles aigrettes légères pointent a priori un mode de dispersion par le vent ou anémochorie. Mais qu’en est-il vraiment ? En Allemagne, dans les vallées du Rhin et de l’Elbe, soumises à des inondations hivernales régulières, on trouve des ensembles de prairies alluviales inondables riches en biodiversité et qui hébergent de belles populations de serratules. Ces milieux ont connu une forte diminution et une dégradation constante du fait de pratiques intensives. Depuis les années 1990, des programmes de sauvegarde et de restauration de ces habitats ont été mis en place avec des expérimentations grandeur nature prenant souvent comme espèce modèle la serratule. 

Pour restaurer des prairies, on choisit des parcelles dégradées proches de prairies anciennes encore en bon état écologique et riche en espèces sur lesquelles on cesse la gestion intensive et on adopte des modes d’exploitation plus contrôlés (voir paragraphe suivant) : l’idée est que les espèces vont diffuser par dispersion depuis les parcelles anciennes vers les parcelles en restauration. Un suivi scientifique sur près de vingt ans a permis d’observer si ce dispositif fonctionnait pour la serratule notamment. Dix ans après la mise en place du dispositif, on constate que seulement deux pieds se sont installés à plus de 500m des prés sources ; plus on s’éloigne de ceux-ci, moins on trouve de serratules implantées. Dans une expérience de transplantation de pieds en automne (porteurs de fruits) dans des parcelles restaurées, on constate que 70% des plantules se trouvent à moins de 15m des parents et seulement 2 à 3% entre 35 et 45m ; la densité des plantules issues des graines des pieds transplantés passe de 190/m2 sous les pieds parents à … 4/m2 à seulement 5 mètres de distance ! Clairement, le transport par le vent, qui a bien lieu, se montre très peu efficace chez cette espèce ; la reconquête ne peut donc être que très lente : la progression sur certains sites restaurés n’est que de … 15m au bout de 15 ans ! Peut-être que le poids assez élevé de ces akènes explique cette limitation : un compromis entre avoir des réserves et une se disperser à longue distance. 

On a aussi pensé que les graines pouvaient voyager via le bétail qui les consomme (endozoochorie : voir la chronique sur ce processus) : l’analyse d’une centaine de bouses de vaches proches de sites plantés ne révèle aucune trace de graines dans ces excréments. Il reste l’hypothèse d’un transport par les crues (hydrochorie : voir la chronique sur ce sujet) mais les observations par rapport aux lignes de dépôts de débris lors des crues ne montrent pas de tel effet. Les serratules semblent bien ne disposer que du vent pour se déplacer, à leur rythme ! 

Conservation 

La serratule fait partie des espèces très sensibles et menacées tout particulièrement dans ses habitats de type prairies qui connaissent un fort déclin lié à l’aménagement des vallées et à l’agriculture intensive. Mais conserver ces habitats ou les restaurer, condition essentielle,  ne suffit pas : il faut en plus offrir à cette espèce (et à de nombreuses autres vivaces habitant ces milieux) des conditions écologiques favorables à leur installation et à leur maintien à long terme. Or, ces prairies connaissent depuis très longtemps des interventions humaines telles que la fauche (pour le foin ou la litière) et/ou le pâturage qui maintiennent le milieu dans un stade herbacé et interfèrent au niveau de la compétition entre espèces végétales. On sait par expérience que les prairies abandonnées par les activités agricoles évoluent très vite vers un couvert herbacé de plus en plus dense, dominé par quelques espèces très compétitrices, et une certaine colonisation par des arbres et arbustes qui éliminent à moyen terme toutes ces espèces exigeantes en lumière telles que la serratule. Dans les parcelles conservées, se pose donc le problème de quelle gestion adopter : quel dosage entre fauche et pâture ? Quel calendrier des interventions ? 

On a comparé les impacts de différents modes de gestion : fauche tardive en septembre ou fauche printanière suivie d’un pâturage ovin. Les populations de serratule restent viables dans les deux cas mais par contre on observe des variations dans l’équilibre entre reproduction végétative et reproduction sexuée. En effet, la serratule possède une souche vivace dotée de rhizomes souterrains peu ramifiés mais capables d’émettre à leurs extrémités de nouvelles rosettes à courte distance ; néanmoins, seule la reproduction sexuée via les graines permet la conquête à une certaine distance (même si elle reste modeste : voir ci-dessus !). La serratule réagit assez bien à la fauche grâce à ces organes souterrains mais par contre elle aura moins de chances de fleurir et de produire des graines. 

D’autres études montrent que l’installation des plantules par germination des graines requiert des conditions sensiblement différentes de celles nécessaires au maintien des pieds adultes : pas simple à gérer ! Ainsi la couverture de mousses ou des plages de sol nu (engendrées par exemple par le piétinement du bétail) favorise le recrutement de nouvelles plantules ; mais ensuite ces mêmes facteurs défavorisent les pieds adultes ! On a aussi découvert que certaines grandes graminées coloniales comme la canche cespiteuse qui forme de grosses touffes servaient d’abri pour l’installation de jeunes plants. Finalement, la gestion demande un suivi très précis et adapté pratiquement à chaque parcelle ! Mais, on retient que maintenir due certaine dose de pâturage et de fauche suffit généralement à permettre le maintien ou la recolonisation de cette espèce dans les milieux prairiaux. Tout ce qui réduit la compétition avec les hautes herbes, créé des microsites de sols nus et abaisse la richesse du sol en éléments nutritifs (pas d’amendements organiques) facilite la survie de la serratule.

La canche cespiteuse forme de grosses touffes dans les prairies humides servant d’abri aux jeunes plantules

…. des teinturiers 

Nous avons laissé de côté l’épithète tinctoria attaché au nom scientifique de la serratule des teinturiers. Effectivement, la serratule porte une vielle histoire de plante tinctoriale (jusqu’au 19ème siècle) qui fournissait une teinture vert jaune utilisée pour teindre la laine. On la combinait avec l’indigo pour obtenir des teintes vertes et elle a été cultivée pour cet usage. Cela lui a valu de surnom anglo-saxon de « délice du teinturier ». Effectivement, dans les tiges et les feuilles, on note la présence de lutéoline (et divers autres dérivés proches), un flavonoïde bien connu chez une autre tinctoriale bien plus célèbre, la gaude  ou réséda jaunâtre (voir la chronique sur la gaude). Ces mêmes flavonoïdes expliquent par ailleurs une partie de ses propriétés médicinales comme anti-virale et anti-inflammatoire. 

L’analyse chimique révèle par ailleurs des concentrations significatives d’autres molécules surprenantes (surtout dans les racines) : des phytoecdystéroïdes, une famille diversifiée de composés végétaux stéroïdes ; or, ces composés ont une structure chimique proche d’une molécule bien connue chez les insectes : la 20-hydroecdysone (souvent nommée en raccourci ecdysone), une hormone qui régule le développement, les métamorphoses, la reproduction et l’entrée en vie ralentie (diapause). On retrouve ces composés chez d’autres végétaux et on en ignore la fonction réelle mais on pense très fort qu’ils pourraient avoir un rôle défensif envers les attaques d’insectes herbivores généralistes en perturbant leur développement ! effectivement, pour la serratule, on a recensé en Grande-Bretagne 28 espèces d’insectes susceptibles de consommer cette plante et une forte majorité d’entre elles sont fortement spécialisées, ne consomment que la serratule (monophages) ou seulement quelques autres espèces proches (oligophages). Par contre, ces substances n’ont aucun effet sur les vertébrés et le bétail consomme facilement cette plante, qu’elle soit fraîche dans une pâture ou sèche dans du foin. 

Bibliographie 

Biological Flora of the British Isles: Serratula tinctoria Richard G. Jefferson and Kevin J. Walker Journal of Ecology 2017, 105, 1438–1458 ; BIOLOGICAL FLORA OF THE BRITISH ISLES* No. 284 List Vasc. Pl. Br. Isles (1992) no. 135, 9, 1 

The Role of Leaf Lobation in Elongation Responses to Shade in the Rosette-forming Forb Serratula tinctoria(Asteraceae). MARINA SEMCHENKO and KRISTJAN ZOBEL Annals of Botany 100: 83–90, 2007