Kali soda

L’estran à marée basse et le pied de la dune

28/11/2022 Dans la chronique « Ce que le verre et le savon doivent aux plantes », nous avons longuement évoqué le rôle des plantes dites halophytes capables de croître dans des milieux salés : on les incinérait pour obtenir des cendres riches en alcalis (soude, potasse) indispensables pour la fabrication de ces deux matériaux. En France, on a ainsi exploité plusieurs des espèces d’halophytes vivant dans les milieux littoraux salés et appartenant toutes à la famille des Amaranthacées (voir la chronique sur l’obione faux-pourpier) : des salicornes et des soudes. En ce qui concerne notre flore, l’appellation de soude (mot dérivé de soda pour sodium) recouvre trois genres différents : Suaeda avec la soude maritime herbacée annuelle et la soude arbustive ; Salsola avec la soude commune et Kali. Ce dernier genre compte deux espèces très proches : la soude épineuse que nous allons présenter ici, une espèce assez commune sur le littoral de la mer du Nord, de la Manche et de l’Atlantique ; la seconde, la soude australe, peuple le littoral méditerranéen et remonte dans la vallée du Rhône ; elle a une écologie un peu différente et ne sera pas évoquée ici. 

Touffes de soude brûlée sur la ligne supérieure de l’estran

Estran 

La soude s’installe juste à la limite au pied de la dune (Vendée)

Si les « autres » soudes mentionnées ci-dessus habitent les vases des marais salants ou salés et des rives des estuaires, la soude épineuse, elle, vit dans le sable, tout en haut des plages, Autrement dit, elle occupe la limite supérieure de ce qu’on appelle d’un joli mot : l’estran. C’est la zone de balancement des marées, là où chaque jour deux cycles de marée haute/basse se succèdent ; on l’appelle aussi zone de marnage (différence de niveau entre marée haute et basse), zone intertidale (dérivé du nom anglais des marées tide) et encore batture par les canadiens francophones. Le mot estran est attesté au 12ème siècle sous la forme estrande, sans doute emprunté au vieil anglais strand (mot toujours en usage qui désigne la rive) ; on le trouve aussi au 15ème en patois picard sous sa forme actuelle estran, dérivé lui du néerlandais strang, grève. 

Cet estran balayé par les marées successives et donc régulièrement submergé de manière prolongée constitue un environnement invivable pour les plantes à fleurs … à l’exception notoire de très rares familles dont les zostères et posidonies aux célèbres herbiers installés tout en bas de cet estran et en deçà sur des fonds sableux submergés presque en permanence. La vie ne devient possible qu’à l’extrême limite supérieure de cet estran, i.e. là où les vagues des marées les plus fortes (vives eaux) viennent s’échouer. Et encore, cette ligne d’estran comme on la nomme, n’est colonisable que par les plantes halophytes, capables de supporter la présence de sel apporté par l’eau de mer (mais il y a aussi de l’eau douce venue du ciel ou de l’intérieur via les nappes et sources) et de surmonter les risques d’ensablement permanent.

Elle côtoie d’autres espèces adaptées à ce milieu comme la giroflée des dunes et l’euphorbe des dunes

La vie n’a rien d’un long fleuve tranquille (ou plutôt ici d’une mer étale) sur cette étroite frange sans cesse remaniée par les vagues lors des tempêtes et par le vent soufflant sur la plage depuis la mer sur le sable, substrat meuble et instable . Seule une petite communauté d’espèces herbacées réussit cet exploit et la soude épineuse en est une des espèces dominantes. Quels sont ses secrets de survie en milieu extrême ?

Elle résiste à l’ensablement : ici du sable soufflé par le vent

Vulnérante 

La soude épineuse forme des touffes basses (moins de 80cm de hauteur), étalées, avec une tendance des tiges périphériques à se redresser un peu ce qui donne un port en boule dont le diamètre peut atteindre le mètre cinquante. Si la présence d’épines ne saute pas aux yeux, le toucher nous en informe aussitôt. Les botanistes parlent de plante vulnérante, un mot dérivé d’un vieux verbe, vulnérer, qui signifiait blesser ; on le retrouve dans l’adjectif vulnéraire qui désigne une plante dotée de propriétés médicinales capables de soigner les plaies ou blessures. Les « épines » sont en fait des mucrons, i.e. de courtes pointes raides, au bout des feuilles, de teinte blanchâtre et longues de 1 à 2mm. Avec ses collègues halophytes obligatoires, les autres soudes et les salicornes, elle partage un feuillage dit succulent (« plein de suc ») d’aspect charnu : ceci leur permet de stocker de l’eau dans les tissus car vivre en milieu salé complique fortement l’approvisionnement en eau. Chaque feuille allongée, alterne, de 1 à 4cm de long, s’insère directement sur la tige (sessile) et présente une forme triangulaire arrondie élargie vers la base avec trois faces plus ou moins marquées, souvent bordées de blanc. 

Les tiges épaisses et très ramifiées dès la base (ce qui renforce l’aspect touffu et bas) sont recouvertes d’une écorce verte qui assure la photosynthèse en plus les feuilles ; ceci assure à ces plantes annuelles un potentiel de croissance important qui leur permet d’atteindre une taille conséquente en seulement deux ou trois mois et de fleurir et fructifier dans la foulée avant de mourir en automne. A cela vient s’ajouter un mode de photosynthèse dite en C4, typique des plantes grasses entre autres, qui assure une plus grande efficacité énergétique tout en économisant de l’eau. Rendement optimal pour une vie en plein soleil certes mais dans un environnement hostile et incertain. Vues de près, ces tiges présentent le plus souvent un aspect strié typique avec des bandes longitudinales rougeâtres à rosées intercalées avec des bandes de tissu vert chlorophyllien (chlorenchyme) : il s’agit d’un tissu de soutien ou collenchyme, qui confère une certaine rigidité, soit une autre forme de protection contre le dessèchement. 

Tiges striées en long

En tout cas, dans son milieu, le haut de plage, elle est la seule plante indigène vert foncé et ainsi épineuse au toucher sur le littoral atlantique ; sur le littoral méditerranéen, on trouve une ombellifère au feuillage très épineux, l’échinophore ou panais épineux mais de teinte vert bleuté et aux grandes feuilles composées et tiges dressées, fleurissant avec de grandes ombelles.

Akènes 

La floraison a lieu en plein été mais n’attire vraiment pas l’attention tant les fleurs sont minuscules (3,5mm de diamètre). Placées une par une à l’aisselle des feuilles dans la partie terminale des rameaux, elles ont une structure assez rudimentaire, trait partagé par la majorité des Amaranthacées. Ces fleurs verdâtres ont 5 pièces ovales aigus inégales pâles et membraneuses (périanthe qu’on peut assimiler à un calice), 5 étamines et 2 stigmates au sommet du pistil. Deux bractées bien visibles, triangulaires et épineuses comme les feuilles encadrent chaque fleur. Par contre, une fois fécondées, leur calice se développe en une aile membraneuse à cinq lobes, étalée en rosace et d’aspect parcheminé blanchâtre qui entoure le fruit sec aplati à une seule graine (akène). Ainsi, le fruit devient lui par contre relativement visible, de par sa taille et par sa couleur claire tranchant un peu sur le fond vert. Il renferme une graine luisante, aplatie horizontalement et dans laquelle l’embryon (la future plantule) est enroulé en spirale. 

Les fruits sont libérés en automne (voir ci-dessous) avec la mort de la plante. Bien que non dormantes, les graines ne germent pas pour autant dans la foulée : elles ne le feront qu’au milieu du printemps suivant, essentiellement en mai. 

Des expériences en laboratoire ont permis de préciser les conditions nécessaires à la germination : elle est optimale pour une température de l’eau de 30° ; d’autre part, la salinité ambiante stimule cette germination mais par contre cet effet s’atténue dès que la température monte si bien que les températures moyennes du début de printemps favorisent finalement la germination. Par ailleurs, tant que les sépales ailés persistent autour du fruit, la germination est inhibée car ils empêchent l’eau d’imbiber la graine ; il faut donc attendre qu’ils se décomposent au cours de l’hiver. Ainsi, tout concourt à faire germer les graines en début de printemps ce qui évite que les plantules ne subissent les fortes perturbations destructrices associées aux tempêtes hivernales et marées d’équinoxe. Il s’agit donc là d’une forme d’adaptation à la vie sur l’estran. 

Virevoltant 

Laisse de mer à base de débris végétaux tout en haut de l’estran

Une touffe de soude brûlée bien développée peut produire 250 000 graines qui restent viables à peine une année. Cette abondante production de graines correspond à une stratégie typique de plante annuelle à cycle relativement court mais qui grandit très vite et investit toute son énergie dans la reproduction sexuée. Les plantules émergent en effet en avril mai et dès octobre les plantes fructifiées commencent à se dessécher sur pied et meurent avant l’hiver.

Colonie de très jeunes plantules à côté une touffe morte qui a roulé

En séchant, elles durcissent et peuvent rester ainsi, comme pétrifiées, une partie de l’hiver. Outre ses capacités photosynthétiques en plein soleil (voir ci-dessus), la soude brûlée doit disposer de ressources azotées généreuses dans le sable pour grandir vite ; en cela, elle se comporte en nitrophile. Pourtant, on peut difficilement faire aussi peu nutritif que du sable pur constitué de grains de silice non mobilisable. Les soudes dépendent donc fortement des laisses de mer, i.e. tous ces déchets organiques déposés par les marées de vives-eaux tout en haut de la plage. Les gros paquets d’algues brunes (le goémon ou varech bien connu des agriculteurs côtiers) déposés et enfouis dans le sable fonctionnent comme un formidable engrais naturel qui va doper la croissance des soudes. Les individus qui poussent en arrière de la ligne d’estran, plus haut dans le front de la dune, restent souvent rabougris, faute justement de cet apport fertilisant. La taille et la vigueur des populations dépend chaque année de la quantité d’algues apportées en hiver et au début du printemps par les marées d’équinoxe notamment. 

Mi-octobre : les touffes sont déjà sèches

Une fois sèches, les touffes peuvent rester sur place et se dégrader progressivement tout en libérant leurs graines qui tombent sur le sable. Une partie d’entre elles pourra être déplacé par la mer et redéposé ailleurs mais les graines ne doivent pas séjourner trop longtemps dans l’eau de mer sous peine de perdre leur viabilité. Le vent peut aussi les pousser sur le sable notamment grâce à leur calice ailé membraneux. 

Touffe sèche proche de la rupture : elle n’est ancrée que par la seule racine pivotante centrale

Certaines touffes particulièrement volumineuses peuvent se détacher du sol par rupture de la racine pivotante centrale ; les tiges tendent à se replier vers l’intérieur ce qui donne naissance à une grosse boule sèche capable de rouler sur le sable par fort vent. Elle emporte avec elle une bonne partie de ses fruits qui tomberont en cours de route. On parle de virevoltant (tumble-weed en anglais), un mode de dispersion peu répandu et typique de plantes de milieux semi-désertiques très ouverts. Nous y avons consacré deux chroniques auxquelles nous renvoyons pour découvrir les détails de cette dispersion très particulière et presque comique : Les virevoltants, des plantes qui roulent au vent et La course folle des virevoltants.

Parée pour le grand voyage en roulé-boulé …

Déclin ? 

La soude brûlée est considérée comme commune sur notre littoral. Mais son habitat coïncide avec celui d’une autre espèce de plus en plus envahissante … Homo aestivus. L’essentiel de son cycle de vie se déroule en pleine saison estivale, juste là où, au moins à marée haute, se concentrent les vacanciers. Pas besoin de faire un dessin pour comprendre la pression considérable à laquelle sont soumises ces plantes qui, comme la soude brûlée, ont la mauvaise idée de pousser au seul endroit où il ne « faudrait pas ». Cependant, le port épineux de la soude lui permet quand même d’échapper au piétinement et à l’écrasement par les serviettes de plage : les gens l’évitent sans même la connaître. 

Un autre danger lié aux vacanciers, indirect cette fois, la menace : le nettoyage des plages avec des engins qui tamisent le sable et éliminent certes les déchets indésirables issus de la pollution mais aussi les déchets naturels dont les paquets d’algues brunes. Or, nous avons vu l’importance de ces échouages pour la vie des soudes (mais aussi pour un grand nombre d’espèces animales décomposeurs). Les mentalités semblent évoluer doucement et nombre de municipalités cessent d’enlever ces algues, souvent d’ailleurs malgré les demandes pressantes de certains vacanciers qui ne supportent pas ces algues (nous ne parlons pas ici des marées vertes qui se déposent plus bas et sont un vrai problème). 

En Grande-Bretagne au moins, on signale un déclin de cette espèce depuis au moins les années 1930, surtout dans la moitié nord du pays. En Irlande en 1999, une étude comparée de la répartition actuelle avec les données anciennes montrait une diminution de presque 50% des surfaces occupées sur le littoral. Plus récemment, le déclin est devenu très marqué sur la côte sud du Channel là où la pression touristique est maximale. Le changement climatique pourrait aussi participer à cette régression : on observe une augmentation de la fréquence et de l’intensité des tempêtes hivernales qui, en s’attaquant à la base des dunes, réduiraient considérablement les sites potentiels pour la germination des plantules.  

Soude brûlée 

Comme annoncé en introduction, la soude épineuse a fait partie des plantes halophytes exploitées de manière assez intensive aux siècles passés : on les incinérait pour produire des cendres riches en alcalis nécessaires dans l’industrie du verre et du savon (voir les détails dans la chronique sur ce sujet). Pas étonnant donc qu’un autre de ces noms populaires soit celui de soude brûlée : il fait directement allusion à cet usage. Le nom de genre Kali vient d’un terme arabe, kaliun, qui désigne des cendres de plantes ; la lettre K est devenue le symbole du potassium, un des alcalis dominants dans ces cendres. L’épithète latin soda signifie soude (hydroxyde de sodium) et se retrouve dans sodium, l’autre alcali majeur des cendres. On trouve encore le nom de salsovie dérivé du latin Salsola, nom de l’ancien genre de rattachement de la soude épineuse et qui vient de salsus, salé. L’analyse chimique montre que la soude épineuse renferme effectivement de nombreux sels minéraux : potassium, calcium, sodium, manganèse, aluminium, fer, … Elle fabrique aussi des oxalates ce qui la rendrait toxique à l’état frais pour le bétail et des alcaloïdes en faible quantité. 

Dans les textes anciens, règne souvent une extrême confusion quant à savoir de quelle « soude » on parle et ce d’autant que souvent on brûlait des mélanges de plantes halophytes. Il y a notamment une autre espèce répandue en France, la soude commune (Salsola soda), au nom latin pouvant prêter à confusion et qui a un aspect presque épineux. Elle se distingue de notre soude épineuse par un ensemble de caractères : elle forme des touffes de tiges dressées et non étalées ; ses feuilles charnues allongées se terminent par un mucron faible non piquant (non vulnérante) ; ses fruits sont dépourvus d’ailes ; enfin, et surtout, elle colonise les bords des marais salants, les vasières salées et très rarement les hauts de plage. 

Les deux autres soudes de notre flore (genre Suaeda) ont des feuilles charnues allongées mais sans aucun mucron piquant ou non. 

Bibliographie 

Guide des plantes des bords de mer. C. Bock. Ed. Belin 2011

The germination of four annual strand-line species. R. Ignaciuk ; J.A. Lee ; New phytologist (1980)  84 581-591

The Ecology of the Strandline Annuals Cakile Maritima and Salsola Kali. I. Environmental Factors Affecting Plant Performance R. J. Pakeman and J. A. Lee Journal of Ecology Vol. 79, No. 1 (Mar., 1991), pp. 143-153