Hyles euphorbiae

26/09/2020 Dans le vaste univers des papillons de nuit (Lépidoptères Hétérocères), la famille des sphinx (Sphingidés) se démarque nettement par des caractères particuliers des adultes dont des capacités voilières extraordinaires, une trompe démesurée, … (voir la chronique La belle-de-nuit et le sphinx). Cette originalité s’étend aussi à leurs chenilles souvent aux couleurs vives et portant un appendice en forme de corne au bout de l’abdomen (voir l’exemple de la chenille du sphinx à tête de mort). La palme de la chenille de sphinx la plus bigarrée parmi celles que l’on peut rencontrer assez couramment revient sans contexte à la chenille du sphinx de l’euphorbe, une espèce assez répandue dans la majeure partie de la France. Difficile de ne pas la repérer tellement elle est voyante au point que certains entomologistes les recherchent tout en circulant en voiture en cherchant du regard des touffes de leurs plantes hôtes (pas très prudent pour la sécurité routière !). Une telle visibilité ne manque pas d’interpeler le naturaliste : comment font-elles pour échapper aux prédateurs surtout vu leur taille gage d’un bon repas ! La réponse à cette question passe par leurs plantes hôtes très toxiques, les euphorbes. 

Haute en couleurs 

En dépit de sa belle taille (jusqu’à 8cm de long et grosse comme l’index), elle reste loin des énormes chenilles d’autres sphinx comme celle du sphinx à tête de mort ou du sphinx du troène.

Dresser un portrait précis de ces chenilles reste, en dépit de leur aspect unique, une épreuve compliquée tant elles sont variables d’une part d’une population à une autre (autrement dit d’un endroit à  un autre) et d’autre part au cours des stades successifs de leur développement. Voyons d’abord les chenilles matures, proches la métamorphose en chrysalide. La couleur qui accroche tout de suite le regard est un rouge intense écarlate présent à minima sur la tête, les courtes pattes et sur la corne postérieure à pointe noire (scolus) ; on le retrouve en quantité plus ou moins importante sur le reste du corps notamment sous la forme d’une bande longitudinale, en dessous de la ligne des orifices respiratoires (stigmates) ou sous la forme d’une ligne dorsale étroite. Pour le reste, on a une mosaïque très complexe de grandes taches blanchâtres ou jaunâtres, de plaques noires piquetées de points clairs faisant penser à un treillis. Selon les chenilles, le noir domine avec les lignes rouges qui surlignent le corps ou bien c’est le rouge rehaussé de taches claires et noires. 

A l’éclosion, les bébés chenilles sont noires ; très rapidement, elles subissent une mue passant au second stade où elles affichent très peu de rouge : la teinte dominante serait plutôt le jaune et le vert mais avec déjà les motifs de taches et de points clairs et sombres ; la couleur définitive décrite ci-dessus n’est acquise qu’à partir du quatrième stade et conservée dans le cinquième et dernier stade avant la métamorphose. 

A noter qu’en dépit de cet aspect hyper voyant, ces chenilles ne sont pourtant pas toujours aussi faciles que cela à voir au milieu des touffes denses de leurs plantes hôtes ; dans les dunes littorales où on les rencontre assez souvent (voir ci-dessous les espèces d’euphorbes), nombre d’entre elles doivent se faire écraser par les promeneurs sur les touffes basses de ces plantes : une raison de plus de rester sur les sentiers et d’ouvrir les yeux sur la nature dont nous faisons partie ! 

Pas si voyantes que celà dès lors qu’on prend un peu de distance !

Sphinx 

Au cinquième stade, la grosse chenille quitte sa plante hôte qu’elle a copieusement dégarni de son feuillage et s’enterre à faible profondeur dans le sol ; là elle s’aménage une loge en tissant un cocon grossier en y incorporant quelques débris et se transforme en chrysalide. Pour celles de la première génération en mai-juin, l’éclosion du papillon s’effectue environ deux semaines plus tard ; celles de la génération de fin d’été/début d’automne vont par contre passer ainsi l’hiver sous terre en vie ralentie au stade nymphal et donner les papillons de la génération printanière l’année suivante. 

Cette chenille a quitté sa plante hôte et parcourt les environs à la recherche d’un site pour se nymphoser

Les œufs sont pondus soit un par un, soit en petits groupes sur les pousses des plantes hôtes en principe vers le sommet ; ils éclosent deux semaines plus tard. Comme la plupart des euphorbes tendent à pousser en petites colonies, les sphinx adultes pondent souvent leurs œufs sur des pieds rapprochées ; ainsi, on peut trouver sur une colonie d’euphorbe des dizaines de ces chenilles aux mœurs grégaires à des stades différents, preuve que les œufs ont probablement été pondus par des adultes différents. Souvent aussi, on les trouve le long de chemins, de talus, de lisières ce qui correspond au mode de déplacement des papillons adultes qui tendent à suivre ces axes « naturels » selon le principe des corridors. 

Le papillon sphinx de l’euphorbe arbore une livrée bien plus discrète : des ailes brunes avec des bandes claires et une tache rose sur les postérieures et un corps velu (typique des sphinx) avec deux rayures noires sur fond blanc en haut de l’abdomen. Cette espèce s’inscrit dans le genre Hyles qui compte rien qu’en France cinq autres espèces très proches d’aspect (et très variables dans le détail) mais essentiellement à strictement méridionales : le sphinx nicéa, le sphinx corse, le sphinx de la garance, le sphinx chauve-souris et le sphinx de l’argousier. Les chenilles des deux premières espèces se nourrissent elles aussi sur des euphorbes. Il faut ajouter une espèce africiane migratrice régulière dans le midi, le sphinx orangé ou livournien. 

Euphorbes 

Les chenilles du sphinx de l’euphorbe sont donc spécialisées non pas sur une espèce mais sur un genre, les euphorbes (Euphorbia). Ce genre cosmopolite pléthorique regroupe environ 1600 espèces à l’échelle mondiale dont au moins 36 espèces en France en incluant les espèces naturalisées. On y distingue plusieurs sous-genres correspondant à des grandes lignées évolutives. En pratique, ces chenilles ne se rencontrent que sur les espèces d’euphorbes du sous-genre Esula qui englobe un quart des espèces mondiales et principalement représenté dans les régions tempérées de l’hémisphère nord. Selon les régions de France et la présence ou l’abondance des unes ou des autres, on note des préférences ou des dominances.

Dans la France continentale, l’espèce préférée et de loin est l’euphorbe petit-cyprès facile à reconnaître à son feuillage très fin et ses touffes denses et basses ; mais on peut aussi les trouver sur l’euphorbe des bois ou l’euphorbe ésule dans les grandes vallées fluviales. Sur le littoral dunaire, ces chenilles consomment l’euphorbe maritime ou l’euphorbe de Portland ; dans les garrigues du midi, elles affectionnent l’euphorbe des garrigues ou l’euphorbe à feuilles dentées en scie. Il faut néanmoins légèrement infléchir ce côté strictement lié aux seules euphorbes car, exceptionnellement, ces chenilles ont été observées sur la mercuriale annuelle qui appartient à la même famille des euphorbiacées mais aussi sur des épilobes (fréquentées par les chenilles d’autres sphinx), des renouées, des oseilles sauvages et même de la vigne.

Toutes ces euphorbes partagent entre autres caractères le fait de contenir dans leurs tiges et feuilles un latex blanc riche en substances toxiques (voir la chronique sur l’euphorbe épurge) dont des esters de phorbol avec essentiellement une molécule active connue sous le sigle chimique de TPA (4ß-12- -tetradecanoylphorbol-13-acétate !). Même à très faibles doses, ces composés induisent des manifestations d’empoisonnement chez les animaux qui en consomment directement ou indirectement (miel d’euphorbe ou viande d’herbivores en ayant consommé). Le TPA interagit avec une enzyme clé des circuits métaboliques généraux (la protéine kinase C) dont la synthèse des protéines, de l’ADN ou l’expression de gènes. On le connaît bien pour ses pouvoirs d’induction de tumeurs, de toxicité cellulaire ou d’irritation de la peau en cas de contact. Il agit non seulement sur les vertébrés (dont l’homme) mais aussi sur les insectes herbivores et les escargots ; on envisage d’ailleurs son usage comme agent de contrôle de mollusques envahissants. 

Détoxification … partielle 

Alors comment nos chenilles du sphinx de l’euphorbe réussissent-elles à ne se nourrir que de ces feuillages hautement toxiques ? Compte-tenu de leurs colorations vives, on aurait tendance à pointer vers un cas d’aposématisme, i.e. de coloration qui avertit les prédateurs potentiels (oiseaux surtout) de la haute toxicité de ces chenilles et évite que ceux-ci les consomment : ceci suppose qu’elles soient capables de stocker dans leur corps ces molécules toxiques (voir la chronique sur les punaises rouges et noires). Ainsi, par exemple, les chenilles très voyantes (oranges à bandes noires) de la goutte de sang (famille des écailles ou Arctiidés) accumulent dans leur corps les alcaloïdes très toxiques de ses plantes hôtes, des séneçons dont le jacobée, ce qui lui confère outre un goût désagréable une certaine toxicité. Est-ce les cas pour les chenilles du sphinx de l’euphorbe ? 

Chenille de goutte-de-sang sur un séneçon à feuilles d’adonis

Des expériences ont été menées sur ces chenilles nourries avec un aliment artificiel contenant des doses connues de TPA ; ensuite on analyse chimiquement leurs crottes et certains de leurs tissus (peau et hémolymphe, i.e. l’équivalent du sang) à la recherche de ce TPA. On constate que 70 à 90% du TPA fourni à ces chenilles « disparaît » ; si on injecte directement ce TPA dans le corps des chenilles, il disparaît de même : la molécule a donc été décomposée, métabolisée par ces chenilles

Mais, 10 à 30% se retrouve quand même dans les crottes, preuve qu’une partie n’a aps été métabolisée et s’est momentanément accumulée dans le tube digestif avant d’être éliminée. Or, ces chenilles adoptent un comportement particulier quand elles se sentent agressées directement (par exemple, si on les manipule) : elles régurgitent un liquide verdâtre issu de la partie antérieure du tube digestif. Ce liquide contient donc une certaine concentration de substances toxiques et doit servir d’agent répulsif vis-à-vis des prédateurs ainsi avertis qu’à l’intérieur « ça n’est pas bon du tout » ! Donc, les couleurs vives aposématiques seraient ici associées non pas à un stockage généralisé des toxiques mais à une détoxification partielle qui conserve de quoi dissuader. 

Liquide verdâtre toxique régurgité par une chenille inquiétée (photo Hélène Muhlhoff-Mosna)

Cette tactique ne marche pas avec tous les prédateurs car certains insectes parasites dont des mouches tachinaires pondent leurs œufs sur ces chenilles et leurs larves rongent ensuite de l’intérieur les chenilles. 

Biofilm détoxifiant 

Pour comprendre les mécanismes de détoxification mis en jeu, on a comparé ces chenilles avec celles d’une autre espèce de sphinx du genre Hippotion, le sphinx phénix, une espèce méditerranéenne dont les chenilles se nourrissent de diverses plantes (vigne, épilobes, gaillets, linaires) mais jamais d’euphorbes. Si on ajoute du TPA dans la nourriture des chenilles de ce dernier, elles réagissent négativement. Pourtant, chez ces deux espèces de sphinx, on trouve le même gène qui code la fixation du TPA sur l’enzyme protéine kinase (voir ci-dessus) ce qui montre que la prévention de l’intoxication ne passe pas par cette voie. D’autres voies enzymatiques possibles ont été identifiées (dont le cytochrome P450). 

Ce trait écologique de résistance aux phorbols semble être apparu deux fois indépendamment dans la lignée des Hyles : une fois chez le sphinx de l’Euphorbe (et son très proche parent le sphinx corse) et une autre fois chez le sphinx nicéa. Les sphinx de la garance et livournien ont des chenilles polyphages capables de consommer sans dommage des euphorbes entre autres ; cette capacité a été complètement perdue chez les sphinx chauve-souris et de l’argousier. 

Mais, on a identifié une autre voie de protection contre ces substances toxiques via l’analyse des communautés bactériennes du tube digestif des chenilles du sphinx de l’euphorbe. Elles sont dominées par des entérocoques et des staphylocoques formant un biofilm qui tapisse le tube digestif antérieur. On a notamment isolé une souche particulière d’entérocoques (E. casseliflavus) connue pour sa capacité à fixer des molécules de latex chez la chenille d’un autre papillon de nuit. On a aussi identifié des bacilles du genre Pseudomonas capables de dégrader des alcaloïdes. Tout laisse donc à penser que ce biofilm bactérien joue un rôle important dans la tolérance à ce régime à base de latex toxique. 

Coévolution

Les composés toxiques des euphorbes se concentrent surtout dans les jeunes pousses et les racines : il s’agirait donc pour ces plantes d’un moyen de défense anti-herbivore. Quand on étudie les euphorbes à l’échelle mondiale, on observe que la diversité des substances toxiques qu’elles renferment est bien moindre chez les espèces originaires des Amériques que celles d’Eurasie et d’Afrique. La majorité des espèces américaines appartiennent au sous-genre Chamaesyce avec notamment le célèbre poinsettia très connu comme plante ornementale. Ce dernier bien que réputé très toxique et irritant se montre en fait peu dangereux puisque 93% des personnes ayant été exposés accidentellement au latex de cette plante n’ont pas eu d’effets négatifs. De plus, les euphorbes de ce sous-groupe présentent même une activité immunomodulatrice, i.e. qu’elles contiennent des substances capables de réguler le système immunitaire. 

Inversement, la plus grande diversité de ces substances se trouve là où les euphorbes co-existent les sphinx à chenilles capables de les consommer. Tout ceci pointe donc vers une course aux armements entre plantes toxiques d’un côté et herbivores capables de contrer ces poisons qui a conduit à la double diversification en paralllèle des lignées d’euphorbes et de sphinx dont le genre Hyles.

Traces du passage des chenilles : extrémités des jeunes pousses défoliées et amas de crottes

Une autre confirmation vient de l’absence d’herbivores spécialisés en Amérique sur les euphorbes indigènes. D’ailleurs, plusieurs espèces européennes introduites dont l’euphorbe petit-cyprès ou l’euphorbe ésule y sont devenues des plantes invasives faute de prédateurs. Pour limiter leur expansion dans les pâturages notamment rendus inexploitables, on a d’ailleurs introduit le sphinx de l’euphorbe comme agent de lutte biologique. L’espèce s’est bien adaptée et y est même devenue prospère ; localement, on a réussi à obtenir la défoliation totale des surfaces infestées d’euphorbes mais à long terme, cette régulation n’opère que très peu.

Bibliographie 

Mitochondrial lineage sorting in action – historical biogeography of the Hyles euphorbiae complex (Sphingidae, Lepidoptera) in Italy.Mende and Hundsdoerfer. BMC Evolutionary Biology 2013, 13:83 

Sequestration of phorbol esters by aposematic larvae of Hyles euphorbiae (Lepidoptera: Sphingidae) ? Anna K. Hundsdoerfer et al.  CHEMOECOLOGY volume 15, pages 261–267(2005)

Phorbol Esters: Structure, Biological Activity, and Toxicity in Animals. Gunjan Goel, Harinder P. S. Makkar, George Francis, and Klaus Becker International Journal of Toxicology, 26:279–288, 2007 

Assessing Specialized Metabolite Diversity in the Cosmopolitan Plant Genus Euphorbia L. Madeleine Ernst  et al.   Frontiers in Plant Science 2019

Chemical ecology traits in an adaptive radiation: TPA-sensitivity and detoxification in Hyles and Hippotion(Sphingidae, Lepidoptera) larvae. Anna K. Hundsdoerfer et al. Chemoecology 2018

The Generalist Inside the Specialist: Gut Bacterial Communities of Two Insect Species Feeding on Toxic Plants Are Dominated by Enterococcus sp. Cristina Vilanova et al. Frontiers in Microbiology 2016